Baader. Extrait, pages 389-391

Deux autres, Baader et M. de Schubert [pour qui la postérité a commencé au point que nous pouvons le nommer ici] le firent avec plus d'autorité et de séduction.

Le premier [né en 1765, mort en 1841], d'abord élève en médecine, puis naturaliste, professeur et écrivain à la fois théologique, philosophique et politique, versa dans ses leçons, dans ses écrits, qui formeront une quinzaine de volumes in-8°, et dans sa correspondance avec Jacobi, Jung-Stilling, le prince de Galitzin et le comte de Stourdza, tout [page 390] ce que sa vaste et féconde intelligence et son âme mystique avaient amassé d'idées. [Œuvres complètes, sous presse.] Profondes, ingénieuses ou nouvelles, elles s'étendaient sur les sciences physiques, la théologie et la politique ; sur la vie organique ou l'incarnation du principe spirituel ; sur le « nouvel obscurantisme qui conteste jusqu'à la perception d'une vie meilleure »; sur la maxime qu'on ne peut pas abuser de la raison; sur la morale fondée par la physique elle-même ; sur l'alliance de la politique avec la religion amenée par la révolution française; sur l'eucharistie, l'extase, le magnétisme, la clairvoyance, et toutes les questions du mysticisme, y compris celles que soulevaient Paracelse, Bœhme, Swedenborg et Saint-Martin, dont Baader goûtait les ouvrages. [V. sa préface pour la traduction du livre de l'Esprit et de l'Essence des choses.] Baader, qui se sentait appelé surtout à combattre l'inévitable panthéisme de la famille de Kant, fondait toute sa spéculation éthique et théologique sur ces trois principes : 1° que, loin d'identifier ou de séparer Dieu et le monde, il faut les distinguer et les unir; 2° que l'Esprit, pour son perfectionnement, a besoin de la Nature, la Nature, pour le sien, de l'Esprit; 3° que tout ce qui a vie entretenant deux rapports [donner la vie et la recevoir] l'intelligence humaine a nécessairement aussi ces deux rapports : une sphère de reproduction inférieure à elle et où elle communique, et une sphère de réception, supérieure à elle et divine et d'où elle s'alimente, ce qui n'est pas affaire de son choix ou de son caprice, mais de son instinct d'une part et de la grâce de Dieu d'une autre.

Baader est surtout éloquent quand il développe ce dernier ordre d'idées, que le christianisme seul a fait nettement comprendre à l'humanité, en enseignant que l'élévation dans la région divine est une véritable régénération venue de Dieu, suivie d'une ingénération en Dieu, c'est-à-dire d'une unification avec lui. [page 391]

Comme les autres mystiques, Baader explique tous les problèmes, toutes les difficultés de l'état actuel, par la chute de la nature, suite de celle de l'homme et de la malédiction dont elle fut frappée avec lui. [Hoffmann, die Vorhalle zu Baader. — Lutterbeck, über den philosophischen Standpunkt Baaders, 1854.]

Ces vues séduisirent deux écrivains de puissante énergie et de grande érudition, Goerres et Molitor. Goerres les présenta sous des formes plus ecclésiastiques, plus sanctionnées par l'autorité de l'Église, dans son Histoire de la mystique chrétienne et d'autres ouvrages où toute la science humaine, la mythologie elle-même, est au service de l'idée religieuse et qui eurent de l'écho jusqu'en France. Molitor, encore plus mystique, s'attacha surtout à présenter la kabbale sous la forme d'une spéculation moderne et sous le jour complet que le christianisme est venu y répandre. [Philosophie der Geschichte oder über Tradition. Munster, 2e éd. 1853, 4 v.]

L'influence de Baader, dont les études étaient riches et variées, le caractère honorable et la piété très indépendante, fut à ce point profonde, malgré les bizarreries de son style et l'excentricité de son mysticisme, qu'elle amena les modifications empreintes d'une si haute pensée que M. de Schelling fit dans ses doctrines à partir de 1809. [Préface de la 2e édition de Baaders kleine Schriften, par M. Hoffmann.] Ses écrits embrassent les catégories suivantes : philosophie de la connaissance et philosophie fondamentale, philosophie de la nature, de l'esprit, de la société, de la religion, mélanges. Et partout éclate avec énergie l'idée : que le spiritualisme supernaturel qu'on n'a cessé d'opposer à un naturalisme vicieux dans la spéculation moderne, dès avant Descartes, n'est pas moins vicieux, en ce qu'il ne s'appuie que sur une des faces de la vérité. « Ne pas prendre son commencement en Dieu [comme fait Descartes, qui commence par le Moi], c'est [392] déjà le nier. » Il faut mettre : «Je suis pensé, je suis voulu, donc je suis. » Nous venons de dire que ces doctrines eurent de l'écho en France. Baader non seulement attirait notre jeunesse ; il publia deux de ses écrits en français. Actif jusqu'à ses derniers jours, il ne cessa de regarder comme sa grande mission de combattre le panthéisme dans ses formes principales et décidées, c'est-à-dire le bouddhisme, la kabbale, le spinosime [sic] et le système de l'identité.

En France, où la pensée religieuse s'était abaissée avec la pensée philosophique, travestie et parodiée plutôt que représentée par quelques publications de nos mauvais jours, la première se releva surtout aux accents d'un grand écrivain, qui faisait comprendre le christianisme lui-même tout en n'en prétendant peindre que le génie. Nous eûmes alors le spectacle de deux réactions, l'une philosophique, l'autre théologique, spiritualistes toutes deux, et, en fin de compte, chrétiennes l'une et l'autre, quoique se croyant ennemies et se combattant systématiquement avec un ensemble que l'esprit de corps peut seul donner aux études spéculatives. La spéculation étrangère, celle d'Allemagne et d'Angleterre, et en particulier les écrits de Kant, de Baader, de Jacobi, analysés dans nos journaux, et ceux de Frédéric Ancillon, publiés en français, ne furent pas étrangers à ce double mouvement qui est le grand intérêt des derniers temps.

Il eut cependant son cachet national dans la réaction théologique comme dans la réaction psychologique, l'une et l'autre amenées par l'abaissement où le sensualisme était tombé après Condillac.

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