[Première section : sens et sensations] 

La première section sera destinée à traiter des sens [5] et des sensations. C’est par là que tout commence pour l’entendement, et que nous devons commencer son analyse.

Placés au milieu du spectacle de la nature, qui agit continuellement sur tous nos sens ; parmi cette foule de sensations dont nous sommes comme assaillis, il en est quelques-unes qu'on distingue assez facilement les unes des autres, que presque toutes les langues et presque tous les hommes représentent fidèlement par les mots qui en sont devenus les signes : ce sont les sensations qui sont exclusivement propres à quelqu'un des organes de nos sens. Nul n'a jamais pu confondre l'impression que font sur sa vue les couleurs dessinées sur l'arc-en-ciel, et le bruit dont est frappée son oreille par les retentissements de la foudre dans la nue et dans l'espace : le parfum d'une fleur, quoique ce soit une espèce de toucher, ne peut pas être pris pour la sensation que nous recevons par le tact, lorsque l'extrémité de nos doigts passe légèrement sur une surface polie. Ces sensations sont distinctes pour tout le monde; et pour les rendre, il faut le pinceau du poète plus que l'analyse du philosophe.

[Du don ou de l'art ?]

[Étienne Bonnot de Condillac, abbé de Mureau (1715-1780)] - Source de l'image

condillac

Cependant pour recevoir chacune de ces sensations distinctement, il a fallu un art : cet art, nous le confondons avec la nature, parce que c'est de la nature même que nous l'avons appris, et qu'aucun autre maître n'y a mêlé ses leçons ; parce que les jours de notre première enfance, où ces leçons nous ont été données par l'expérience, se sont effacés de notre mémoire; et que, comme le dit Condillac, nous ne nous souvenons d'avoir appris que ce que nous nous [6] souvenons d'avoir ignoré. Il faudra donc tâcher de remonter à ces leçons, les seules dont nous profitons tous, à peu près également bien ; et peut-être nous y trouverons les meilleurs de tous les modèles, et pour l'art d'enseigner, et pour l'art d'apprendre.

Parmi nos sensations, il en est d'autres qui nous arrivent également par tous nos sens, qui leur sont communes à tous, et que pour cela même, on a plus de peine à démêler, à distinguer. Telles sont les sensations de bien et de mal être, de plaisir, de douleur, d'amour, de haine, de succession, de durée, de nombre, etc. etc. Il en est d'autres enfin que nous devons à un de nos sens, et que nous croyons encore recevoir d'un autre : telles sont les sensations de la forme et de la figure des objets, de l'étendue et de l'espace : c'est par le toucher seul que nous pouvons les acquérir, et on a cru pourtant les acquérir aussi par la vue. C'est un de nos sens qui a prêté son art à un autre ; et dans cet échange, nous avons été longtemps à découvrir quel est le disciple, et quel est le maître. Toutes ces distinctions exigent des analyses très délicates, très fines. Je rapporterai celles qui ont été faites par les philosophes dont je vous ai entretenu, et j'y joindrai quelquefois des analyses qui me sont propres. C'est en quelque sorte décomposer des fils imperceptibles, des rayons de lumière ; mais nous verrons que, dans ces décompositions si déliées, sont souvent les découvertes et les vérités les plus importantes.

Après être descendus ainsi aux profondeurs de nos sensations, et à leurs sources cachées sous des jugements [7] et des illusions entassés par le temps, nous aurons acquit quelque facilité pour démêler les circonstances dans lesquelles nos sensations sont vagues, confuses, incomplètes, et les circonstances dans lesquelles rien ne manque à leur complément, à leur netteté, à leur précision. Ces circonstances, bien discernées, nous conduiront à la recherche des moyens d'éviter toujours les unes, et de nous placer toujours dans les autres. Ce serait le moyen de sentir toujours avec justesse. On a cru que c'était un don ; nous verrons s'il est possible d'en faire un ART. Ce doit être l'emploi de toute bonne philosophie, de chercher toujours à convertir ce qui est un don particulier et heureux, en un art certain et universel.

[Des illusions et des erreurs des sens ?]

Ici je traduirai au tribunal de la philosophie de notre siècle, et du bon sens du genre humain, l'opinion de ces philosophes anciens et modernes qui, dans la recherche de la vérité, ont récusé les témoignages de tous les sens ; qui ont accusé toutes nos sensations de n'être que des sources d'illusions et d'erreurs; qui ont tenté d'anéantir la raison humaine sous sa propre autorité, et d'arracher les sciences comme de leurs racines. Voilà ce qu'ont fait dans la Grèce Platon, en France Malebranche, et avant lui, Montagne ; et, ce qu'il y a d'étonnant, en Angleterre, plusieurs disciples de Locke. S'ils ont eu l'ambition d'arracher des applaudissements aux hommes qu'ils humiliaient, ils ont réussi ; et les triomphes de leur éloquence ont eu assez d'éclat : s'ils ont cru servir la raison humaine en humiliant son orgueil sous le sentiment exagéré de son impuissance, ils [8] se sont trompés ; car la vanité de l'homme se nourrit des illusions mêmes qu'elle avoue ; elle est prête à être fière surtout de son ignorance : s'ils ont cru étouffer la raison en la frappant d'épouvante, ils se sont plus trompés encore ; quand une fois l'esprit humain commence à agir, l'action lui devient aussi nécessaire que le mouvement à la matière; et c'est par d'autres qu'eux, qu'il a appris comment il doit diriger son action sur les objets pour en devenir le tableau, et comme la glace pure et fidèle.

[Sources d’illusions et de vérités]

Je démontrerai que, si les sensations vagues sont des sources d'illusions, les sensations précises sont des sources de vérités : que si nos sensations ne nous apprennent rien, lorsque nous y cherchons des connaissances qui ne peuvent pas y être, si nous y cherchons bien ce qui y est, nous y trouverons des connaissances qui seront très naturelles, et qui nous paraîtront presque merveilleuses : que lorsqu'un de nos sens est prêt à nous tromper, tous les autres sont prêts à nous avertir de sa supercherie : qu'il ne faut pas les décrier, mais les guider; les avilir, mais les secourir ; les séparer, mais les réunir, pour assurer et pour confirmer les rapports incertains de chacun, par les témoignages unanimes, et pour ainsi dire, juridiques de tous.

[Galileo Galilei (1564-1642)] - Source de l’image

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Galilée qui, sans doute, connaissait les illusions des sens, puisqu'il les évitait si bien, Galilée ne passe point une partie de sa vie à déplorer et à accuser la faiblesse, les prestiges et les bornes de l'organe de la vue ; il dresse le télescope, qui est un autre organe de la vue, en quelque sorte, créé [9] par l'art et par le génie, et à l'instant il découvre de nouveaux cieux ; et les satellites de Jupiter par lui découverts, sont encore les guides les plus constants et les plus sûrs de nos navigateurs, à travers les routes inconnues et les écueils de l'océan.

Galilée a prodigieusement étendu, par le secours d'un instrument, la portée de l'organe de la vue ; mais ne peut-il pas exister pour tous les organes de tous nos sens, des moyens d'étendre leur sphère sans le secours d'aucun instrument, et seulement par une manière plus heureuse ou plus habile de s'en servir ?

[De l’art des sens : étendre la sphère des organes des sens]

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Toutes les facultés de notre corps acquièrent, par un exercice bien dirigé, plus de souplesse et plus de force ; nos sens, qui sont aussi des organes de notre corps et les plus délicats de tous, ne pourraient-ils pas de même, par des exercices bien appropriés à ce but, acquérir plus de finesse, plus d'énergie, plus d'étendue ? Les enfants ont besoin d'apprendre à voir, à entendre, à toucher, quoique tout cela nous paraisse si naturel ; il y a donc pour tout cela un certain art. Cet art ne pourrait-il pas être porté à une perfection beaucoup plus grande que les hommes ne le portent ordinairement ? Est-il impossible de créer un art de voir, qui apprendrait à voir plus rapidement et à de plus grandes distances, un plus grand nombre d'objets à la fois sous toutes leurs formes et avec les nuances les plus légères de leurs couleurs ? Est-il impossible de créer un art de toucher qui apprendrait à distinguer et à démêler rapidement sur la surface des corps, des formes, des contours, des polis et des aspérités que nous ne pouvons pas [10] même soupçonner, parce que nous ne nous sommes pas exercés à les démêler par nos sensations, et à les distinguer par des noms ? Est-il impossible enfin, de créer un art d’écouter et un art de goûter, qui nous donneraient à la fois des moyens d'étendre nos jouissances et nos connaissances par ces organes du goût et de l'ouïe, dont l'un est devenu la source de tant d'excès, et l'autre l'origine d'un art si puissant sur le cœur humain ?

Il n'y a pas lieu de s'étonner que de pareilles questions n'aient pas été faites dans les siècles où l'on était persuadé que nos connaissances n'étaient point originaires de nos sensations ; mais il y a lieu de s'étonner que depuis un siècle que cette vérité a été mise dans un si grand jour, on n'ait pas même songé à les faire.

[Par les sens, étendre la sphère des connaissances]

Un grand nombre de faits, parmi lesquels il y en a de très constatés et de très connus et dont les autres sont plus rares qu'invraisemblables, prouvent que l'espèce humaine peut tenter avec succès la recherche de cet art par lequel, en étendant la sphère de tous les organes des sens, elle pourrait multiplier infiniment les sensations dont ils sont la source, et par conséquent étendre, dans toutes les directions, la sphère de ses connaissances.

Le fait qui se présente le premier, parce qu'il est à chaque instant près de nous, est celui des musiciens et des peintres, qui, les uns dans un concert et les autres dans un tableau, démêlent tant de sons et de formes, tant d'impressions et d'objets, qui se confondent et s'évanouissent pour ceux dont [11] l’ouïe et la vue ne sont pas si exercées et si savantes. Des voyageurs assurent que des Hottentots, du haut des rochers du cap de Bonne-Espérance, découvrent à l'œil nu, dans l'immensité de l'Océan, des vaisseaux que les Européens peuvent à peine apercevoir avec le télescope. Il est bien plus difficile de distinguer un grand nombre de parfums et d'odeurs, qu'un grand nombre de corps et de sons : cependant ceux qui recueillent les phénomènes de la nature et de l'art, parlent d'un Indien qui s'était tellement exercé à discerner et à connaître les différentes exhalations des fleurs et des plantes, qu'il les discernait encore alors même qu'elles étaient mêlées et confondues dans un sachet. Vous savez, et vous y pensez peut-être avant que je vous en parle, vous savez quelle étendue, quelle finesse, quelle sagacité presque miraculeuse, l'organe du tact acquiert dans les infortunés que la nature ou des accidents ont privés de l'organe de la vue : enfin, citoyens, puisque tout ce qui sert à la recherche de la vérité, s'ennoblit et devient important, je ne craindrai pas de vous rappeler combien ces hommes qui mettent leur bonheur dans les jouissances de la table, et leurs talents à distinguer un plat d'un autre, combien les Apicius anciens et modernes distinguent et assignent de différences de goût et de saveurs entre une perche d'un certain lac et d'un certain fleuve, et les perches de tous les autres fleuves et de tous les autres lacs; entre un flacon de vin d'un crû célèbre, et un autre flacon de vin du même crû. Que de sensations perdues pour nous, mangeurs vulgaires, dit à ce sujet Montesquieu !

[12] De tous ces faits rapprochés et considérés, il en résulte qu'il n'est pas un seul des organes de nos sens, qui dans de certaines circonstances et avec un certain exercice, ne puisse acquérir une étendue, une délicatesse et une justesse de perception qui nous paraissent des prodiges presque incroyables, lorsque nous les comparons à ce que peuvent communément dans l'homme ces mêmes organes : de ce résultat on est autorisé à aller à un autre; c'est qu'en se plaçant dans des circonstances analogues, et en se livrant à des exercices de même genre, on pourrait rendre ordinaire dans l'homme cette perfection extraordinaire de ces organes ; c'est qu'enfin on pourrait faire de l'art que quelques hommes pratiquent comme à leur insu, un art que l'espèce humaine pratiquerait sur une théorie raisonnée et évidente.

Je tenterai de trouver les premiers éléments et les premières règles de cet art, qui rendrait plus vastes, plus profondes, plus pures et plus claires, toutes les sources où l'esprit humain puise ses conceptions.

[De linstrument de la sensibilité]

A côté de cet art, il est possible, peut-être, d'en placer un autre qui en serait comme une partie, comme un appendice, et qui ajouterait infiniment à la beauté et à l'utilité de l'art tout entier. Les organes de nos sens sont comme des instruments, dont nous pouvons apprendre à nous servir avec plus ou moins d'habileté ; mais ce n'est pas seulement l'art de se servir des organes des sens, c'est la sensibilité elle-même qui paraît différer d'un homme à un homme, et dans le même homme, d'un instant à un autre instant. [13] Et c'est ici qu'on découvre une autre puissance de l'homme, à peine aperçue et entièrement négligée : l'homme peut agir sur sa sensibilité, pour l'éveiller ou pour l'assoupir, pour la tempérer ou pour la rendre plus active et plus ardente : c'est un instrument, en quelque sorte, qu'il peut, avant d'en jouer, monter ou descendre à tel ton. Le choix de l'air qu'il respire, des aspects sous lesquels il reçoit les rayons du soleil, des aliments dont il se nourrit, des liqueurs qu'il fait circuler dans ses veines et jusques dans les filtres de son cerveau ; tels sont les agents connus et naturels, avec lesquels l'homme peut monter à des tons différents, l'instrument de sa sensibilité. Une tasse de café ne donne pas du génie ; mais elle donne au génie le mouvement, avec lequel il va produire et créer. Ce fait, et quelques autres du même genre, sont connus : ils ont été mal appréciés : on a donné à leurs résultats trop ou trop peu d'étendue; les uns ont nié ces phénomènes de la nature ; les autres ont voulu en faire des phénomènes surnaturels. J'irai à la recherche de faits plus nombreux et plus variés que ceux qu'on a cités et répétés : car, c'est en enrichissant la collection des faits, qu'on acquiert, et le moyen de les vérifier les uns par les autres, et le moyen de déterminer l'étendue et la borne de leurs résultats.