1843 - Revue des Deux Mondes – T 3

Calendrier perpetuel 1840Revue des deux mondes
Treizième année – Nouvelle série
Paris. Au bureau de la Revue des deux mondes, rue des Beaux Arts, 10
Livraison du 1 août 1843

Le comte Joseph de Maistre. – II - par Monsieur de Sainte-Beuve

Extrait, pages 361-363

Revue des Deux Mondes – Le comte Joseph de Maistre

Trois écrivains du plus grand renom débutaient alors à peu près au même moment, chacun de son côté, sous l'impulsion excitante de la révolution française, et on les peut voir d'ici s'agiter, se lever sous le nuage immense, comme pour y démêler l'oracle : on reconnaît Mme de Staël, M. de Maistre et M. de Châteaubriand.

Le plus jeune des trois, le seul même qui fût à son vrai début, M. de Châteaubriand, en ce fameux Essai sur les Révolutions, versant à flots le torrent de son imagination encore vierge et la plénitude de ses lectures, révélait déjà, sous une forme un peu sauvage, la richesse primitive d'une nature qui sut associer plus tard bien des contraires; d'admirables éclairs sillonnent à tout instant les sentiers qu'il complique à plaisir et qu'il entrecroise; à travers ces rapprochements perpétuels avec l'antiquité, jaillissent des coups d'œil singulièrement justes sur les hommes du présent : lui-même, après tout, l'auteur de René comme des Études, l'éclaireur inquiet, éblouissant, le songeur infatigable, il est bien resté, jusque sous la majesté de l'âge, l'homme de ce premier écrit.

Mme de Staël, qui, à la rigueur, avait déjà débuté par ses Lettres sur Jean-Jacques, et qui devait accomplir un jour sa course [p.362] généreuse par ses éloquentes et si sages Considérations, laissait échapper alors ses réflexions, ou plutôt ses émotions sur les choses présentes, dans son livre de l'Influence des Passions sur le Bonheur; mais ce titre purement sentimental couvrait une foule de pensées vives et profondes, qui, même en politique, pénétraient bien avant.

M. de Maistre, enfin, dont nous avons surpris les vrais débuts antérieurs, éclatait pour la première fois par un écrit étonnant, que les années n'ont fait, à beaucoup d'égards, que confirmer dans sa prophétique hardiesse, et qui demeure la pierre angulaire de tout ce qu'il a tenté d'édifier depuis. Dès le premier mot, il indique le point de vue où il se place : comme Montesquieu, il commence par l'énoncé des rapports les plus élevés, mais c'est en les éclairant de la Providence : « Nous sommes tous attachés au trône de l'Être suprême par une chaîne souple, qui nous retient sans nous asservir. » Ce sont les voies de la Providence dans la révolution française que l'auteur se propose de sonder par ses conjectures et de dévoiler autant qu'il est permis. L'originalité de la tentative se marque d'elle- même. Le XVIIIe siècle ne nous a pas accoutumés à ces regards d'en haut, perdus en France depuis Bossuet. Pour être juste toutefois, il convient de rappeler qu'un homme que M. de Maistre a beaucoup lu tout en s'en moquant un peu, le Philosophe inconnu, Saint-Martin publiait, à la date de l'an III (1795), sa Lettre à un Ami, ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française, curieux opuscule dans lequel le point de vue providentiel est formellement posé (1). Que M. de Maistre ait lu cette lettre [p.363] de Saint-Martin au moment même où elle fut publiée, on n'en saurait guère douter, parce qu'elle dut parvenir très vite à Lausanne, où se trouvait alors un petit noyau organisé de mystiques, dont le plus connu, Dutoit-Membrini, venait de mourir précisément en ces années. Or, si l'on suppose M. de Maistre recevant, ainsi qu'il est très probable, la communication de cette brochure dans le temps où il écrivait son pamphlet de Claude Têtu, mûr comme il était sur la question et tout échauffé par le prélude, il lui suffit d'un éclair pour l'enflammer; il dut se dire à l'instant, dans sa conception rapide, que c'était le cas de refaire la brochure de Saint-Martin, non plus avec cette mollesse et cette fadeur à demi inintelligible, non dans un esprit particulier de mysticisme et dans une phraséologie béate qui tenait du jargon, mais avec franchise, netteté, autorité, en s'adressant aux hommes du temps dans un langage qui portât coup et avec des aiguillons sanglants qui ne leur donneraient pas envie de rire. Les dates, les circonstances locales, l'analogie du point de vue général et même d'un certain ordre d'idées aux premières pages tout concourt à prêter à cette conjecture une vraisemblance que rien d'ailleurs ne dément (2).

Notes

(1) Et pour que l'on comprenne mieux dans quel sens analogue à celui de M. de Maistre, voici ce qu'après un préambule sur ses principes spiritualistes et sur la liberté morale, Saint-Martin disait à son ami : « Supposant donc... toutes ces bases établies et toutes ces vérités reconnues entre nous deux, je reviens, après cette légère excursion, me réunir à toi, te parler comme à un croyant, te faire, dans ton langage, ma profession de foi sur la révolution française, et t'exposer pourquoi je pense que la Providence s'en mêle, soit directement, soit indirectement, et par conséquent pourquoi je ne doute pas que cette révolution n'atteigne à son terme, puisqu'il ne convient pas que la Providence soit déçue et qu'elle recule.

« En considérant la révolution française dès son origine, et au moment où a commencé son explosion, je ne trouve rien à quoi je puisse mieux la comparer qu'à une image abrégée du jugement dernier, où les trompettes expriment les sons imposants qu'une voix supérieure leur fait prononcer, où toutes les puissances de la terre et des cieux sont ébranlées, et où les justes et les méchants reçoivent dans un instant leur récompense ; car, indépendamment des crises par lesquelles la nature physique sembla prophétiser d'avance cette révolution, n'avons-nous pas vu, lorsqu'elle a éclaté, toutes les grandeurs et tous les ordres de l'état fuir rapidement, pressés par la seule terreur, et sans qu’il y eût d’autre force qu’une main invisible qui les poursuivit ? N’avons-nous pas vu, dis-je, les opprimés reprendre, comme par un pouvoir surnaturel, tous les droits que l’injustice avait usurpés sur eux ?
« Quand on la contemple, cette révolution, dans son ensemble et dans la rapidité de son mouvement, et surtout quand on la rapproche de notre caractère national, qui est si éloigné de concevoir, et peut-être de pouvoir suivre de pareils plans, on est tenté de la comparer à une sorte de féerie et à une opération magique; ce qui a fait dire à quelqu'un qu'il n'y aurait que la même main cachée qui a dirigé la révolution qui pût en écrire l'histoire.
« Quand on la contemple dans ses détails, on voit que, quoiqu'elle frappe à la fois sur tous les ordres de la France, il est bien clair qu'elle frappe encore plus fortement sur le clergé... » Et il poursuit en s'attachant à exposer le mode de vengeance providentiel sur le clergé dans le sens qu'il entend. M. de Maistre, lui, l'entendait un peu différemment; mais peu importent ces variétés : la donnée providentielle est la même.

(2) Voir ce qui est dit de Saint-Martin en divers endroits des Soirées de Saint- Pétersbourg, particulièrement dans le onzième entretien.

Extrait, pages 378-379

M. de Maistre fut conduit à son livre du Pape par sa force logique. Il était pénétré du gouvernement temporel de la Providence et en avait vu les coups de foudre dans notre révolution; mais, au lieu [p.379] de se borner à reconnaître et à constater, il s'avisa de vouloir compter, en quelque sorte, ces coups, d'en sonder la loi mystérieuse et de remonter au dessein suprême. Son esprit positif et précis ne pouvait s'accommoder d'une vague idée et d'un à-peu-près de Providence, ne se manifestant que çà et là. Or, pour faire cette Providence complète et vigilante, et sans cesse unie à l'homme, il fallait lui trouver un organe et un oracle permanent. Il n'était pas homme, comme les mystiques, comme Saint-Martin et les autres, à supposer je ne sais quelle petite église secrète et quelle franc-maçonnerie à voix basse, dont le sacerdoce catholique n'eût été qu'un simulacre sans vertu, une ombre dégradée et épaissie. Quant aux protestants et aux chrétiens libres, disséminés, croyant à la Bible sans interprète, c'est-à-dire, selon lui, à l’écriture sans la parole et sans la vie, il ne s'y arrêtait même pas. Pour lui, le siège et l'instrument de la chose sacrée devait être manifeste et usuel, visible et accessible à toute la terre; ce ne pouvait être que Rome; et, comme les objections abondaient, il se fît fort de les lever historiquement, dogmatiquement, et de tout expliquer : tour de force dont il s'est acquitté moyennant quelques exploits incroyables de raisonnement, moyennant surtout quelques entorses çà et là à l'exactitude et à l'impartialité historiques, comme Voltaire, Daunou et les autres détracteurs en ont donné dans l'autre sens ; mais les entorses de De Maistre sont magnifiques et à la Michel-Ange. Les autres, les enragés et les malins, n'ont donné que des croc-en-jambe.

Extrait, pages 386

M. de Maistre n'était pas homme à y rester insensible, et il se serait maintenu, on peut l'affirmer, plus favorable à Bacon, s'il n'avait aussi été impatienté de tout ce qu'on a débité de lieux-communs à son propos. C'est bien là l'effet, par exemple, que devait produire Garat, le faiseur disert de préfaces et de programmes, à son cours des anciennes Écoles normales : il trouva moyen de mettre hors des gonds l'excellent Saint-Martin., l'un des élèves, lequel, tout pacifique qu'il était, l'attaqua sur ses prétentions baconiennes avec chaleur et, qui plus est, netteté, mais en rendant tout respect à Bacon (2). — [p.387] Beaucoup des paradoxes et des sorties de M. de Maistre sont ainsi (faut-il le répéter ?) les éclats d'un homme d'esprit impatienté d'avoir entendu durant des heures force sottises, et qui n'y tient plus ; les nerfs s'en mêlent : il va lui-même au-delà du but, comme pour faire payer l'arriéré de son ennui.

Notes
(2) Voir au tome III des Séances des Écoles normales (édit. de 1801), page 113; Saint-Martin y marque énergiquement combien personne ne ressemble moins au simple et mince Condillac que l'ample et fertile Bacon : « Quoiqu'il me laisse beaucoup de choses à désirer, il est néanmoins pour moi, non seulement moins repoussant que Condillac, mais encore cent degrés au-dessus… Je suis bien sûr que j'aurais été entendu de lui, et j'ai lieu de croire que je ne l'aurais pas été de Condillac… Aussi l'on voit bien qu'il vous gène un peu. Après vous être établi son disciple, vous n'approchez de son école que sobrement et avec précaution. »