1848 - Magasin pittoresque (le) - Tome XVI. N° 4, Jacob Bœhme, le théosophe

1848 magasin pittoresqueLe magasin pittoresque, rédigé, depuis sa fondation, sous la direction de M. Édouard Charton
Seizième année
1848
Paris, aux bureaux d’abonnement et de vente, 29, quai des Grands Augustins
M DCCC XLVIII - Le Magasin pittoresque - Tome XVI. N° 4

Jacob Bœhme, le théosophe - Tome XVI. N° 4, p. 26-28

[p.26]

Voyez sur Saint-Martin, 1845, p. 330, 357.

Jacob Bœhme, le plus célèbre des théosophes, naquit en 1575 au vieux Seidenburg, petite ville de la haute Lusace, à un demi-mille environ de Gorlitz. Ses parents étaient de la dernière classe du peuple. Ils l'occupèrent pendant plusieurs années à garder des bestiaux. Quand il fut un peu plus avancé en âge, ils l'envoyèrent à l'école, où il apprit à lire et à écrire, et de là ils le mirent en apprentissage chez un maître cordonnier à Gorlitz, Il se maria à dix-neuf ans, eut quatre fils, à l'un desquels il enseigna son métier de cordonnier, et mourut à Gorlitz en 1624, à la suite d'une maladie aiguë, n'ayant jamais abandonné l’exercice de son humble profession.

Il publia en 1612 l'Aurore naissante, écrit très obscur et informe, de l'aveu même de ses partisans, mais qui contenait déjà tous les germes d'une vaste doctrine développée dans de nombreux traités qui parurent ensuite. On raconte que sur la lecture d'un de ces écrits, le Traité des quarante questions sur l'âme, le roi Chartes 1er témoigna sa surprise et son admiration, et envoya un homme de loi à Görlitz, pour recueillir tous les documents qu'on pourrait trouver sur l’auteur et sur ses opinions. De retour de cette mission, Jean Sparrow donna, longtemps après la mort du roi, une traduction anglaise de la totalité des œuvres de Bœhme. A la fin du siècle dernier, l'Anglais William Law édita de nouveau plusieurs traités du même auteur. Le célèbre Saint-Martin, se lamentant, dans ses Œuvres posthumes, de voir le peu de fruit que l'homme retire de tout ce qui lui est offert pour son avancement : « Ce ne sont pas mes ouvrages, dit-il, qui me font le plus gémir sur cette insouciance, ce sont ceux d'un homme dont je ne suis pas digue de dénouer les cordons de ses souliers, mon chérissime Bœhme. Il faut que l'homme soit entièrement devenu roc ou démon, pour n'avoir pas profité plus qu'il n'a fait de ce trésor envoyé au monde il y a cent quatre-vingts ans ». D'après cela, on ne s'étonnera pas trop que le philosophe inconnu se soit consacré à l'entreprise laborieuse d'étudier le théosophe de Gorlitz dans ses écrits originaux, malgré que la lecture en soit très difficile aux Allemands eux-mêmes, et bien que Saint-Martin, comme il nous l'apprend, ait ignoré le premier mot d'allemand jusqu'à son neuvième lustre accompli. Quoi qu'il en soit, il a commencé de faire connaître en France celui dont il se déclarait le disciple, en publiant successivement, à partir de 1801 : 1e l'Aurore naissante: 2e les Trois principes de l'essence divine; 3e les Quarante questions sur l'âme ; et 4e la Triple vie de l'homme. Ces diverses traductions forment à peu près le tiers des œuvres de Boehme, dont il n'y avait que deux ouvrages traduits jusqu'alors en vieux langage : le premier, la Signatura rerum, imprimé à Francfort, en 1664, sous le nom du Miroir temporel de l'éternité, et qui passe pour être aussi inintelligible dans la traduction que dans l'original ; et le second, à Berlin, 1722, in-12, intitulé le Chemin pour aller à Christ. — Madame de Staël a consacré à Jacob Bœhme un des chapitres de son livre De l'Allemagne, et un écrivain beaucoup plus récent, l'auteur de l'Histoire de la papauté, M. Léopold Ranke de Berlin, atteste que malgré leur fréquente [p.27] obscurité et la complète absence de style, les écrits de Bœhme s'emparent très fortement de l'esprit du lecteur.

1848 magasin pittoresque Boehme1Voici comment l'auteur expose lui-même, dans une de ses préfaces, l'objet de sa doctrine : « Je veux, dans ce livre traiter de Dieu notre Père qui embrasse tout et qui lui-même est tout. J'exposerai comment tout est devenu créaturel et séparé, et comment tout se meut et se conduit dans l'arbre universel de la vie. Vous verrez ici la véritable base de la divinité ; comment il n'y avait qu'une seule essence avant la formation du monde ; comment et d'où les saints anges ont été produits ; quelle est l'effroyable chute de Lucifer et de ses légions ; d'où sont provenus les cieux, la terre, les étoiles et les éléments ; et dans la terre, les métaux, les pierres et toutes les créatures ; quelle est la génération de la vie et la corporisation de toutes choses ; comme aussi quel est le vrai ciel où Dieu réside avec les saints ; ce que c'est que la colère de Dieu et le feu infernal...; en bref, ce que c'est que l'Être des êtres. » (Préface de l'Aurore naissante, v. 105 et 106.) – Je ne crains pas que le lecteur prenne à la lettre un si merveilleux programme; mais j'ai voulu, par cette citation, montrer à quelle hauteur de méditations avait su s'élever cet homme simple, né pâtre et mort cordonnier. Il n'y a pas moins à admirer dans la hardiesse avec laquelle il aborde les questions les plus ardues de la philosophie, par exemple, la question de l'existence du mal. « C'est de lui (de Dieu) que tout est engendré, créé et provenu, et toute chose prend sa première origine de Dieu… Dieu n'a engendré de soi aucun démon, mais des anges dans la joie, vivant pour ses délices. Mais on voit qu'ils sont devenus démons, ennemis de Dieu. Ainsi on doit chercher la source et la cause d'où provient cette première substance du mal; et cela dans la génération de Dieu, aussi bien que dans les créatures ; car tout cela est un dans l'origine, et tout a été fait de Dieu...» (Les Trois principes, c. I, v. 5.) – La clef du mystère, c'est, suivant Bœhme, que tout esprit rebelle tarit en lui-même une des sources de la génération divine; et la vie divine ainsi mutilée en lui n'est plus qu'âpreté, angoisse, ténèbres et colère. Car, « tant que la créature, dit-il, est dans l'amour de Dieu, le colérique ou l'opposition (l'une des sources) fait l'exaltation de l'éternelle joie ; mais si la lumière de Dieu s'éteint, il fait l'éternelle exaltation de la source angoisseuse et le feu infernal, » (Ibid. Préface, p. XVII.) – De sorte que la considération de ces sources multiples de la vie qui en Dieu existent sans séparation et de toute éternité, mais qui se séparent pour l'esprit mauvais, permet à Boehme de s'écrier : « Dieu est partout ; le fondement de l'enfer est aussi partout », comme dit le prophète David : « Si je m'élance vers l'aurore, ou bien dans l'enfer, tu es là ! De plus : Où est le lieu de mon repos ? N'est-ce pas moi qui remplis tout ? etc... » (Les Trois principes, c. 17, v. 78.) – Mais il faut avouer que l'absence de mots convenables pour exprimer des idées si éloignées des objets ordinaires du savoir humain, et surtout la nécessité de représenter à l'imagination comme séparées, opposées et discontinues, ces sources qui, en Dieu, sont toujours réunies, a pu donner quelque apparence de fondement à l'accusation de manichéisme que répètent contre Boehme les auteurs du très superficiel article de la Biographie universelle.

Les jugements de Madame de Staël sur « les Philosophes religieux appelés Théosophes (De l'Allemagne, IVe partie, c. VII) », sont plus équitables et plus réservés. Toutefois, lorsque cet illustre écrivain cherche à établir une distinction, d'ailleurs nécessaire, entre les philosophes mystiques « qui s'en sont tenus à l'influence de la religion sur notre cœur, et les philosophes théosophes, tels que Jacob Boehme en Allemagne et Saint-Martin en France, qui ont cru trouver dans la révélation du christianisme des paroles mystérieuses pouvant servir à dévoiler les lois de la création », le lecteur court le risque, d'après ces paroles, de confondre la doctrine de Bœhme et de Saint-Martin avec ce qu'on appelle vulgairement la philosophie cabalistique. Ce serait une idée fausse. La marche de Bœhme est entièrement conforme à celle que Saint-Martin avait préconisée dans ses premiers écrits, c'est-à-dire avant de connaître ceux du théosophe allemand. – L'homme en sa qualité d'image de Dieu, et comme pouvant obtenir, malgré sa dégradation originelle, le rétablissement des traits de cette image, porte en lui-même les preuves de toutes les vérités qu'il lui importe de connaître. Il doit recueillir avec joie les nombreuses confirmations que lui offrent sous ce rapport l'étude des saintes écritures et celle des phénomènes naturels ; mais comme c'est lui-même qui dans l'origine avait reçu la mission sublime de manifester l'Être divin à toute la création, c'est méconnaître sa dignité et ses droits que de vouloir soumettre son assentiment à des témoignages purement externes, quelque respectables qu'ils puissent être. – Cette vue, qui dans l'application peut avoir ses périls, mais à laquelle on ne refusera pas quelque grandeur, donne le secret de cette fougue de philosophie qui fait promettre à Jacob Bœhme de dévoiler tous les secrets de la création, comme on l'a vu dans le programme rapporté ci-dessus... « Quoique nous parlions de la création du monde, comme si nous y avions été et que nous l'eussions vue, personne ne doit s'en étonner, et regarder cela comme impossible ; car l'esprit qui est en nous, qu'un homme hérite de l'autre, qui a été soufflé de l'éternité dans Adam, cet esprit a tout vu et il voit tout dans la lumière de Dieu ; et il n'y a rien pour lui d'éloigné, rien d'inscrutable ; car l'éternelle génération qui est cachée dans le centre de l'homme ne fait rien de nouveau ; elle reconnaît et opère exactement ce qu'elle a fait de toute éternité. » (Les Trois principes, VII, 6.)

D'après cela on peut s'assurer que la doctrine théosophique, en appelant l'homme à la contemplation des grands problèmes de l'univers, ne l'éloigne pas de lui-même comme font les philosophies purement humaines ; au contraire elle l'y ramène sans cesse. Pour elle l'histoire de l'univers est inséparablement unie à celle de l'homme, et on pourrait presque dire que, dans Bœhme et dans Saint-Martin, c'est celle de l'homme lui-même. Leur but unique et avoué est de montrer à l'homme qu'il possède ou du moins qu'il peut conquérir la clef de tous les mystères, et qu'une voie facile lui est ouverte pour rentrer dans la jouissance de tous ses droits. Aussi ne se font-ils pas faute de récriminer contre la sagesse qui se borne à raconter les misères de l'homme, sagesse qu'ils appellent historique, par opposition à la sagesse vive qui le fait dès ce monde travailler activement à sa réintégration.

Les théosophes ont donc avec les philosophes mystiques ce trait commun de mettre en relief « l'influence de la religion sur notre cœur », et de plus voici comment je me confirme dans l'opinion que pour établir entre eux une distinction précise il faudrait recourir à d'autres caractères.

Qui pourrait lire sans en être touché ce passage du livre De l'Allemagne : « Pendant longtemps on ne croit pas que Dieu puisse être aimé comme on aime ses semblables. Une voix qui nous répond, des regards qui se confondent avec les nôtres, pleins de vie, tandis que le ciel immense se tait ; mais par degrés l'âme s'élève jusqu'à sentir son Dieu près d'elle comme un ami ». Or cette suave pensée qui devait s'offrir à madame de Staël quand elle s'est occupée des écrivains mystiques, parce que c'est pour ainsi dire tout le fonds de leurs écrits, cette même pensée se rencontre sous toutes les formes et pour ainsi dire à chaque pas dans Saint-Martin et dans Boehme ; dans chacun d'eux avec le caractère propre à leur génie. « Où veux-tu aller chercher Dieu ? dit Bœhme. Dans l'abîme au-dessus des étoiles ? Tu ne le trouveras pas là. Cherche-le dans ton cœur, dans le centre de l'engendrement de ta vie ; là tu le trouveras! » (Les Trois principes, IV, 18.) Et souvent il revient avec âpreté contre ceux qui cherchent Dieu au-dessus des étoiles. [p.28]

Comme les ouvrages de Bœhme sont très peu répandus, je transcrirai encore un passage qui se rapporte à cette question de la présence de Dieu au cœur de l'homme, et qui de plus me paraît très propre à donner une idée de la manière de l'auteur.

« La raison, qui est sortie du paradis avec Adam, demande : Où le paradis se trouve-t-il ? Est-il loin ou près: Ou bien : Où vont les âmes quand elles vont dans le Paradis ? Est-ce dans ce monde ou hors du lieu de ce monde, au-dessus des étoiles ? Où demeure donc Dieu avec les anges ? et où est la chère patrie où il n'y a point de mort ? Puisqu'il n'y a ni soleil ni étoiles dans cette région, ce ne doit pas être dans ce monde ; autrement on l'aurait trouvée depuis longtemps. — Chère raison, personne ne peut prêter à un autre une clef pour ceci... chacun doit ouvrir avec sa propre clef, autrement il n'entre point, car la clef est l'esprit saint ; s'il a cette clef, il peut entrer et sortir. — Il n'y a rien de plus près que le ciel, le paradis et l'enfer. Celui de ces royaumes vers qui tu penches et vers qui tu te tournes est celui dont tu es le plus près dans ce monde : tu es entre le paradis et l'enfer, et entre chacun il y a une génération ; tu es dans ce monde entre ces deux portes, et tu as en toi les deux engendrements. Dieu te guette à une porte et t'appelle ; le démon te guette à l'autre porte, et t'appelle aussi : quel que soit celui avec qui tu marches, tu entres avec lui. Le démon a dans sa main la puissance, la gloire, le plaisir et la joie, et la racine dans ceci est la mort et le feu. Au contraire, Dieu a dans sa main la croix, la persécution, la misère, la pauvreté, le mépris et les souffrances, et la racine dans ceci est un feu, et dans le feu il y a une lumière ; dans la lumière, la puissance ; dans la puissance, le paradis ; dans le paradis, les anges, et avec les anges, les délices. Ceux qui n'ont que des yeux de taupe ne peuvent voir ceci, parce qu'ils sont du troisième principe (de ce monde ), et ne voient que par le reflet du soleil ; mais lorsque l'esprit saint vient dans l'âme, alors il l'engendre de nouveau ; elle devient un enfant du paradis ; elle obtient la clef du paradis, et elle peut en contempler l'intérieur ». (Les Trois principes, IX.)

Si cet article n'était pas déjà trop long, j'aurais pu trouver encore, au milieu des incohérences et obscurités rebutantes de l'Aurore et des Trois principes, des détails pleins de grâce sur le commerce des anges ; une peinture curieuse de l'intervention de l'archange Michel dans le royaume révolté de Lucifer, et surtout une touchante description de la lutte entre l'Esprit de ce monde et la Sagesse divine (ou éternelle SOPHIE ) dans le cœur du premier homme au moment de sa chute. Et j'ose croire qu'en rapprochant tous ces détails de la mission de Sparrow, que j'ai relatée en commençant, le lecteur serait conduit comme moi à penser que le chantre du Paradis perdu s'est peut-être inspiré des travaux du cordonnier de Görlitz pour le choix de son sujet, et même a pu lui emprunter quelques couleurs pour ses brillants tableaux. C'est une conjecture qui n'est pas dénuée de toute vraisemblance et qu'il serait très intéressant de pouvoir vérifier.