Réflexions sur la philosophie de M. Cousin

Réflexions sur la philosophie de M. Cousin en 1828 et 1829.
Seconde partie pour servir à la réfutation de l’introduction à son cours ?
Suivies de quelques observations sur les fondements de la philosophie
[par un élève des cours de M. Cousin] - Paris. Gauthier frères, libraires, rue Serpente, n° 16 - Lyon, Maire, grande rue Mercière, n° 21 – 1829, http://books.google.fr/books?id=4PAGAAAAcAAJ

1829 reflexions philo cousinL’école théologique, pages 30-35

Et d'abord, on a soumis à une classification bien peu exacte ceux qui, de notre temps, se sont adonnés à des recherches ou à des considérations philosophiques ; et on n'a pas remarqué que les erreurs qu'il était impossible de ne pas commettre dans la désignation précise de l'école à laquelle on voulait que tel ou tel métaphysicien appartînt, tendaient à introduire de la confusion dans l'étude de la science, et mettaient obstacle à ses progrès. Ainsi l'on a inventé une école théologique, dans laquelle se sont trouvés placés M. de Maistre et M. Ballanche, malgré les différences essentielles qui les caractérisent (1) ; on y a fait entrer Saint-Martin, qui, chef avéré d'une secte d'illuminés, en contradiction ouverte avec la théologie comme avec la raison, ne veut pas qu'il y ait des mystères [31] pour l'intelligence humaine ; et l'on n'a pas pensé qu'alors M. Cousin aurait autant de droits, et peut-être plus de droits, à occuper une place dans cette prétendue école théologique, puisqu'en acceptant l'accusation de vouloir pénétrer dans la profondeur de l’essence divine, il a encore la prétention (que du moins n'a jamais eue Saint-Martin ) de parler du haut de l'orthodoxie chrétienne, et de ne faire que répéter ce qu'ont dit, bien avant lui, les plus grands docteurs de l’Eglise (2).

Saint-Martin, dit M. Damiron, est à peine un philosophe ; « ce n'est surtout pas un Philosophe d'une école ou même d'une secte ; il y a quelque chose en lui de singulier, de retiré, de bizarre qui l'isole et le sépare de tous; s'il appartient à quelque centre, c'est plutôt à une initiation, à une société secrète de métaphysique, qu'à une philosophie publique (3). »

Mais, si Saint-Martin est à peine un philosophe , s'il n'est pas surtout un philosophe d'une école, s'il y a quelque chose en lui qui l'isole et le sépare de tous, il ne saurait exister aucune raison qui puisse autoriser à le placer dans [32] l’école théologique, à moins que cette école ne soit une sorte de lieu de dépôt, où l'on relègue, pour s'en débarrasser, certains écrivains à qui on ne sait pas, ou à qui on ne veut pas assigner un autre rang, et dont on a seulement pris le soin de parcourir les écrits pour savoir s'ils ont admis la Providence, et s'ils en ont parlé bien ou mal.

Quoique cet illuminé ait en lui quelque chose de singulier, de retiré et de bizarre, je ne prétends pas néanmoins l'isoler de tous ceux à qui M. Damiron a assigné des rangs ; et c'est lui-même qui va m'aider à lui fixer une place honorable pour le dédommager de la perte de celle que je crois devoir lui être enlevée :

Car si nous remarquons que, selon M. Damiron (4), Saint-Martin n'est ni catholique, ni même précisément un chrétien, dans le sens vulgaire du mot (ce qui n'empêchait pas, comme on a vu, qu'il n'appartînt à l'école théologique) ; qu'il se rattache à une de ces religions philosophiques qui, préparées et venues en même temps que le christianisme, sans se confondre avec lui, eurent pourtant de son esprit, et en ont retenu jusqu'à nos jours quelques traits et [33] quelques principes ; que peut-être, en remontant le passé, on arriverait au gnosticisme ou à quelque doctrine du même genre ;.... si nous remarquons aussi que M. de Maistre, cité par M. Damiron, nous dit que la doctrine des illuminés et de Saint-Martin (en supposant toutefois que l'on puisse appeler cet ordre d'idées une doctrine) est un mélange de platonisme, d'origénianisme, et de philosophie hermétique sur une base chrétienne (5), nous conclurons que Saint-Martin appartiendrait bien plutôt à l'école éclectique qu'à l'école théologique.

Il lui appartient encore plus par un autre point auquel nous n'avons pas pris garde :

M. Cousin, qui est le chef parmi nous de l'école éclectique, nous a dit que la philosophie tend doucement la main à l'homme pour l’élever au-dessus du christianisme ;

Et M. de Maistre, qui autant que personne devait connaître les illuminés, nous dit, dans les lignes rapportées par M. Damiron, que le dogme principal des illuminés et de Saint-Martin est, que le christianisme, tel que nous le connaissons aujourd'hui n'est qu'une véritable loge bleue faite pour le vulgaire, mais qu'il [34]dépend de L'homme De Désir de s’élever de grade en grade jusqu'aux connaissances les plus sublimes(6).

Concluons donc que Saint-Martin et ses illuminés, au lieu de devoir être rangés dans l'école théologique, sont des éclectiques ; ou bien, que M. Cousin et ses éclectiques sont de véritables illuminés.

Laissons cependant ces vaines classifications, dont le premier défaut est de ne pouvoir être entièrement exactes, et reconnaissons plutôt qu'il n'y a en philosophie qu'une grande division, ou, si l'on veut, deux écoles : l'école matérialiste, et l'école spiritualiste. Celui qui s'attache à la première, qui en professe vraiment les doctrines, est presque toujours coupable ; et son crime est grand, puisqu'il outrage à la fois Dieu et l'homme : Dieu, dont il méconnaît les dons ; l'homme, qu'il dégrade.

Le spiritualiste peut aussi se tromper ; il pèche alors par excès, il extravague selon le sens grammatical de l'expression, vagatur extra; il s'égare hors des limites que lui prescrivait la considération de la nature humaine ; comme [35] M. de Maistre, lorsque , sous le nom de son sénateur russe, il se plaint que l'on veuille lui barrer la route des découvertes (7), et que, proclamant un absolu dédain pour les méthodes scientifiques, il s'élance vers ces espaces où le génie se trouble, et où, en croyant courir après la vérité, on ne saisit presque toujours que des chimères. Il extravague, vagatur extra, comme Saint-Martin (si l'on veut obstinément lui assigner un rang dans la philosophie), lorsqu'avant M. de Maistre, à qui il a servi de guide, il prétend (8) que c est rendre inutiles les plus belles facultés de l'être pensant, de lui annoncer qu'il y a un ordre de vérités qu'il ne lui est pas donné de comprendre ici-bas. Il extravague enfin, vagatur extra, comme M. Cousin, quand il veut pénétrer dans la profondeur de l'essence divine, et soutient (9) qu'un Dieu qui nous est absolument incompréhensible est un Dieu qui n'existe pas pour nous (10).

Notes

(1) Serait-ce que, étrangers aux doctrines qui sont proprement du ressort de la théologie, et les confondant avec les simples principes de toute philosophie raisonnable, les auteurs de cette classification auraient placé certains écrivains dans l'école théologique, pour cela seul que ces écrivains reconnaissent une Providence ? Mais les plus grands philosophes des temps qui ont précédé le Christianisme, appuyés sur la raison et le consentement des âges, ont proclamé le gouvernement d'une providence, sans que cependant on puisse, je pense, leur assigner un rang dans l'école théologique.
(2) 5e Leçon du cours de 1828, pages 16 et suiv.
(3) Essai sur l'histoire de la philosophie en France, au 19e siècle.
(4) Essai sur l'histoire de la philosophie en France, au 19e  siècle, art. Saint-Martin.
(5) Essai sur l'histoire de la philosophie en France, au 19e siècle, art. Saint-Martin.
(6) Soirées de St.-Pétersbourg, tome 2, page 552.
(7) Dixième entretien des Soirées de St.-Pétersbourg.
(8) Des erreurs et de la vérité, pages 225 et suiv.
(9) 5e Leçon du cours de 1828, page 17.
(10) C'est une grande faute, même en philosophie, de borner sa vue à ce monde ; car il est impossible de rien dire de raisonnable, ni sur la providence, ni sur l'homme, sans tenir compte d'une autre vie destinée à être le complément de celle-ci. Ce n'est pas qu'il appartienne à la philosophie de disserter sur l'ordre des choses futures, ni qu'il ne faille se garder de suivre quelques illuminés qui confondent, dans leurs élans spirituels, deux états différents. Je veux seulement faire observer que la créature, qui doit avoir une existence après celle-ci, ne s'explique pas de la même manière que celle dont la destinée serait accomplie ici-bas ; qu'ainsi M. de Maistre aurait évité plusieurs méprises, s'il ne se fût obstiné à ne considérer la providence que dans l'ordre présent ; et M. Cousin, s'il eût pensé à notre seconde et éternelle vie, n'aurait point dit que la philosophie ne peut être accusée de témérité quand elle aspire à comprendre l'essence divine. Car, s'il était donné à l'homme de s'élever, pendant cette vie mortelle, à de si grandes hauteurs, quel terme plus reculé pourrait être promis et assigné à son intelligence dans la vie future ?
Il est un petit livre qui, en même temps qu'il nous enseigne nos devoirs par rapport à Dieu et par rapport aux hommes, renferme un fonds de vérités philosophiques que souvent l'on cherche en vain dans de grands livres ; et c'est toujours pour ne l'avoir pas étudié, ou pour l'avoir oublié, que nous nous trompons, même en philosophie. M. Damiron (dans son Essai sur l'histoire de la philosophe en France, pages 52 et 53), désire sinon que l'on réforme ce petit livre, du moins qu'on le transforme, et qu'on lui donne un caractère plus philosophique, plus savant, plus rationnel pour des intelligences chez lesquelles domine le raisonnement. Mais M. Damiron oublie que le catéchisme (mot formé de deux mots grecs qui signifient institution, doctrine fondamentale) ne peut être, quelque perfection qu'on lui donne, qu'un sommaire, un abrégé nécessairement sec et aride que doit ensuite développer l'enseignement oral ou écrit ; et il me semble que la partie des œuvres de Bossuet, par exemple, qui est spécialement consacrée à la doctrine, les essais de Nicole, les sermons de Massillon, et une foule d'autres ouvrages, sont une explication des vérités du christianisme, assez rationnelle pour satisfaire les intelligences chez lesquelles domine le raisonnement.

Le spiritualisme (pages 41-43)

J’ai dit que le spiritualisme a aussi ses excès, et que l'esprit s'égare par une vaine complaisance dans la vue de ses propres dons. Ainsi l'esprit humain poursuit sa carrière d'activité entre deux écueils : l'avilissement et la présomption. C'est bien sa faute s'il va se perdre contre l'un ou l'autre ; car la route qui lui est laissée est assez large ; et la philosophie, qui est une de ces sciences auxquelles le monde a été livré dès le commencement, n'a pas à se plaindre qu'on ait trop resserré sa voie. Elle ne se [42] plaindrait pas avec plus de raison que l'on veuille l'arrêter dans son essor, et lui montrer des limites qu'elle ne saurait franchir sans s'égarer. Le livre de Saint-Martin est rempli de doléances sur les entraves que, suivant cet illuminé, on a imposées à l'intelligence humaine ; mais la philosophie ne peut reconnaître Saint-Martin pour son organe. M. de Maistre a répété les mêmes déclamations ; et M. Cousin, plus hardi encore que le premier, n'a pas craint de déclarer que la philosophie acceptait l'accusation de vouloir pénétrer dans la profondeur de l'essence divine. Cependant le célèbre professeur nous a mis lui-même en état d'apprécier ces imprudentes paroles échappées dans un de ces mouvements irréfléchis d'une ambition vaste comme la vérité, qui prétend à tout, s’applique à tout, à l'infini comme au fini (1), quand, ailleurs, il a reconnu que l'intelligence humaine est limitée, et a reproché à un métaphysicien d'avoir paru l'oublier ; quand encore, dans sa deuxième leçon du cours de 1829, page 62, il nous a dit que l'autorité a sa place légitime dans les matières de la foi et dans le domaine de la théologie, de même que la libre réflexion doit régner dans [43] le domaine de la philosophie. Or, de quoi servirait l'autorité, et où sa place serait-elle légitime, si la philosophie pouvait atteindre à tout, si elle ne devait reconnaître des limites dans lesquelles elle doit se renfermer ? et je crois avoir eu raison de dire que celui qui les franchit n'est plus l'homme dont l'intelligence use de ses droits ; c'est 1’homme qui extravague (vagatur extra limites).

Le matérialiste ne niera pas ces limites, lui qui, bien loin d'en approcher, se cherche au contraire une place dans un rang bien inférieur à celui qu'il est appelé à occuper. Dira-t-il qu'il n'y a rien au-dessus de ce que ses sens aperçoivent ? mais le témoignage de sa propre conscience le convainc de mensonge; il faudrait qu'il niât Dieu même ; et l'usage de ses propres facultés intellectuelles déposerait encore contre lui.

(1) Expressions empruntées à l'auteur de l'Essai sur l'histoire de la philosophie en France, page 261.