Schlegel - Histoire de la littérature ancienne et moderne

1829 SchlegelF. Schlegel - Histoire de la littérature ancienne et moderne. Louvain, chez F. Michel, imprimeur libraire de l’Université - Librairie encyclopédique, De Perichon, rue des Alexiens, n° 25, à Bruxelles. - Tome second, 1829, http://books.google.fr/books?id=iMwTAAAAQAAJ - Traduite de l’allemand, sur la deuxième édition, par William Duckett (1768-1841). 

Une autre édition, la même année a été imprimée à Paris, Th. Ballimore, libraire, rue de Seine Saint Germain, n° 48 et à Genève, Cherbuliez, libraire : http://books.google.fr/books?id=n7cPAAAAQAAJ On trouvera ce texte pages 274-279. Voir également :  http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k113525c

Ce document se trouve également dans les Cahiers de Saint-Martin, n° 1, Nice Belisane 1978, in « B) Documents sur Saint-Martin dans l’entourage de Mme de Staël et de Baader », par Nicole Jacques-Chaquin et Stéphane Michaud pp. 88-90.

Chapitre XIV, extrait pages 185-190

Ce qu'il y a donc, suivant moi, de plus important et de plus essentiel dans la littérature française des temps récents, c'est le retour à la philosophie morale plus élevée, épurée, platonique et chrétienne, telle qu'on l'a vue sortir quelquefois en France de l'abîme le plus profond de l'athéisme dominant. On peut dire à certains égards que cette philosophie date de quelque temps avant la révolution, d'une époque où la corruption était à son comble. Mais cet heureux commencement n'a produit et ne pouvait [186] produire de résultats complets, qu'après le retour général à cette haute philosophie. Il y a toujours eu des philosophes entièrement séparés de leur siècle, et animés des meilleures intentions, encore que l'esprit dominant de leur époque ait été excessivement corrompu. Je nommerai ici en premier lieu [Tiberius] Hemsterhuys, [philologue hollandais, né à Groningue le 1ᵉʳ février 1685 et mort à Leyde le 7 avril 1766] qui, bien qu'il ne fût point Français d'origine, écrivait cependant dans cette langue avec la grâce des anciens, d'une manière si belle et si harmonieuse, avec si peu de contrainte et si peu d'efforts, que sous ce rapport ses dialogues de Socrate répondent parfaitement au noble esprit platonique et philosophique chrétien qui en forme le contenu. Mais ce retour est principalement signalé par l’apparition de deux philosophes éminemment remarquables par leur système tout à fait chrétien. Saint-Martin, l’un d’eux, avait exposé, avant la révolution et sous le nom du Philosophe inconnu, dans une série d’ouvrages demeurés inconnus à la foule, mais qui n’en agissaient que plus puissamment sur le petit nombre, cet antique système de spiritualisme qui paraît nouveau de notre temps, parce que l’idée de l’éternité nous est demeurée étrangère. L’autre, Bonald, est devenu, depuis la révolution qu’il a incessamment combattue, le défenseur le plus dévoué et le plus profond de l’ancienne constitution monarchique française, et a cherché à en établir les qualités et les principes essentiels dans une théorie politique toute chrétienne ; de même que plus tard, dans un essai de philosophie chrétienne, il s’est élevé avec assez de clarté à l’idée du Verbe éternel et intercesseur comme fondement de ce système. Les ouvrages de ces deux écrivains contiennent cependant encore à côté de beaucoup de bonnes et excellentes choses, beaucoup d’erreurs graves et essentielles ; ces erreurs ont en partie leur source dans quelques préjugés français, et proviennent de ce que, quoique luttant contre leur siècle, ces [187] écrivains en sont cependant encore trop fiers, et qu’ils sont surtout trop épris de leur nation, ce qui leur fait émettre des idées fausses ou incomplètes au sujet d’autres peuples ou d’autres époques, et quelquefois trahit leur ignorance à cet égard. Le préjugé qui domine chez Bonald, c’est celui de la nationalité : il rapetisse singulièrement ses vues. Celles de Saint- Martin au contraire étaient souvent obscurcies, non pas, il est vrai, dans le système même qui était hors de tout contact avec la misérable réalité de notre époque ; mais dans l’application, par ce qu’il y avait de décourageant dans ce qu’il apercevait autour de lui. Au reste, ce reproche d’un esprit d’opposition tacite contre la constitution actuelle de l’Église, qu’on lui fait comme catholique, est, en ce qui le concerne, plus apparent que fondé. Et s’il s'applique avec plus de justesse à quelques-uns de ses partisans en France et en Russie, il ne faut pas tant en être surpris, puisque les successeurs et les disciples d’un grand homme, de quelque genre que ce soit, ont coutume d’adopter de leur maître tout autre chose que les bornes d’une sage modération. Que si Saint -Martin n’approuvait point l’état actuel de l’Église et s’il déplorait surtout hautement la décadence de la science catholique, il se peut qu’il en ait trouvé les motifs pendant la révolution dans la sombre époque qui l’avait précédée, et cette circonstance doit lui servir d’excuse ; mais ce malentendu n’en reste pas moins blâmable et contraire au but grand et noble qu’il se proposait, pour lequel il employait toutes les forces de son esprit ; parce que l’on pourrait en déduire la fausse conséquence que la connaissance de ce qui est de Dieu est exclusivement fondée sur l’intention et la manifestation intérieure, et peut être séparée complètement, ou du moins éloignée, de la tradition positive ou de l’Église intérieure qui en est la base naturelle et la forme essentielle. Mais Saint -Martin n’a [188] attaqué nulle part la véritable science de la religion, ni ne s’est jamais élevé contre elle. Il exprime en toute occasion le désir que les connaissances plus élevées en soient une propriété et un instrument, et soient de nouveau unies au sacerdoce. On doit y voir plutôt un hommage à la destination de la religion, qu’une dépréciation de sa dignité d’après la mesure commune de l’esprit dominant et d’une philosophie commune et sensuelle qu’il combattit au contraire sans relâche pendant toute sa vie. Aussi bien, tout ceci ne s’applique encore qu’aux circonstances extérieures ; car Saint-Martin n’est jamais en opposition avec le système de la foi catholique, et sa philosophie n’est pas seulement mosaïque, mais encore véritablement chrétienne. Par son origine et par sa forme, elle appartient à cette philosophie platonicienne orientale qui, bien qu’après la réforme elle ait été, comme je l’ai déjà remarqué, bannie de toutes les chaires et de toutes les écoles, subsista néanmoins en secret et se maintint par une tradition mystérieuse. Les écrits en sont, pour la France du moins et la littérature du siècle, l’exposition la plus claire, la plus complète et la plus parfaite. Quoique l’écrivain dont je parle en ce moment n’ait aucunement le mérite de l’invention pour la philosophie qu’il adopta, et qui est mêlée de beaucoup d’erreurs et de lacunes; toujours est-il remarquable cependant qu’au milieu de l’athéisme qui régnait à cette époque en France, un inconnu, un philosophe isolé ait apparu qui se soit exclusivement consacré à réfuter cette philosophie athée, en annonçant aux hommes une philosophie mosaïque et chrétienne révélée par Dieu, fondée sur de vieilles et saintes traditions. Et l’on doit se réjouir de voir que parmi tant d’apologistes du catholicisme le comte de Maistre fit enfin apercevoir quel riche trésor d’esprit et de connaissances, si on avait su l’employer convenablement, était resté jusqu’alors inutile pour le but de la religion ! [189]

C’est une chose également remarquable qu’au commencement de notre siècle, tandis qu’une foule d’hommes n’avaient et n’eurent en vue, lors du rétablissement de la religion, que la nécessité politique et le maintien des croyances extérieures fondées sur la coutume, un savant jurisconsulte, un profond politique comme Bonald ait paru sur la scène et ait essayé sérieusement, avec une conviction pleine et entière, de baser la théorie de la justice uniquement sur Dieu, et la théorie de l’État sur les doctrines morales du christianisme. Sous le rapport philosophique, on ne pourrait lui adresser d’autre reproche que d’avoir trop mêlé et même presque identifié la raison et la révélation, par conséquent de n’avoir point apprécié cette dernière ainsi qu’il convenait de le faire. Toutefois en France, jusqu’à cette époque, on n’avait pas seulement scindé et opposé la raison et la révélation ; mais on les avait même mises tout à fait hors de contact. Un grand nombre de défenseurs des doctrines religieuses ont moins heureusement atteint leur but, précisément parce qu’ils rejetaient indistinctement toute philosophie, tandis que la raison dialectique et la fausse philosophie; une fois nées avec l’homme, ne sauraient être extirpées et anéanties que par une philosophie vraie. Bonald tombe dans l’extrême contraire; il veut trop rationaliser le christianisme et même le réduire à l’état d’idée rationnelle. La vérité même, lorsqu’elle veut renverser l’erreur, se jette avec trop de force et trop d’abandon dans le point de vue opposé. Après des erreurs telles que celles que vit naître le dix-huitième siècle, il n’est point étonnant que l’esprit, d’abord incertain et chancelant, marchât avec hésitation même dans une meilleure voie, ainsi qu’il arriva d’une manière différente à Saint-Martin et à Bonald, les deux écrivains français les plus distingués de cette époque et auxquels se rattache le comte de Maistre, plus [190] satisfaisant, plus croyable dans sa doctrine, et traitant son sujet de plus haut.