Article Illuminisme, Extrait, pages 860-863

Tandis que Swedemborg rêvait ses étonnantes doctrines, et fondait sa nouvelle maçonnerie, un autre songe-creux, Martinez Pasqualis, probablement d'origine portugaise, dont l'histoire n'a recueilli que le nom, et dont la doctrine ne peut être devinée que dans les écrits de ses disciples, établissait sur les bases de l'illumination intérieure la maçonnerie cabalistique des élus coens. Il l'introduisit dans quelques loges : à Marseille en 1754, à Toulouse, à Bordeaux et enfin à Paris en 1767. Ce fut à Bordeaux qu'il enrôla le plus fameux de ses disciples, Saint- Martin (1), officier au régiment de Foix. Martinez prétendait posséder la théorie et la pratique de la cabale, ou du moins la clef active de cette science, par le moyen de laquelle l'homme peut, disait-il, se procurer non seulement une illumination intérieure, mais encore une manifestation sensible des êtres incorporels. Il avait été le jouet d'apparitions fantasmagoriques lors de sa réception dans des loges cabalistes, et il croyait à la réalité des ombres qui avaient passé sous ses yeux.

Le rite des élus coëns comprenait neuf grades. Il embrassait la création de l'homme, sa chute, et conduisait à sa régénération ; de sorte que le candidat s'élevait de degrés en degrés jusqu'au rang d'où le péché l'avait fait déchoir.

Il ne faut pas omettre, parmi les disciples de Martinez, le baron d'Holbach, auteur du Système de la nature, et Duchanteau, auquel on doit des tableaux mystiques très recherchés des amateurs du genre.

D'un autre côté, le bénédictin dom Pernetti (2), physiologiste, alchimiste, visionnaire, accommodait les dogmes de Swedemborg à ses propres idées sur la transmutation des métaux, et, aidé du frère Grabianca, staroste polonais, fondait à Avignon, en 1760, une espèce de maçonnerie illuminée, qu'il décora du nom de rite hermétique, et qui pénétra en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Russie et jusqu'à la Martinique. Le but principal de cette maçonnerie était d'enseigner symboliquement l’art de la chrysopée, la composition de l'élixir de vie et de la panacée universelle (3). [page 861] 

Un frère Chastanier, qui était vénérable d'une des loges de Paris en 1766, modifia le rite de Pernetty, et fonda les illuminés théosophes. Puis en 1783, le marquis de Tancé, dégageant la doctrine swédemborgienne de toutes ses superfétations , institua le rite swédemborgien proprement dit, qui se formait des grades d'apprenti, compagnon, maître, théosophe illuminé, frère bleu et frère rouge.

En même temps, c'est-à-dire en 1780, le baron de Blaerfindi créait en France une autre maçonnerie cabalistique, dite du rite de Pythagore, et qui s'intitulait Académie des sublimes maîtres de l'anneau lumineux ; elle n'a laissé de souvenir que son nom.

Cependant la maçonnerie illuminée de Pasqualis faisait des progrès, et recevait un certain lustre des écrits du fameux Saint-Martin (4), surnommé le Philosophe inconnu. Le plus célèbre est intitulé des Erreurs et de la Vérité (5). Tous sont enveloppés d'une [page 862] obscurité si profonde qu'elle est impénétrable. On devine plutôt qu'on ne l'aperçoit, que la doctrine de Saint-Martin est le dualisme persan.

On reconnaît assez facilement que le but qu'il se propose est l'abolition, par des voies lentes, de tout culte extérieur, et le retour à cet état social que, dans leur ignorance, les philosophes d'alors appelaient état de nature, condition voisine de la sauvagerie.

Saint-Martin reconnaissait dans les phénomènes produits aux séances de son maître Pasqualis, des manifestations de l'ordre intellectuel obtenues par la voie sensible, dans les rêveries de Swedemborg, une science des âmes fondée sur l'ordre sentimental ; dans les effets du magnétisme, une manifestation réelle, mais d'un ordre sensible inférieur. Il regardait comme la plus grande lumière qui eût encore paru dans le monde le philosophe teutonique Jacob Bœhm, qui passe en France pour un visionnaire, et dont la doctrine est tout uniment une cabale un peu rajeunie sur la nature divine et ses émanations, sur la chute de l'homme et celle du démon.

Saint-Martin fait de l'âme humaine une pensée de Dieu, souillée parle contact de la matière ; il se propose de la purifier, afin de la rendre propre à se réunir à son principe ; tel est le but de la maçonnerie qu'il invente, en rectifiant celle de son maître.

Le candidat à la régénération passe par dix degrés ou états différents, dont le dernier est celui de kadosch, c'est-à-dire homme saint.

Le martinisme, qui avait son centre à Lyon, se propagea rapidement dans les principales villes de France, en Allemagne [page 863] et jusqu'en Russie. Lorsque la loge de Lyon cessa ses travaux en 1778, il se fondit dans la maçonnerie des philalèlhes.

Celle-ci, composée d'un mélange des dogmes de Pasqualis et de Swedemborg, s'était formée à Paris en 1773. Le frère Savalette de Langes, le vicomte de Tavannes, Court de Gébelin, le président d'Héricourt, le frère de Saint-James et le prince de Hesse en furent les inventeurs. Rien n'est plus curieux qu'une circulaire que les philalèthes adressèrent, en 1780, à tous les hommes studieux, pour les conjurer de leur venir en aide dans la recherche de la vérité , plus que jamais persuadés, disaient-ils, qu'elle existe. Ils entendirent tour à tour Saint-Martin, le comte de Saint-Germain, Mesmer, Cagliostro; ils assistèrent aux expériences de Duchanteau sur la régénération physique de l'homme, expériences qui devaient bientôt lui coûter la vie.

Le but des philalèthes était aussi la régénération physique et morale de l'homme ; ils y ajoutaient le progrès des sciences occultes.

Ils divisaient la maçonnerie en douze classes, dont les six premières, appelées petite maçonnerie, étaient préparatoires. La haute maçonnerie comprenait les grades de rose-croix, chevalier du temple, philosophe, philosophe inconnu, sublime philosophe et philalèthe, ou maître à tous grades.

La franc-maçonnerie des philalèthes, fondée à Narbonne en 1780, fut une réforme de celle des philalèthes, qui s'intitula du régime primitif. Celle-ci forma trois catégories et se divisa eu dix degrés. Les plus hauts grades prirent le nom de 1er, 2e, 3e et 4e chapitres de rose-croix. Son but était le rétablissement de l'homme dans son état primitif par le moyen des sciences naturelles, occultes, philosophiques et mystiques.

Notes

(1) Ce n'est pas de celui-ci que la doctrine prit le nom de martinisme, et les disciples celui de martinistes, mais de Martinez lui-même. Martinez Pasqualis termina sa carrière d'extatique à Port au Prince, en 1779 [sic pour 1774].

(2) Né à Roanne en 1716, mort à Valence en 1800. Il est auteur d'un Dictionnaire hermétique et d'une Explication hermétique des fables du paganisme. Qui aurait pensé que les Métamorphoses d'Ovide contiennent le secret de la chrysopée?

(3) Voici sur quel système reposent les travaux des loges hermétiques modernes. Au centre de la terre est un grand vide, dont les quatre éléments se disputent l'empire. Deux de ces cléments sont froids et humides, deux sont chauds et secs. Les érosions atomitiques résultant du mouvement et de l'agitation continuelle où sont tenus les éléments par la rotation du globe, sont sublimées par la chaleur, mouillées par l'élément humide, projetées par l'effet de la force centrifuge dans un autre vide immense qui règne autour du premier, et que l'on nomme extracentre. Lancées ainsi sous la forme de vapeur onctueuse jusqu'à la croûte du globe, elles s'y insinuent en filons métalliques, partout où elles rencontrent des fissures, et se mélangent à la terre là où elles ne trouvent pais d'issue. C'est cette vapeur onctueuse qui est le mercure des philosophes, la semence des métaux, l'âme et la vie de tout ce qui végète et de tout ce qui respire. Il ne s'agit donc que de l'extraire des matières grossières avec lesquelles elle est mélangée, pour avoir de l'or, le baume de la vie, la panacée universelle enfin. Si on ne peut toujours l'extraire, on peut la produire en faisant une opération semblable à celle que fait la nature elle-même dans les entrailles du globe. C'est à obtenir ce double résultat que travaillent les alchimistes. Ce système n'a rien de plus absurde que celui de tant de cosmologistes, qui ont voulu créer un monde sans Dieu: il vaut au moins le fameux système de Buffon. (Voy. Catéchisme des philosophes inconnus, ou Rose-Croix, publié par Tschoudy.)

(4) Né en 1743, mort en 1783 [sic]. Ses principaux ouvrages sont : le Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers. — De l’Esprit des choses, ou Coup d'œil philosophique sur la nature des êtres et sur l'objet de leur existence. — L'Homme de désirs [sic]. — Des Erreurs et de la Vérité. Tous portent l'indication : Par un philosophe inconnu.

(5) Voici un rapide aperçu de cet ouvrage et de la méthode de Saint-Martin. Autrefois l'homme avait une armure impénétrable, et il était muni d'une lance composée de quatre métaux, qui frappait toujours en deux endroits à la fois. Il devait combattre dans une forêt formée de sept arbres, dont chacun avait seize racines et quatre cent quatre-vingt-dix brandies. Il devait occuper le centre de ce pays ; mais, s'en étant éloigné, il perdit sa bonne armure, en place de laquelle il en vêtit une autre qui ne valait rien. Egaré en allant de 4 à 9, il ne pouvait se retrouver qu'en revenant de 9 à 4. Cette loi terrible est imposée à tous ceux qui habitent la région des pères et des mères ; mais elle n'est point comparable à l'épouvantable loi du nombre 56; ceux qui s'exposent à celle-ci ne peuvent arriver à 64 qu'après en avoir subi toute la rigueur. « La religion de l'homme, dans son premier état, était soumise à un culte qui consistait à porter continuellement sa vue depuis l'Orient jusqu'à l'Occident, et depuis le Nord jusqu'au Midi : c’est-à-dire à déterminer les latitudes et les longitudes dans tout l'univers. » (Des Erreurs et de la Ver., art. Première religion de l'homme.)
« Le rapport du mal au bien en quantité, est de 9 à 1 ; en intensité, de 0 à 1 ; en durée, de 7 à 1. » (Des Rapports entre l'homme et Dieu, n 2.)
« Tout nous porte à croire que l'homme rétabli dans ses droits pourrait agir tant sur les êtres immatériels corrompus, que sur les êtres purs, dont il est actuellement séparé par de fortes barrières. » (Ibid., n° 8.)
Saint-Martin est aussi étonnant en physique qu'en métaphysique : « Il y a, dit-il (Des Rapports, etc., n° 9), trois éléments : le feu, la terre et l'eau. Le soleil est le caractère du feu principe ; la lune, celui de l'eau principe, et notre planète, celui de la terre principe. »

Voici le moyen qu'il indique pour se garantir du tonnerre : « Rompre les colonnes d'air dans tous les sens, c'est-à-dire celles qui sont horizontales, comme celles qui sont perpendiculaires; chasser aux extrémités la direction de la foudre, et alors, en se tenant au centre, on ne peut pas craindre qu'elle en approche. » (Des Erreurs, etc., art. Préservatif contre le tonnerre.)
Voltaire a dit des ouvrages de Saint-Martin qu'on n'imprima jamais rien de plus absurde, rien de plus obscur, rien de plus fou et de plus sot. (Voy. Lettre à Dalembert [sic], du -11 octobre 1776.)

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