1848 - Correspondant (le) – T 21 

1848 correspondant t21Le Correspondant, Recueil périodique
Religion, philosophie, politique, sciences, littérature, beaux-arts.
Paris. Librairie de Sagnier et Bray, rue des Saint Pères, 64
Tome vingt et unième
1848 - Le Correspondant – T 21

Examen des doctrines du Philosophe inconnu, Louis-Claude de Saint-Martin, Louis Moreau

4e article – De la théosophie – Pages 826-863

Les théosophes sont les gnostiques des temps modernes ; l'orgueil des prétentions et la stérilité de l’œuvre témoigneraient au besoin de l'identité des doctrines. Comme la gnose ancienne, affectant une égale supériorité et sur le philosophe et sur le fidèle, la théosophie abandonne à l'un les notions préliminaires sur l'existence de Dieu, la spiritualité de l'âme, la rémunération finale ; elle lui cède ces espaces déterminés que mesure avec effort le raisonnement humain. Accueillant le fidèle sous une autre forme de mépris, elle lui permet de s'attacher à la lettre d'une révélation positive, de ranger ses œuvres aux prescriptions des livres divins et à l'autorité des interprètes légitimes ; mais cette révélation n'est qu'un témoignage dont une science plus haute sait se passer ; mais ces livres divins ne sont que les fenêtres de la vérité, ils n'en sont pas la porte ; mais cette autorité spirituelle, bonne peut-être aux faibles et aux simples, ne saurait être [149] imposée à des intelligences qui puisent la science dans le sein de Dieu même. De ces hauteurs où elle habite, inaccessibles à la raison, inconnues à la foi, la théosophie abaisse à peine sur l'une et l'autre un regard de dédaigneuse tolérance ; elle se complaît en soi-même et revendique pour toutes les rêveries d'une imagination exaltée par l'orgueil, faussée par la solitude, le caractère et l'autorité de l'inspiration divine.

« Les théosophes, dit un ami de Saint-Martin, ont accru par leurs lumières surnaturelles le nombre des vérités éparses dans les systèmes des philosophes. (Œuvres posthumes, « Recherches sur la doctrine des théosophes », p.150)1848 correspondant t21 sm

La théosophie, dit le même écrivain, a pris naissance avec l'homme, et il y a eu des théosophes dans tous les temps ; mais on peut les partager en deux classes : ceux qui sont venus avant Jésus-Christ et ceux qui ont paru depuis. Nous reconnaitrons les premiers parmi les philosophes qui ont eu le pressentiment des merveilles que le Réparateur universel est venu opérer sur la terre et dans les cieux. C'est Jésus-Christ qu'il faut reconnaître comme le père des lumières surnaturelles, le chef et le grand-prêtre des vrais théosophes comme des vrais chrétiens. C'est par lui qu'étaient inspirés Moise, David, Salomon, les prophètes, et, hors du peuple choisi, Phrérécide, Pythagore, Platon, Socrate... qui eux-mêmes avaient puisé leur doctrine chez les mages, les brahmes, les Egyptiens. L'on pourrait presque assurer que chaque peuple a eu ses théosophes et ses vrais philosophes. La vérité n'a donc jamais été bannie de dessus la terre, quoique ceux qui la promulguaient aient été si souvent tourmentés... [Ibidem, p.150-151]
Les apôtres, les premiers chrétiens, tous ceux qui ont marché sur leurs traces, et les différents théosophes qui ont paru depuis Jésus-Christ, ont encore reçu de plus grands développements des vérités-principes et des mystères divins » [Ibid., p.151-152].

La théosophie repose donc uniquement sur le dogme de l'inspiration individuelle : elle supprime entre l'homme et Dieu tout intermédiaire ; la confiance, surnaturellement éclairée, concentre et réfléchit toute lumière. Une commune négation de l'autorité rattache la théosophie au principe même du protestantisme ; comme lui elle récuse la souveraineté de l'Eglise ; mais elle se distingue de lui, elle se distingue du moins du protestantisme primitif, par le peu d'état qu'elle fait des monuments authentiques de la tradition. Elle les accepte , elle les consulte ; mais, suivant elle, « ils ne doivent pas être employés comme preuves démonstratives des vérités qui concernent la nature de l'homme et sa correspondance avec son principe ; car ces vérités subsistant par elles-mêmes, le témoignage des livres ne doit [[p.828] jamais leur servir que de confirmation » (Tableau naturel, t.II, p1). J'ai déjà répondu à cette négation erronée de la valeur du témoignage.

Le théosophe donc n'est ni catholique, car il ne relève que du bon plaisir de ses pensées qu'il prend pour des révélations ; ni protestant, car il subordonne à ses inspirations la parole de l'Ecriture (il est d'ailleurs beaucoup plus ancien que le protestantisme, qui n'était que d'hier et qui n'est déjà plus) ; ni philosophe, car il méprise les procédés ordinaires de la raison humaine. Qu'est-ce donc qu'un théosophe ? C'est un ami de Dieu, une espèce de prophète ou d'envoyé divin. La vérité n'est point représentée sur la terre par une autorité visible, permanente, infaillible, dépositaire immortelle d'un corps de doctrines invariables comme elle-même. Non ; elle n'a que des témoins passagers, fortuits, répandus çà et là dans tous les pays et dans tous les siècles. L'esprit souffle où il veut, et cet esprit, qui enseigne toute vérité, a parlé tour à tour par la bouche de Rosencranz, de Reuchlin, d'Agrippa, de Schwenkfeld, de Weigel, précurseur de Jacob Boehm, de Gichtel, de Saint-Martin. Il faut convenir que l'esprit de vérité aurait bien souvent caché la lumière sous le boisseau.

La théosophie nous apprend que plusieurs solitaires, même quelques mystiques, ont été « favorisés des dons de l'intelligence. » Dans l'auteur de l'Imitation de Jésus-Christ elle reconnaît le théosophe à ces paroles : « Il y a eu de saintes âmes qui ont plus profité en quittant tout pour l'amour de moi qu'elles n'auraient fait en s'appliquant pendant plusieurs années à la recherche des sciences les plus subtiles et les plus relevées ; mais je n'en use pas de même envers tous : je dis aux uns des choses communes, et j'en dis de plus particulières à d'autres. Il y en a à qui je me montre doucement sous des ombres et des figures, et il y en aussi à qui je découvre mes plus profonds mystères dans une pleine clarté » (Voici le texte même de l’Imitation : « Aliquibus in signis et figuris dulciter appareo ; quibusdam vero in multo lumine revelo mysteria. » Lib. III, cap. 43.)

La théosophie retrouve encore le don de l'intelligence dans le livre de la Sagesse, où se lisent les passages suivants : « La sagesse est un trésor pour les hommes, et ceux qui en ont usé sont devenus [p.829] les amis de Dieu et se sont rendus recommandables par les dons de la science. Elle est la vapeur de la vertu de Dieu et l'effusion toute pure de la vertu du Très-Haut. C'est pourquoi elle ne peut être susceptible de la moindre impureté, parce qu'elle est l'éclat de la lumière éternelle, le miroir sans tache de la majesté de Dieu et l'image de sa bonté. N'étant qu'une, elle peut tout ; et, toujours immuable en elle-même, elle renouvelle toutes choses : Elle se répand parmi les nations dans les âmes saintes et elle forme les amis de Dieu et les prophètes » (VII, 14, 25, 26, 27).

La théosophie reconnaît encore le sceau de l'inspiration dans ces fragments de Pythagore, qui était initié, comme chacun sait, aux mystères de la sagesse orientale.

« Toi qui veux être philosophe, tu te proposeras de dépouiller ton âme de tous les liens qui la contraignent ; sans ce premier soin, quelque usage que tu fasses de tes sens, tu ne sauras rien de vrai.
« Lorsque ton âme sera libre, tu t'élèveras de connaissances en connaissances, depuis les objets les plus communs jusqu'aux choses incorporelles et éternelles.
« La science des nombres est la plus belle des connaissances humaines ; celui qui la posséderait parfaitement posséderait le souverain bien.
« Les nombres sont ou intellectuels ou scientifiques.
« Le nombre intellectuel subsistait avant tout dans l'entendement divin : il est la base de l'ordre universel et le lien qui enchaîne les choses.
« Le nombre scientifique est la cause génératrice de la multiplicité, qui procède de l'unité et qui s'y résout.
« L'unité est le symbole de l'identité, de l'égalité, de l'existence, de la conservation et de l'harmonie générale.
« Le ternaire est le premier des impairs.
« Le quaternaire est le plus parfait des nombres pairs, la racine : des autres.
« La sagesse et la philosophie sont donc deux choses fort différentes.
« La sagesse est la science réelle. La science réelle est celle des choses immortelles, éternelles, efficientes par elles-mêmes. [p.830]
« La fin de la philosophie est d'élever l'âme vers le ciel, de connaître Dieu et de lui ressembler.
« Il est difficile d'entretenir le peuple de la Divinité. Il y a du danger : c'est un composé de préjugés et de superstitions. ».

Ainsi, la théosophie ne tend à rien moins qu'à s'attribuer un droit infaillible d'éclectisme sur toute[s] les doctrines, en s'appropriant celles que l'esprit lui désigne comme révélées. Elle se substitue naïvement à l'Eglise. Elle choisit en effet avec la même autorité qu'elle affirme ; mais ce choix, mais ce dogmatisme ne produisent qu'une science décousue et fantasque qui répugne à l'intelligence ; mais cette parole, qui affecte sans cesse le secret, est sans amour et sans sympathie ; mais cette autorité, qui s'impose, ne présente à la raison d'autre titre que son bon plaisir, d'autre moyen que l'anéantissement même de la raison. Un théosophe ne dit-il pas « Que le raisonnement et le savoir ont causé la chute de l'homme et qu'ils l'y entretiennent ? » Le premier raisonnement, suivant le même écrivain, eut le diable pour auteur (Muralt, Lettres fanatiques, t. I, lettre VII).

Etrange Eglise qui reconnaît pour ses Pères des hommes dont elle rassemble les noms au hasard, sans s'inquiéter s'ils s'accordent entre eux par l'idée, mais à la condition qu'ils soient fâcheux ou étrangers à l'Eglise catholique. Rosencranz, Reuchlin, Agrippa, Schwenkfeld, Bacon, Boehm, Gichtel, Leibniz, Antoinette Bourignon, Jane Leade, Pierre Poiret, Martinez Pasqualis, Saint-Martin, etc., vrais chrétiens que l'on glorifie d'avoir écrit contre les abus, rappelé aux peuples et aux ministres leurs devoirs mutuels, et ramené les esprits égarés à la pratique des vertus et à la véritable doctrine du Christ.

En vérité!... Ces hommes, ces femmes, étonnés, à coup sûr, du nœud qui les rassemble, c'est à eux que l'on doit l'accomplissement de cette œuvre de conciliation et de paix ? C'est Reuchlin, c'est Pic de la Mirandole, écrivains mystiques, confondus avec Bacon, le promoteur de la philosophie expérimentale ; c'est Pordage, c'est Jane Leade, c'est Antoinette Bourignon, c'est le rêveur Jacob Boehm, c'est Gichtel, son disciple, c'est Swedenborg, c'est, en un mot, cette troupe d'illuminés et de fanatiques auxquels on ose associer le nom à jamais révéré, le grand nom de Leibniz! Ces cœurs passionnés, ces [p.831] esprits sans mesure, ces âmes qui n'ont entre elles rien de commun que l'audace du délire et l'entêtement de l'illusion, voilà ceux que l'on appelle les apôtres et les témoins de la vérité ! voilà les sages et les vrais chrétiens auxquels la mission aurait été donnée de rappeler à l'unité les fidèles trompés par les ministres de l'Eglise catholique, quand eux-mêmes, étrangers l'un à l'autre, s'inquiètent si peu que tout se combatte dans leurs systèmes et jusque dans leurs rêves !

Veut-on savoir, par exemple, ce que Saint-Martin pense de Swedenborg :

« Mille preuves dans ses ouvrages qu'il a été souvent et grandement favorisé !mille preuves qu'il a été souvent et grandement trompé! mille preuves qu'il n'a vu que le milieu de l'œuvre et qu'il n'en a connu ni le commencement, ni la fin... En outre, quels sont les témoignages de Swedenborg ? Il n'offre pour preuve que ses visions et l'Ecriture sainte. Quel crédit ces deux témoins trouvent-ils auprès de l'homme qui n'est pas préparé par la raison saine ? » [LCSM, L’Homme de désir, chant 184, v.7]

Ainsi, de l'aveu de Saint-Martin, la mission de Swedenborg dans l'humanité est à peu près stérile. Les erreurs de ce voyant sont manifestes, ses enseignements sans preuve, ou du moins ne reposent que sur l'abus de l'Écriture sainte ou sur des visions purement imaginaires ; et, par une concession théosophique assez bizarre, Saint-Martin semble exiger la préparation d'une raison saine pour accepter de telles visions. Toutefois, s'il réduit à peu près Swedenborg à sa juste valeur, en revanche il demeure incessamment prosterné devant les lumières et le génie de Jacob Bœhm. Mais tous les théosophes ne partagent pas au même degré cet enthousiasme, qui, à la vérité, tient un peu de la manie. L'apologiste d'Antoinette Bourignon, Pierre Poiret, a exprimé sur le voyant de Gorlitz un jugement qui, à certains égards, mérite d'être connu.

« Plusieurs, dit-il, se prévalent des lumières de Jacob Bœhm sans les bien connaître, et, qui pis est, sans bien s'en servir. Il semble que, parce que cet auteur a écrit des choses sublimes, hautes, et d'une intelligence au delà du commun, que quelques-uns prennent sujet de là d'en mépriser les choses basses et simples, comme sont la doctrine de l'humilité, de l'amour de Dieu, du renoncement à soi-même, de la simplicité et bassesse de Jésus-Christ, qui sont la substance de l'Évangile,... et de la vérité nécessaire et salutaire. Jacob Bœhm a davantage recommandé ceci que ses plus sublimes [p.832] découvertes ; mais quelques-uns de ceux qui se veulent prévaloir de lui, au lieu de l'imiter en cela, n'en veulent qu'aux spéculations sublimes et mystiques, à la façon des Grecs et des sages, qui demandent après la science et la subtilité, tenant à mépris la simple et seule doctrine de Jésus-Christ crucifié, qui suffisait néanmoins à saint Paul. Les principes de Jacob Bœhm, tout divins qu'ils soient (comme je les crois en effet), ne sont pas des choses que Dieu exige des hommes pour qu'ils lui deviennent agréables et qu'ils fassent leur salut. Personne, sans doute, ne dira que pour être sauvé il soit nécessaire de connaître formellement ces trois principes et les sept formes de la nature, de la manière qu'il les propose : ce ne peuvent être tout au plus que des accessoires ou des nouveaux motifs pour nous animer au salut ; et non pas des choses nécessaires au salut même, non plus que n'est l'intelligence de l'Apocalypse, que Jacob Bœhm même n'a pas eue. Jésus-Christ ni les apôtres n'ont pas obligé les hommes à cela, et il ne se trouve pas que, lorsqu'ils étaient sur la terre, ils aient eu formellement ces connaissances-là. (Quoi ! pas même le Sauveur ? Il n'est donc qu'un homme ? Nous arrivons au socinianisme). L'auteur même ne les recommande jamais comme nécessaires ; mais bien la mortification et le renoncement à soi-même, l'abandon à Dieu, qui sont les voies seules et uniquement nécessaires à tous les hommes, aussi bien que proportionnées à la capacité de tous. Très peu de personnes pourraient se convertir s'il fallait le faire par la connaissance de Jacob Bœhm, que je ne crois pas que personne comprenne encore solidement et parfaitement, quelque pertinents discours qu'ils puissent en faire, parce que leur connaissance, comme celle des couleurs, ou des plaisirs, ou des passions, consiste dans une vive expérience et dans de très vifs sentiments de ces formes-là, qu'il exprime par les termes d'austère, d'amer, d'âcre, d'igné, de doux ou de lumineux, de suave ou d'éclatant, et semblables… Il y était lui-même si peu attaché qu'il dit d'avoir souvent prié Dieu avec larmes qu'il lui ôtât ces connaissances-là, parce que la grâce de Dieu lui suffisait. Il semble que Dieu les lui ait données, tant pour montrer par avance un échantillon des connaissances et des biens qu'il élargira un peu avant le renouvellement de la terre à ceux qui auront vaincu la corruption... que pour montrer aux savants qu'en vain ils [p.933] cherchent par des efforts hors de Dieu et de la renaissance les secrets de la nature ; et aussi pour servir de motifs à faire rechercher les choses célestes à ceux qui sont accoutumés de s'y prendre par la voie des connaissances et des spéculations extraordinaires et rares ; car Dieu fournit libéralement tous les moyens de retourner à lui, à un chacun selon sa disposition. Ainsi les connaissances particulières de cet auteur… sont des mets ou des viandes de haut goût, plus pour le plaisir de quelques estomacs de certaine constitution, ou pour les dégoûtés, que pour la nécessité absolue et la nourriture ordinaire ; mais ce serait bien une chose mal prise si quelqu'un de ceux qui seraient affriandés à des ragoûts particuliers voulait mépriser le lait, le pain, le vin et les viandes ordinaires et universelles, qui sont l'aliment commun de toutes sortes d'états, des enfants aussi bien que des adultes. Ce serait assurément faire mourir de faim plus de la moitié des hommes que de leur vouloir ôter ces dernières choses pour ne leur recommander que les premières. Il faut que le monde se nourrisse par cette voie commune, il n'y en a point d'autre » (Préface apologétique pour mademoiselle Antoinette Bourignon (par Poiret). Œuvres complètes d'Ant. Bourignon, t. 1, p. 84, 45. Amsterdam, Henry Wetstein, 1686, in-8°).

Ces paroles offrent çà et là quelques éclairs de bon sens ; mais le bon sens dans un théosophe n'est qu'une courte intermittence de délire. Poiret ne se montre un peu raisonnable dans son jugement sur Jacob Bœhm que pour se réserver le droit d'extravaguer sur Antoinette Bourignon. Voici quelques-unes des révélations dont, suivant lui, cette visionnaire aurait été favorisée.

« Elle a eu des lumières principales, dit-il, au delà de celles de Jacob Bœhm, lequel n'a pas connu si particulièrement ni la venue et le royaume de Jésus-Christ sur la terre, ni la manière dont Adam était formé avant son péché... Il n'a pas aussi su que le serpent, au lieu de la forme monstrueuse qu'il a présentement, avait alors celle du corps de l'homme, mais sans âme divine, justement comme les cartésiens supposent une machine du corps humain et qui en ait toutes les fonctions, sans avoir l’âme raisonnable et immortelle ; ce que Dieu avait fait comme pour servir de poupée au divertissement de l'homme, qui a encore retenu l’impression de celle sorte de récréation. [p.834] Il n'a  pas enfin connu que Jésus-Christ subsistât, quant à sa nature humaine, corps et âme, avant la Vierge Marie, ni qu'il fût né d'Adam lors de l'état de sa gloire, comme l'Écriture rend tant de témoignages de ce mystère, qui est demeuré inconnu jusqu'à maintenant que Dieu l'a révélé à mademoiselle Bourignon. »

Le même Poiret met encore les révélations de la célèbre mystique anglaise Jane Leade au même rang que la vision d'Hermas ; mais l'éditeur de Jacob Bœhm, Jean-George Gichtel, prétend que les ouvrages de Jane Leade ne peuvent convenir qu'à des femmes qui suivent la même route, et dédaigne ses manifestations comme émanées d'une source plutôt astrale que divine. Ce vague de doctrines, ce perpétuel désaccord d'opinions, pour ne pas dire cette unanimité de dissentiments ; cette instabilité d'estime qui tour à tour approuve ou répudie ces mobiles témoins de la vérité ; ce contrôle incertain et contradictoire exercé sur l'inspiration même, qui théosophiquement est tenue d'être infaillible (et cependant contradictions inévitables, puisque le critérium de ces jugements n'est autre chose que le caprice du goût sensible sans intervention sérieuse de la raison), permettent-ils aux théosophes de se faire un mérite « s'ils ne font point secte , s'ils ne cherchent pas à se créer des prosélytes ? » Mais cette retenue, qui n'est que la conviction involontaire de l'impuissance, n'a rien qui nous doive édifier ou surprendre. Il faut au moins une erreur commune et une foi commune en cette erreur pour qu'une secte se fonde. Or, il n'y a pas même un seul esprit d'erreur au nom duquel trois théosophes se puissent réunir. La théosophie, comme l'imagination ou l'erreur, s'appelle aussi légion, légion indisciplinée et tumultueuse, où l'on est plusieurs sans cesser d'être solitaire.

Quelle peut être l'action de la théosophie ? religion sans confession de foi, science sans méthode ; et ce mot de méthode répugne même à l'objet de la théosophie. Tantôt elle croit pouvoir se soustraire aux nécessités laborieuses de la méditation et décliner la loi du travail à la sueur du front, revendiquant les jouissances faciles de la vérité, l'intuition ou la notion vive, sorte de quiétisme intellectuel qui prétend aux béatitudes de la pensée par l'anéantissement de l'intelligence. Ainsi, selon Paracelse, l'âme recueillie en elle-même reçoit passivement la vérité par l'illumination divine ; la prière en concentre les rayons au foyer d'un cœur pur. Tantôt c'est la voie de l'observation et du raisonnement qui cherche à s'établir sur ce terrain [p.835] mouvant de la fantaisie et de l'illusion. Rationaliste mystique, Saint-Martin applique les procédés rationnels à des arcanes bizarres, à des dogmes kabbalistiques, aux spéculations abstruses d'une gnose sans rapport avec la science humaine et complètement étrangère à l'ordre normal de nos connaissances.

« Ma tâche dans ce monde, dit-il, a été de conduire l'esprit de l'homme par une voie naturelle aux choses surnaturelles qui lui appartiennent de droit, mais dont il a perdu totalement l'idée, soit par sa dégradation, soit par l'instruction si souvent fausse de ses instituteurs. Cette tâche est neuve, mais elle est remplie de nombreux obstacles, et elle est si lente que ce ne sera qu'après ma mort qu'elle produira ses plus beaux fruits. » [Œuvres posthumes, 1807, p.137 ; Portrait, 1135].

Que veut-il dire ? Veut-il dire seulement que les vérités surnaturelles supérieures à la raison n'impliquent rien qui soit contradictoire à la raison ? S'il borne sa tâche à énoncer cette vérité, sa tâche sera plus utile que neuve. Il est toujours bon de reproduire la vérité, même la plus connue ; mais il ne faut pas s'imaginer que la voie où l'on s'engage soit si nouvelle quand on y trouve pour prédécesseurs la plupart des docteurs de l'Église, tous les théologiens, un grand nombre de philosophes, et en particulier l'immortel auteur de la Théodicée. Veut-il dire que la raison peut, par ses propres forces , atteindre à l'ordre surnaturel et y pénétrer ? Alors il dément sa foi à la Divinité et  à la Parole de Celui qui a dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie. » Car il est évident que; si la raison petit naturellement s'élever à la compréhension des mystères de Dieu, la parole du Réparateur est vaine et sa mission inutile. C'est en outre se résigner d'avance à se passer de résultats que d'essayer une solution rationnelle des mystères de la déchéance, de l'Incarnation et de la grâce. Tout ce que la raison peut faire en présence de ces vérités sublimes, c'est de leur chercher dans l’ordre naturel des analogies infiniment lointaines, des similitudes infiniment trompeuses, des correspondances infiniment obscures; et de se borner, si elle est sage, à trouver sa force dans la conscience même de son infirmité, sa lumière dans le discernement des ténèbres : Cum enim infirmor, tunc potens sum.(Cor., XII, 10).

Dans de fort belles pages sur le Mysticisme, (Revue des Deux-Mondes, 1845, t. XI, p. 470) M. Cousin a [p.836] supérieurement exposé comment la logique même avait dicté à la théodicée de l'école d’Alexandrie une psychologie toute particulière. La raison ni l’amour « ne pouvant atteindre l'absolue unité, l'Être en soi, l'Être indéterminé, l’Innombrable, [dans son ouvrage, Moreau corrige ce terme par innommable] ce Dieu des alexandrins, qui, considéré dans la pensée et dans l'être, devient inférieur à lui-même, » pour correspondre à un tel objet, il faut constater en nous un état analogue, un état qui nous affranchisse de cette double détermination, la connaissance et l'amour ; il faut en un mot que la conscience s'évanouisse dans l'EXTASE. Cette psychologie peut sembler extraordinaire ; elle est du moins parfaitement en rapport avec la métaphysique néoplatonicienne. L’extase est le lien de ce grand système mystique ; c'est la condition nécessaire des communications de l'homme avec l'Être infini, absolument un, absolument indéterminé.

Le mysticisme de Saint-Martin, mysticisme qui se fonde sur l'observation intérieure et le raisonnement, est beaucoup moins conséquent que celui de Plotin. L'âme humaine, profondément interrogée dans sa nature, dans ses désordres et dans ses souffrances, peut bien découvrir aux yeux de l'observateur les phénomènes variés de son activité, et soulever un coin du voile qui couvre son passé et ses destinées à venir; mais par quels degrés Saint-Martin l'élève-t-il jusqu'à recevoir ici-bas les communications supérieures, ou plutôt par quelle faculté d'intuition naturelle lui donne-t-il accès vers l'absolu ou l'infini ? Ou je m'abuse entièrement, ou cet état psychologique qui nous porte naturellement dans la région surnaturelle n'est signalé nulle part dans les écrits de Saint-Martin. Je lis cependant dans la notice de M. Gence : « Ici, c'est une porte plus élevée; ce n'est pas seulement la faculté affective, c'est la faculté intellectuelle qui connaît en elle son principe divin, et par lui le modèle de cette nature que Malebranche voyait non activement en lui-même, mais spéculativement en Dieu, et dont Saint-Martin découvre le type dans son être intérieur par une opération active et spirituelle qui est le germe de la connaissance. » [Jean Baptiste Modeste Gence, Notice biographique sur Louis-Claude de Saint Martin, ou Le philosophe inconnu Paris, 1824, p.18]

A travers la vague et l'obscurité de cette explication, le seul trait saisissable, et qui pourrait répondre à la question, au lieu de l'éclaircir la complique d'une difficulté nouvelle : « C'est la faculté intellectuelle qui connait en elle son principe divin. » Or, il ne s'agit pas ici de la notion de Dieu telle que l'âme peut la puiser naturellement dans le principe de causalité, per ea quæ conspiciuntur ; il s'agit [p.837] d'une connaissance directe, familière, intime ; de cette conversation spirituelle où il est permis à l'homme réconcilié de dire: Mon Père ! et d'entendre dire : Mon fils. Eh bien ! cette connaissance directe, cette communion mystique de l'âme avec son principe n'est pas un phénomène psychologique : l'observation ou l'analyse ne la donne pas à Saint-Martin. Ce fait a une origine plus haute et plus nouvelle ; il vient de la source même de la pensée et de la vie qui a épanché sur nous les eaux de sa grâce : c'est Dieu lui-même qui est venu nous initier à cette connaissance de Dieu. Mais pour que ce fait surnaturel et divin se produise en nous, il faut précisément commencer par admettre toutes les vérités dont Saint-Martin poursuit la recherche à la lueur imaginaire d'un flambeau qu'elles seules peuvent allumer ; car la conviction de ces vérités prépare l'intelligence au don de la foi ; la foi seule peut ouvrir l'oreille intérieure à la parole de vie. Si du moins, à l'exemple de l'école d'Alexandrie, le philosophe inconnu prenait pour point de départ une théodicée hardie, on concevrait à la rigueur que l'âme, emportée et tout à la fois éclairée par l'audace de la spéculation, pût se créer une faculté illusoire de communication avec Dieu et se faire une psychologie au désir de sa métaphysique. Mais la conscience humaine qui ne veut pas sortir de soi pour explorer les voies de la vérité ne peut découvrir en soi que soi-même, avec tous les faits de douleur et de corruption qu'elle renferme, avec ses doutes, ses erreurs et ses chancelantes lumières. Le soleil divin s'est retiré, emmenant la paix de la nature primitive; ce n'est donc que par une action surnaturelle qu'il reviendra visiter et recueillir les ruines de l'âme. La béatitude infinie de Dieu, l'infinie misère de l'homme, ce double abime se rit du mysticisme confiant qui prétend s'élever naturellement à l'ordre surnaturel. « Nul ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils daigne en révéler la connaissance » (Neque Patrem quis novit nisi Filius, et cui voluerit Filius revelare. Matth., XI, 27). On ne parvient à la connaissance du principe que par le Dieu-homme, par le mystère de l'Incarnation et de la Rédemption. Car c'est une vérité de foi, et non pas un fait de conscience, que l'infini se soit abaissé jusqu'à nos ténèbres pour les éclairer, jusqu'à nos blessures pour les guérir, jusqu'à nos crimes pour les expier. L'immolation perpétuelle consommée par l'amour infini, qui [p.838] seule a rétabli le commerce d'amour entre l'homme et Dieu, est l'unique foyer des lumières surnaturelles. Jésus-Christ n'attend donc pas que l'on vienne à lui par la science, car ce n'est pas la science aride qui correspond à l'amour; ce n'est pas à la tête que s'adressent les élans du cœur. Et il n'est pas vrai toutefois qu'il se faille « casser la tête, » non plus qu'il ne se faut « casser le cœur » (« Ce n'est pas la tête qu'il faut se casser pour avancer dans la carrière de la vérité, c'est le cœur ». Portrait, 642). pour arriver à la vérité; ce n'est pas un cœur aveugle ni une intelligence obscurcie et brisée que l'amour demande. Non; mais il faut que dans une juste mesure l'intelligence aime, il faut que le cœur voie, et l'union de ces deux puissances de l'homme indivisible constitue le fait surnaturel que nous appelons la foi. La foi est un acte complet, car c'est tout ensemble un acte d'amour et un acte d'intelligence ; c'est un acte réparateur, car il rend à nos facultés de connaître et d'aimer leur antique élan vers la source de toute béatitude et de toute lumière ; c'est un acte déterminé, car Dieu fait homme est son objet (« La foi de l'homme, dit Swedenborg, ressemble au regard qui se perd dans les profondeurs du ciel ; mais le Dieu fait homme lui a donné des limites et un objet déterminé ».) ; c'est un acte infini, car Jésus-Christ est la vérité et la vie, Jésus-Christ est, selon le chant divin de l'Eglise, « la victime de salut qui nous ouvre la porte du ciel. » La prétention de correspondre directement avec Dieu, en s'affranchissant de cet acte éminemment mystique et éminemment raisonnable, est une conception de l'orgueil, payée d'ordinaire par l'illusion et l'impuissance. Le mysticisme rationnel ou gnostique répugne à la raison elle-même en lui demandant des résultats qu'elle ne peut lui donner ; il l'outrage en voulant, pour ainsi dire, lui arracher sa sanction à des excès qu'elle ignore et dont elle ne saurait être complice. Le mysticisme chrétien est le seul vrai; c'est le mysticisme de l'affection, c'est l'effusion des trésors du cœur. A ce mysticisme-là tout est permis ; il a l'immense liberté accordée à l'amour. Il est vrai, parce qu'il est humble; il est tranquille, parce qu'il se sait infaillible de toute l'infaillibilité de sa foi; il est fort, parce qu'il est tout l'homme intérieurement pacifié, le vivant hommage de sa volonté et de son intelligence réconciliées. « Je suis là où est ma pensée, dit admirablement [p.839] l'auteur de l'Imitation, et ma pensée est d'ordinaire où est ce que j'aime » (Imit., lib. III, cap. 48).

Ce mysticisme, qui, suivant les expressions de Gerson, « a pour but suprême le ravissement, non de l'imagination ou de la raison, mais de l'âme tout entière sortant d'elle-même pour se reposer en Dieu, unique objet de son amour, et pour s'unir à lui d'une union si étroite qu'elle ne fasse plus qu'un esprit avec lui ; » ce mysticisme, qui n'est que l'accomplissement littéral de ces paroles du Sauveur: « Je suis en eux et vous en moi, afin qu'ils soient consommés dans l'unité... » ce mysticisme, pratiqué par les saints et par tous les maîtres de la vie intérieure, ne doit rien et ne ressemble en rien à l'extase alexandrine et orientale, à laquelle il a été comparé. Il en est éloigné de toute la distance qui sépare la doctrine chrétienne du panthéisme indien et de l'hellénisme gnostique. L'union que la parole de Jésus-Christ nous donne en Dieu n'emporte pas, en effet, l'unification de la substance, mais l'unification de l'amour ; elle ne demande pas le renoncement extatique de la personne humaine au sein de l'absolu ; elle n'exige pas de l'être intelligent et moral qu'il sacrifie sa conscience et sa liberté pour s'anéantir dans cette sublime chimère de l'Être en soi ; elle ne présente pas à l'âme fidèle , comme terme suprême de la connaissance et de l'amour, l'évanouissement de toutes ses facultés et de toutes ses puissances dans l'abîme d'une Divinité impersonnelle, puisqu'au contraire, pour atteindre jusqu'à ce Dieu en trois personnes, jusqu'à «cette Trinité dont la communion fait le bonheur des Anges, » (Ad illam Trinitatem cujus et angeli participatione beati sunt. De Civit. Dei, lib. IX, 15) il faut passer par le Dieu-homme, unir sa volonté, son cœur, son esprit, à la volonté, au cœur, à l'esprit du céleste Epoux de toutes nos misères, embrasser cet Esclave médiateur qui élève l'esclave jusqu'à l'infini, humble « voie de la vie qui dans le ciel est la vie même. » (In forma servi ut mediator esset.., idem in inferioribus via vitæ, qui in superioribus vita. Ibid). C'est l'humanité de Jésus-Christ visiblement apparue dans le temps, authentiquement attestée par l'histoire, c'est la personne même de ce Dieu avec nous qui consacre le dévouement et la souffrance, c'est ce divin fondement de notre loi, de notre foi et de nos espérances, qui défend la piété chrétienne [p.840] de toute ressemblance avec l'ascétisme brahmanique et l'extase néoplatonicienne.