2. - Chute de l’homme

[p.845] L'homme se flatta de trouver la lumière ailleurs que dans l'Être qui en est le sanctuaire et le foyer; il crut pouvoir obtenir la lumière par une autre voie qu'elle-même; il crut enfin que des facultés réelles, fixes et positives, pouvaient se rencontrer dans deux êtres à la fois. Il cessa d'attacher la vue sur celui en qui elles vivaient dans toute leur force et dans tout leur éclat, pour la porter sur un autre être dont il osa croire qu'il recevrait les mêmes secours.

Cette erreur, ou plutôt ce crime insensé, au lieu d'assurer à l'homme le séjour de la paix et de la lumière, le précipita dans l'abime de la confusion et des ténèbres, et cela sans qu'il fût nécessaire [p.846] que le principe éternel de sa vie fît le moindre usage de sa puissance pour ajouter à ce désastre. Etant la félicité par essence et l'unique source du bonheur de tous les êtres, il agirait contre sa propre loi s'il les éloignait d'un état propre à les rendre heureux.

Cessant donc de lire dans la vérité, l'homme ne put trouver autour de lui que l'incertitude et l'erreur. Abandonnant le séjour unique de ce qui est fixe et réel, il dut entrer dans une région nouvelle, et, par ses illusions et son néant, tout opposée à celle qu'il venait de quitter. Il fallut que cette région nouvelle, par la multiplicité de ses lois et de ses actions, lui montrât en apparence une autre unité que celle de l'Être simple et d'autres vérités que la sienne. Enfin il fallut que le nouvel appui sur lequel il s'était reposé lui présentât un tableau fictif de toutes les facultés, de toutes les propriétés de cet être simple, et cependant qu'il n'en eût aucune. L'homme ne voit plus rien de simple ; il n'a que des yeux matériels pour apercevoir des objets matériels, qui représentent, il est vrai, chacun l'unité, mais par des images fausses et défectueuses. Il est réduit à ne saisir que des unités apparentes ; il ne peut connaître que des poids, des mesures et des nombres relatifs, attendu qu'il s'est exilé du séjour de tout ce qui est fixe.

Cependant ces objets sensibles, bien qu'apparents et nuls pour l'esprit de l'homme, ont une réalité analogue à son être sensible et matériel. Mais cela n'est vrai que pour les corps. Ici Saint-Martin se rapproche à son insu du point de vue de Leibniz et de l'harmonie préétablie. Toutes les actions matérielles, n'opérant rien d'analogue à la véritable nature de l'homme, sont en quelque sorte ou peuvent être étrangères pour lui; car la matière est vraie pour la matière, et ne le sera jamais pour l'esprit. D'où l'on voit « comment doit s'apprécier ce que l'on appelle la mort, et quelle impression elle peut produire sur l'homme sensé qui ne s'est pas identifié avec les illusions de ces substances corruptibles. En effet, le corps de l'homme, quoique vrai pour les autres corps, n'a, comme eux, aucune réalité pour l'intelligence, et à peine doit-elle s'apercevoir qu'elle s'en sépare. Et tout nous annonce qu'elle doit gagner alors au lieu de perdre ; car, avec un peu d'attention, nous ne pouvons que nous pénétrer de respect pour ceux que leur loi délivre de ces entraves corporelles, puisqu'alors il y a une illusion de moins entre eux et le vrai. A défaut de cette utile réflexion, les hommes croient que c'est [p.847] la mort qui les effraie, tandis que ce n'est point d'elle, mais de la vie, qu'ils ont peur. » (Tableau naturel, p. 83-84, passim. — Voir aussi Abbadie, l'Art de se connoître soy-même, chap. VIII et IX. Rotterdam, 1693).