1. - Exposé du système métaphysique de Saint-Martin

[p.840] Il y a une loi pour tous les êtres : il doit y avoir une loi, et une loi évidente, pour l'homme. Cette loi assigne un but à son activité, et l'impuissance de ses efforts pour y atteindre ne prouve rien contre la réalité de ce but; elle ne prouve que l'erreur des voies où il s'engage. Le malheur de l'homme ici-bas n'est donc pas d'ignorer qu'il y a une vérité, mais de se méprendre sur la nature de cette vérité. Or, ce qui répand dans son intelligence la confusion et le trouble, c'est ce mélange de lumière et d'ombre, d'harmonie et de désordre, de bien et de mal, qu'il aperçoit dans l'univers et dans lui-même. Ainsi l'observation de la nature et de l'homme suggère l'idée de deux principes opposés. Toutefois cette notion, juste et vraie, est devenue une source d'erreurs graves. Les deux principes admis, on n'a plus su en reconnaitre la différence. Tantôt on les a élevés en un même rang de puissance, de grandeur et de durée ; tantôt on a placé le bien et le mal dans un seul et même principe ; enfin quelques-uns se sont efforcés de croire que tout marchait sans ordre et sans loi, et, ne pouvant expliquer le bien et le mal, ils ont pris le parti de nier l'un et l'autre. Quand on leur a demandé quelle était donc l'origine de tous ces préceptes universellement répandus sur la terre, de cette voix intérieure et uniforme qui force tous les peuples à les adopter, ces observateurs ont alors traité d'habitudes les sentiments les plus naturels ; ils ont attribué à l'organisation et à des lois mécaniques la pensée et toutes les facultés de l'homme (voir l’encadré) ; ils ont prétendu [p.841] qu'opprimé par la supériorité des éléments et des êtres dont il est entouré il avait imaginé qu'une certaine puissance indéfinissable gouvernait et bouleversait à son gré la nature. Et de là ces principes chimériques de subordination et d'ordre, de peines et de récompenses, perpétuées par l'éducation et l'exemple, sauf des différences considérables dues aux circonstances et aux climats.

Encadré (Note de L. Moreau)

« L'auteur frénétique du Système de la Nature (d'Holbach) a vivement senti que le nombre des philosophes bien imbus de l'esprit de leur état était trop petit. Le peu d'espérance qu'il avait de vivre assez longtemps pour voir de ses yeux la bienheureuse révolution qui devait créer un nouveau monde a fait éclater son indignation contre la réserve et l'indolence de tous ces écrivains qui laissaient encore subsister des idées de Dieu et de la liberté de l'homme; et il a voulu, pour sa consolation, se repaitre en idée du spectacle qu'offrira la terre lorsque le vœu de la philosophie sera accompli. Il a salué de loin et du bord de son tombeau un univers délivré de son auteur et de ses maîtres, et tout le genre humain en possession des prérogatives dont jouissent les autres êtres vivants, sans Dieu, sans autels, sans culte, sans lois et sans tribunaux. Et afin que la génération présente pût goûter quelque chose de cette félicité trop reculée dans l'avenir et que les malheureux de tous les états se ressentissent du pouvoir de la philosophie pour béatifier le genre humain et rendre l'honneur et l'innocence à tout ce que des préjugés insensés appellent des crimes, ce profond interprète de la nature change tous les penchants que les illusions sociales attribuent à l'avilissement et à la dépravation du cœur en des impulsions organiques, en des modes physiques de constitution et de tempérament... Il met au rang des imbéciles et des dévots ceux qui, ayant rejeté la spiritualité et l'immortalité de l'âme, méconnaissant l'énergie de la nature, lui proposent un moteur mystérieux et théologique, et retiennent des idées de morale, de causes finales, de justice et de vertu. Enfin il démontre parfaitement qu'abandonner la foi, sans se faire athée est une inconséquence de la plus haute absurdité, et qu'il n'y a d'autre parti à prendre que de redevenir chrétien pour tout philosophe qui craint de le suivre dans l'essor de son audace ».

Pensées sur la philosophie de l'incrédulité, par l'abbé Lamourette. Paris, in-8°, 1786, p. 96, 97, 99.

C'est que l'on a voulu chercher la vérité dans les apparences de la nature matérielle, au lieu de descendre en soi-même ; c'est que l'on a voulu expliquer l'homme par les choses, et non les choses par l'homme.

Si, en effet, prenant pour point de départ l'observation intérieure qui lui découvre en même temps l'existence de deux principes, le bonheur et la paix avec l'un, le trouble et la fatigue avec l'autre, l'homme eût étendu cette observation à tous les êtres de l'univers, il eût pu fixer ses idées sur la nature du bien et du mal, et sur leur véritable origine.

Or le bien est, pour chaque être, l’accomplissement de sa propre [p.842] loi, et le mal ce qui s'y oppose. Chacun des êtres n'ayant qu'une seule loi, comme tenant tous à une loi première qui est une, le bien ou l'accomplissement de cette loi doit être unique aussi, quoiqu'il embrasse l'infinité des êtres. Au contraire, le mal ne peut avoir aucune convenance avec cette loi, puisqu'il la combat; dès lors il ne peut plus être compris dans l'unité, puisqu'il tend à la dégrader en voulant former une autre unité. Il est faux, puisqu'il ne peut pas exister seul; que, malgré lui, la loi des êtres existe en même temps que lui, et qu'il ne peut jamais la détruire, lors même qu'il en gêne ou qu'il en dérange l'accomplissement.

D'où se conclut cette différence infinie entre les deux principes : le bien tient de lui-même toute sa puissance et toute sa valeur ; le mal n'est rien quand le bien règne; le mal n'a par lui-même aucune force ni aucuns pouvoirs ; le bien en a d'universels qui sont indépendants et qui s'étendent jusque sur le mal même : d'où il suit, en un mot, qu'entre ces deux principes on ne saurait admettre aucune égalité de puissance et de durée.

Si la puissance et toutes les vertus forment l'essence du bon principe, il est évident que la sagesse et la justice en sont la règle et la loi ; d'où il suit que, si l'homme souffre, il doit avoir eu le pouvoir de ne pas souffrir.

Nos peines sont donc un témoignage de notre faute et par conséquent de notre liberté. Nous nous sommes volontairement écartés du bon principe pour nous livrer à l'action du mauvais. Mais ce mauvais principe, s'il s'oppose à l'accomplissement de la loi d'unité des êtres, il faut qu'il soit lui-même dans une situation désordonnée. Il souffre les mêmes souffrances qu'il répand autour de lui. Ses souffrances sont aussi un tribut qu'il paie à la justice et une preuve du dérèglement de sa volonté qui l'a rendu mauvais ; car s'il n'eût abusé primitivement de sa liberté, il ne se serait jamais séparé du bon principe, et le mal serait encore à naître. Le Mal n'est donc qu'un désordre primitif de la Volonté.

En descendant en nous-mêmes, nous sentons que c'est une des premières lois de la justice universelle qu'il y ait toujours un rapport exact entre la nature de la peine et celle du crime. Il est donc juste que l'auteur du mal soit abandonné à sa mauvaise volonté, c'est-à-dire à son impuissante contradiction aux plans de celui qui est à la fois la vérité et la puissance, en sorte qu'il trouve sa peine dans [p.843] l'exercice même de son crime, que ses ténèbres se multiplient par son obstination, et son obstination par ses ténèbres.

La loi de la justice s'exécute également sur l'homme. La durée de cette vie corporelle n'est guère qu'un temps de châtiment et d'expiation, qui implique sa déchéance d'un état antérieur de gloire et de félicité. Chacune de ses souffrances est un indice du bonheur qui lui manque ; chacune de ses privations prouve qu'il était fait pour la jouissance ; chacun de ses assujettissements lui annonce une ancienne autorité...... Mais la justice, qui atteint l'homme dans tout son être, a été tempérée par la miséricorde. Il peut, malgré sa condamnation, se réconcilier avec la vérité, et en goûter de temps en temps les douceurs, comme si, en quelque sorte, il n'en était pas séparé.

Toutefois, ces secours accordés à l'homme pour sa réhabilitation tiennent à des conditions très rigoureuses. Assujetti par son crime à la loi du temps, il ne peut éviter d'en subir les pénibles effets. Les premiers pas qu'il fait dans la vie annoncent qu'il n'y vient que pour souffrir, et qu'il est vraiment le fils du crime et de la douleur. Ce corps matériel dont il est revêtu est l'organe de sa souffrance, l'obstacle à toutes ses facultés, l'instrument de toutes ses privations. La jonction de l'homme à cette grossière enveloppe est la peine même à laquelle son crime l'a assujetti temporellement (Manichéisme). Et cependant, malgré les ténèbres qu'elle répand sur notre intelligence, cette enveloppe est aussi le canal par où arrivent dans l'homme les connaissances et les lumières de la vérité.

Mais de ce que les sens ont aujourd'hui un rôle si important dans les relations de l'homme avec la vérité, quelques-uns ont prétendu qu'il n'y a pour lui d'autres lois que celles de ses sens et qu'il ne peut avoir d'autres guides. Tel est l'humiliant système des sensations, qui ravale l'homme au-dessous de la bête, puisque celle-ci, ne recevant jamais qu'une seule sorte d'impulsion, n'est pas susceptible de s'égarer, au lieu que l'homme, étant placé au milieu des contradictions, pourrait, selon cette opinion, se livrer indifféremment à toutes les impressions dont il serait affecté..

Mais si l'on réduit l'homme à n'être qu'une machine, encore faudrait-il reconnaître qu'il est une machine active, c'est-à-dire [p.844] ayant en elle-même son principe d'action ; car, si elle était purement passive, elle recevrait tout et ne rendrait rien. Alors, dès qu'elle manifeste quelque activité, il faut qu'elle ait au moins en elle le pouvoir de faire cette manifestation ; et sans ce pouvoir inné dans l'homme, il lui serait impossible d'acquérir ni de conserver la science d'aucune chose. Il est donc clair que l'homme porte en lui la semence de la lumière et des vérités dont il offre si souvent les témoignages.

Il y a des êtres qui ne sont qu'intelligents, il y en a qui ne sont que sensibles ; l'homme est à la fois l'un et l'autre. Ces différentes classes d'êtres ont chacune un principe d'action différent ; l'homme seul les réunit tous deux.

Si l'homme actuel n'avait que des sens, ainsi que les systèmes humains le voudraient établir, on verrait toujours le même caractère dans toutes ses actions, et ce serait celui de ses sens. Comme la bête, toutes les fois qu'il serait excité par ses besoins corporels, il tendrait à les satisfaire, sans jamais résister à aucune de leurs impulsions. Pourquoi donc l'homme peut-il s'écarter de la loi des sens ? Pourquoi peut-il se refuser à ce qu'ils lui demandent ? Pourquoi y a-t-il dans l'homme une volonté qu'il peut mettre en opposition avec ses sens, s'il n'y a pas en lui plus d'un être ?

Or, de même qu'entre l'animal et les êtres inférieurs il y a une différence considérable dans les Principes, quoiqu'ils aient les uns et les autres la faculté végétative, de même l'homme a de commun avec l'animal un Principe actif, susceptible d'affections corporelles et sensibles, mais il est essentiellement distingué par son principe intellectuel, qui anéantit toute comparaison entre lui et la bête.

Car, bien que la loi d'un Principe inné à tous les êtres soit unique et universelle, il faut se garder de dire que ces Principes soient égaux et agissent uniformément dans tous les êtres (Monadologie). L'observation découvre entre eux une différence essentielle, et surtout entre les Principes innés dans les trois règnes matériels et le Principe sacré dont l'homme seul est favorisé.

Les auteurs des systèmes injurieux à l'homme n'ont pas su distinguer la nature de nos affections. D'un côté ils ont attribué à notre être intellectuel les mouvements de l'être sensible, et de l'autre ils [p.845] ont confondu les actes de l'intelligence avec des impulsions matérielles, bornées dans leurs principes comme dans leurs effets. Loin d'éclairer l'homme sur le bien et sur le mal, ils le tiennent dans le doute et dans l'ignorance sur sa propre nature, puisqu'ils suppriment les seules distinctions qui pourraient l'en instruire.

Le principal objet de l'homme devrait donc être d'observer continuellement la différence infinie qui se trouve entre ses deux facultés sensible et intellectuelle, et entre les affections qui leur sont propres. Car, dans l'union intime de ces deux facultés, si l'homme cesse de veiller un instant; il ne démêlera plus ses deux natures, et dès-lors il ne saura où trouver les témoignages de l'ordre et du vrai.

«L'usage continuel, dit Saint-Martin, que je fais des mots facultés, actions, causes, principes, agents, propriétés, vertus, réveillera sans doute le mépris et le dédain de mon siècle pour les qualités occultes. Cependant il serait injuste de donner ce nom à cette doctrine uniquement parce qu'elle n'offre rien aux sens. Ce qui est occulte pour les yeux du corps, c'est ce qu'ils ne voient point ; ce qui est occulte pour l'intelligence, c'est ce qu'elle ne conçoit point : or, dans ce sens, je demande s'il est quelque chose de plus occulte pour les yeux et pour l'intelligence que les notions généralement reçues sur tous les objets que je viens d'annoncer ? Elles expliquent la matière par la matière, elles expliquent l'homme par les sens, elles expliquent l'Auteur des choses par la nature élémentaire. » (Erreurs et Vérité, p. 70).