1865 Dutoit1865 - Chavannes - Jean-Philippe Dutoit-Membrini

Jean-Philippe Dutoit-Membrini

Sa vie, son caractère et ses doctrines

Par Jules Chavannes

Lausanne. Georges Bridel éditeur

1865

Sommaire

- Introduction, pages 5-6
- Extrait : Kirchberguer, pages 154-155
- Jugements sur les auteurs mystiques, pages 319-327
- Jugements sur Saint-Martin pages 327-332


Introduction. – Extrait, pages 5-6

L'homme dont nous entreprenons de retracer la vie, d'apprécier le caractère et d'exposer les doctrines théosophiques et religieuses, est assurément digne d'occuper dans l'histoire ecclésiastique de notre patrie, une place honorable. Par l'originalité de ses vues, tout comme par l'influence réelle et étendue qu'il a exercée, il mériterait d'être plus connu qu'il ne l'a été jusqu'à ce jour. « Mystique et philosophe, vaste esprit qui se développa librement dans la solitude, » tel fut, au jugement de l'un de nos historiens nationaux, le ministre vaudois Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1). « Il était, sans contredit, nous dit un autre de nos historiens, bien au-dessus de la [6] plupart de ses compatriotes, lesquels ne s'en doutèrent pas, et se distingue des autres mystiques par des qualités peu communes chez eux, qui devraient lui avoir fait plus de réputation (2). » Ajoutons encore le témoignage de M. Vinet, qui, dans son cours d’Homilétique ou théorie de l'art de la chaire, met Dutoit-Membrini au nombre des plus excellents juges en fait de prédication, et le cite plus d'une fois, de même que dans sa Théologie pastorale (3).

Notes

1 Ch. Monnard, Histoire de la Confédération suisse, tom. XV, pag. 22.

2 Juste Olivier, Le Canton de Vaud, sa vie et son histoire, pag. 1241.

3 Homilétique, pag. 171, 263. Théologie pastorale, pag. 260 à 262. Remarquons ici toutefois, qu'il y a loin de cette estime professée par M. Vinet pour le jugement de M. Dutoit en matière d'homilétique, au rôle de « maître vénéré » de notre éminent contemporain que M. Matter a cru pouvoir attribuer au docteur mystique de Lausanne. Quelle que soit l'élasticité actuelle de l'expression « mystique, » dans la sphère de la théologie, ce ne serait que par un bien étrange abus de langage, qu'on pourrait appeler Vinet un disciple de Dutoit. Voy. Matter, Saint-Martin, le philosophe inconnu, in-8, pag. 209.

[Voici le texte de Matter : « Ils [Saint-Martin et Kirchberger] s'enquirent aussi de Jane Leade, de son ami Pordage et de Saint-Georges de Marsay; mais ils ne les abordèrent pas sérieusement. Saint-Georges, le maître de M. de Fleischbein, aurait dû intéresser spécialement le baron. Il avait souvent visité la Suisse et habité Berne. Il y avait laissé de nombreux admirateurs. A son tour le comte de Fleischbein, son élève, avait formé Dutoit-Mambrini, cet éloquent prédicateur de Lausanne, ce fécond écrivain qui prépara les voies aux deux correspondants, et dont les leçons, appréciées dans toute la Suisse française, disposèrent les esprits à Lausanne, à Genève, à Coppet et à Divonne en faveur des écrits de Saint-Martin. Ils ne prirent eux-mêmes qu'une connaissance imparfaite des écrits si remarquables de Dutoit, ce maître vénéré d'Alexandre Vinet ; tant ils s'absorbèrent dans l'école de Bœhme, se proposant de continuer, l'un le théosophe Bœhme, l'autre le général Gichtel lui-même ».]

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Extrait, pages 154-155

Nous n'entreprendrons pas d'énumérer toutes les personnes plus ou moins distinguées qui ont été en quelque rapport intime avec M. Dutoit. Nous n'en signalerons que quelques-unes.

Il avait à Berne de très bonnes relations, parmi lesquelles il pouvait compter, outre MM. Haller et Stapfer, M. Tscharner, ancien bailli de Lausanne qui, bien qu'arrivé dans cette ville avec de fortes préventions contre lui, les avait vues peu à peu disparaître, en se rendant compte des menées de ceux qui lui en voulaient et avait appris à l'apprécier, et surtout M. de Kirchberguer [sic], baron de Liebistorf (1) et plusieurs dames de qualité qui lui faisaient passer d'abondantes aumônes pour ses pauvres.

Le dernier que nous venons de nommer, Nicolas Antoine de Kirchberguer, membre du Conseil souverain de Berne, ancien bailli de Gottstadt, lui était particulièrement cher, en ce qu'il pouvait le considérer comme l'un de ses enfants de grâce. C'était en effet à la lecture des Sermons de Théophile, dont un exemplaire avait été providentiellement laissé chez lui par le professeur Struve, que M. de Kirchberguer avait dû ses premières impressions relatives à la vie intérieure. D'un esprit curieux et méditatif, très instruit et porté par goût vers l'étude de la nature, il avait cherché à approfondir la science et à pousser ses investigations au delà de la sphère des choses [page 155] visibles. Ses rapports avec Eckartshausen, et son affection pour les ouvrages de Jacob Böhme, de Gichtel et des autres théosophes de l'époque, avaient donné à son mysticisme une teinte plus spéculative que purement pratique. A ses relations avec M. Dutoit succéda pendant les dernières années de sa vie, de 1792 à 1799, une correspondance très suivie et très intime avec Saint-Martin, dont il devint le disciple et l'ami dévoué. S'occupant de concert avec lui de la traduction en français des ouvrages de Böhme, il avait encore en mains dans ses derniers jours, pour ce travail qui lui était cher, les Lettres du célèbre théosophe. M. Dutoit, qui le précéda dans la tombe, n'aurait pas suivi son ancien disciple dans ses dernières préoccupations. Il n'était, comme nous le verrons, enthousiaste, ni de Saint-Martin le philosophe inconnu, ni de Jacob Böhme, dont il a plus d'une fois discuté et critiqué avec sagesse les enseignements.

Notes

1. Liebistorf était une petite seigneurie dans le district allemand du canton de Fribourg, près de Morat.

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Chapitre XII – Jugements sur les auteurs mystiques, pages 319-327

Après nous être rendu compte des sentiments de notre docteur à l'égard des Moraves, et au sujet des membres du clergé, nous sommes assez naturellement conduits à consigner aussi les jugements qu'il lui est arrivé de porter sur les auteurs avec lesquels la disposition de son esprit et ses vues religieuses le mettaient plus particulièrement en harmonie, savoir sur les mystiques de diverses catégories. Nous sommes loin de pouvoir présenter ici quelque chose de complet, attendu que nulle part il n'a traité lui-même ce sujet d'une manière expresse. Ce n'est qu'occasionnellement, dans le cours de ses ouvrages et dans sa correspondance, qu'on peut voir par quelques énoncés ce qu'il pensait des opinions particulières ou des systèmes de ceux qui, avant lui, et souvent autrement que lui, avaient cherché dans la vie intérieure ce qui pouvait répondre à leurs besoins spirituels et à leurs secrètes aspirations. Le rapprochement d'un certain nombre de ces jugements servira à préciser [page 320] dans quelques détails les opinions et les impressions qui lui étaient particulières.

Nous pouvons sans doute nous dispenser de revenir sur ce qu'il a dit de Mme Guyon, au sujet de laquelle, comme nous l'avons suffisamment rappelé, il a constamment exprimé une admiration sans réserve. Nous ne signalerons pas non plus ce qu'il peut avoir écrit à l'égard du livre de l’Imitation de Jésus-Christ. La réimpression qu'il en a procurée en vue de toutes les communions chrétiennes, indique assez en quelle estime il tenait ce précieux document de l'ancien mysticisme.

Mais, ce qu'il peut y avoir quelque importance à remarquer, c'est la répugnance constante que lui inspiraient ces sectes, nombreuses de son temps, qu'il réunissait sous la dénomination générale d’Illuminés, parmi lesquels il comptait en particulier Swedenborg et les Martinistes. A réitérées fois il revient, soit dans le cours de son livre de la Philosophie divine, soit dans des notes expresses, sur le danger de ces vues qui peuvent aisément séduire les âmes pieuses par leur apparente spiritualité. « Je marquerai, dit-il entre autres, la très grande différence de voir et connaître les mystères, qui est entre les Illuminés et les vrais et saints mystiques. Les premiers les voient par intuition et objectivement. Ils se peignent en lumière astrale à leur imagination, c'est pourquoi il y a et il s'y mêle presque toujours des erreurs, comme dans Swedenborg et autres de son genre ou degré. Ainsi, quelque grand et éclatant que cela paraisse aux yeux vulgaires, c'est une inférieure manière [page 321] de voir et même qui peut être dangereuse en injectant des hérésies sous ces apparences brillantes. C'est précisément ce qui a fait les hérésiarques. Ainsi, malgré le brillant et même le bon qu'il peut y avoir, il faut s'en défier. Au contraire, les vrais et saints mystiques ne voient rien, mais ils expérimentent les mystères; ils ne voient rien, mais ils les connaissent avec la plus divine, intérieure et parfaite certitude. Ils les connaissent en eux dans les très sacrées ténèbres de la foi, et dans la nuit obscure, comme l'appellent ces saints mystiques. Obscure, parce qu'elle est au-dessus de tout opérer astral et de la raison effacée par la lumière plus haute de l'Esprit de Dieu, qui la surmonte. C'est cette nuit pour la raison, qui montre les saints mystères dans les sacrées ténèbres, dont toute l'Ecriture Sainte fait mention et surtout David en plus d'un endroit : La nuit même sera une lumière tout autour de moi. La nuit resplendira comme le jour, et les ténèbres comme la lumière. Une nuit montre la science à une autre nuit (Psaume CXXXIX, 11, 12; XIX, 2). Mais outre ces sacrées ténèbres très claires par elles-mêmes, les vrais intérieurs connaissent les divins mystères par expérience, ai-je dit, attendu qu'il se fait en eux et dans leur plus profond centre, le commerce ineffable de la très sainte Trinité, de même que l'incarnation et la naissance de Jésus-Christ s'y est exécutée. Voilà la toute pure, haute, sûre et non illusoire manière de connaître les sacrés mystères sans être trompé. Voilà ce que j'écris comme divinement sûr, pour tous ceux qui ont le courage d'aller où la foi les appelle, afin qu'ils ne s'y méprennent point et qu'ils ne [page 322] s'arrêtent pas avec les Illuminés, et au contraire qu'ils laissent tomber toutes ces lumières distinctes. » — « Si les Illuminés peuvent rendre croyants quelques incrédules, au moyen de leurs lumières et de leur art, ce n'est pas là la vraie foi salutaire, il s'en faut encore infiniment. En général il faut absolument se défier de toutes ces voies extraordinaires, de toutes ces visions, revélalations [sic], etc., dont la vraie, pure et simple foi n'a nul besoin. Et si ces lumières et ces routes extraordinaires sont souvent douteuses, incertaines, dangereuses même chez les Illuminés de la meilleure ou de la moins mauvaise espèce, combien infiniment plus ne pourra-t-on pas le dire des derniers degrés de ce domaine, tout à la fois si éblouissant et si ténébreux, si séduisant et si funeste, si agréable à la curiosité et à l'insatiable démangeaison de savoir. On comprend que j'entends parler du somnanbulisme [sic], rameau impur issu de cette racine, et sarment de cette vigne sauvage (1). »

En cherchant à prémunir ses lecteurs contre les dangers de l'Illuminisme, M. Dutoit s'efforce également de les mettre en garde contre les erreurs d'autres sectaires qu'il désigne sous le nom d'Inspirés. « Ceux-ci ne doivent pas être confondus avec les Illuminés, car encore qu'il y ait un point et même plus d'un point où ces deux ordres peuvent se rapprocher, il est toutefois une grande différence dans le total de leur route, et des nuances très diverses (2). » — « Les Illuminés marchent par la [page 323] voie des lumières objectives, vraies ou fausses, pures ou impures, divines ou mélangées. Les Inspirés, vrais ou faux, ont pour guide non pas tant les lumières dans le genre et en la manière des autres, qu'une motion interne, un attrait qui les pousse à agir ou à n'agir pas. Il en est à leur égard comme des Illuminés dans leur genre, c'est-à-dire que cette inspiration peut être de tous degrés de pureté ou de mélange, depuis la toute haute, sûre et divine inspiration des saints prophètes et apôtres, jusqu'au plus bas degré des mélanges que l'ennemi peut y injecter en punition de l'orgueil, qui mérite d'être livré à l'erreur, et qu'il vient lui-même réchauffer et animer. Voilà la différence entre les Illuminés et les Inspirés. Les uns voient par une intuition objective, et les autres sont mus sans voir. Il peut aussi y avoir parmi eux des mélanges d'illumination et d'inspiration, mais ce que je viens de dire est la ligne qui les distingue (3). » — « Les Inspirés voient leur route, ils vont parce qu'ils croient des certitudes ; ils ont aussi une vue, ou incertaine, ou dangereuse du moins, de la perfection de leurs actes, et par conséquent leur route est, sinon toujours opposée, du moins différente de la foi obscure et nue du vrai régénéré. Et on peut comprendre par là combien ces sortes d'inspirations que ces personnes croient sûres peuvent leur donner et d'appui en leurs œuvres et d'orgueil spirituel ; et combien encore ces certitudes aperçues et retenties au-dedans sont éloignées de cette simplicité, de cet œil simple dont parle le Seigneur, qui [page 324] fait le bien et l'ignore, et qui n'a jamais une certitude de la perfection de son acte, ou du moins ne la voit pas et n'y pense point. Et quoiqu'on ne puisse pas nier que ces inspirés peuvent avoir des attraits très vrais, car la grâce en donne par intervalles de tels, lors surtout qu'on a à faire quelque chose qu'on ne ferait pas naturellement, ou à quoi on ne penserait pas ; il est certain que l'ennemi qui ne dort jamais, cherche tôt ou tard à s'insinuer dans cette voie, et enfin que pour l'ordinaire la lumière qui nous vient du dehors est plus sûre que ces attraits du dedans, et qu'on risque bien moins à aller en aveugle, selon le moment et la circonstance qui sont présentés (4). »

En consignant ces réflexions, auxquelles on pourrait en joindre bien d'autres pareilles, tirées également de la Philosophie divine, on est conduit à se demander si elles se concilient bien en tous points avec les théories énoncées par M. Dutoit sur les visions et les directions intérieures, et avec ce que lui-même et ses amis nous donnent pour des expériences qui lui ont été personnelles. Car, nous l'avons vu, il a eu des visions et des lumières extraordinaires, il a éprouvé des attraits et des repoussements, en vertu desquels il a agi ou s'est abstenu d'agir. A-t-il pu être bien certain que tout était incontestablement pur, divin et sans mélange d'imagination dans ce qui s'est passé à cet égard en son être spirituel ? C'est là une question que le sujet même qui nous occupe nous conduit à poser, mais sans que nous ayons formellement les moyens de la résoudre. [page 325]

Au nombre des Illuminés dont M. Dutoit a cru devoir signaler spécialement la dangereuse influence, il a nommé à plusieurs reprises le chef et fondateur de la Nouvelle Jérusalem ou Nouvelle Eglise Jérusalémite, Emanuel Swedenborg. « Les hommes mêmes qui seraient désireux de s'instruire, écrit-il à son sujet, sont trop affolés de la nouveauté ; par exemple, on court après Swedenborg que les Illuminés regardent comme un coryphée, tandis qu'on laisse remplir de poussière des livres plus anciens, qui lui sont infiniment préférables, et qui, tout en donnant autant à la curiosité, sont exempts des erreurs de Swedenborg, et bien plus remplis de piété et de ce qui peut donner et la vraie onction et les plus excellentes directions pour la vie chrétienne (5). » En faisant cette réflexion, notre docteur avait particulièrement en vue les ouvrages d'Antoinette Bourignon.

Ailleurs il dit encore : « Puisque j'ai parlé çà et là de Swedenborg, j'ajouterai ici à son sujet qu'assez souvent il porte une main destructive et trop téméraire sur le sens littéral, auquel il faut rarement déroger, mais le conserver au contraire. Malgré de grandes vérités qu'il a dites, il n'avait guère que l'esprit astral qui les lui a montrées, c'est pourquoi il y a aussi mêlé des erreurs. Il faut être élevé au domaine tout pur de la foi, pour ne voir et ne dire que la vérité sans mélange. Il était en Angleterre un certain Volston qui faisait main basse sur le littéral et allégorisait sans fin. » — « Ceux qui ne sont que théosophes ont tous des erreurs. Swedenborg en [page 326] est un exemple. » Il entend par théosophes « les Illuminés de la meilleure espèce ou du meilleur ordre, pour les distinguer de ces illuminations subalternes et douteuses de tous les degrés inférieurs, dans lesquels le diable peut insinuer des mélanges d'erreurs et de mensonges, et qu'on peut appeler visions astrales, imitant inférieurement et en analogie les visions surastrales et divines. » —. Ils ne sont que théosophes, en tant que n'ayant pas « reçu la vraie onction dont parle Saint Jean, n'étant pas vrais gnostiques, selon le mot des Saints Pères grecs (6), vrais mystiques, vraiment intérieurs, ils sont privés de la lumière infaillible de la foi obscure et nue. En conséquence du mélange d'erreurs et de vérités qu'ils renferment, les livres de Swedenborg et ceux de ce genre font bruit et spectacle; on les recherche, on lit, on est étonné. Beaucoup même d'incrédules qui en commencent la lecture dans l'intention de s'en moquer, au bout du compte viennent à soupçonner du vrai, et enfin, semblables au papillon, qui voltige longtemps [page 327] autour de la bougie, s'y prennent comme lui. Voilà à peu près le seul bien que les meilleurs ou les moins mauvais de ces livres d'Illuminés peuvent faire. »

Ces remarques s'appliquaient sans doute aussi bien à Gichtel et à Jacob Böhme qu'à Swedenborg.

Notes

1. Philosophie divine, tome I, page 154, 158.
2. Philosophie divine, tome II, page 148.
3. Philosophie divine, tome I, page 195.
4. Philosophie divine, tome II, page 172.
5. Philosophie divine, tome II, page 285.
6. « Par ce mot de Gnostique, les Pères entendent le régénéré, et non les hérétiques qu'on a désignés plus tard sous ce nom. Il ne s'entend ici que du chrétien parfait et de la connaissance qu'il a reçue par la divine onction de l'Esprit, selon la définition donnée par Clément d'Alexandrie. » (Stromates, livre VII.) « La gnose, dit-il, est la perfection de l'homme en tant qu'homme ; elle s'accomplit par la science des choses divines ; et dans la vie, dans le discours, dans les manières, elle est uniforme et d'accord avec elle-même et avec le Verbe divin. Par elle la foi se perfectionne, et c'est par elle seule que le fidèle est parfait. Celui qui a la foi gnostique sait tout, il comprend tout, il pénètre par une sûre compréhension les choses sur lesquelles nous hésitons, parce que les choses que le Seigneur a dites sont claires et découvertes pour lui, entendant toutes choses d'une manière élevée et sûre. » (Philosophie chrétienne, tome II, page 125.)

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Chapitre XII – Jugements sur Saint-Martin pages 327-332

Quant au jugement porté par M. Dutoit sur Saint-Martin, le philosophe inconnu, il est exprimé, comme on va le voir, d'une manière assez incisive et passablement originale. C'est à l'occasion de la croix considérée comme répandue dans toute la nature, dans tout l'univers astral et physique. Tout en exposant à cet égard ses propres théories, en attestant que « tout le jeu de l'univers physique s'exécute et s'accomplit par la croix ; que tout ce qui vient à l'existence et à la vie y vient par la croix ; que tout ce qui descend à la mort y descend par la croix ; que les éléments se croisent l'un l'autre ; que le croisé croise et est croisé à son tour, » etc., notre docteur ajoute : « Je ne m'amuserai pas à considérer toutes ces vérités et tous ces changements qui arrivent dans le visible, par la figure même de la +, qui pourtant nous donnerait une infiniment belle théorie générale. Je laisse ces sortes de discussions à l'auteur du livre intitulé : Des erreurs et de la vérité, et aux écrivains de ce genre, qui n'est pas le mien. » Puis il met en note : « Je suis fâché pour cet auteur qu'il ait souvent fait filtrer la divine vérité de l'Ecriture à travers son imagination, dont elle a trop souvent pris la teinture et le vernis. Cette vérité ne se montre jamais pure, lorsque pour y arriver il faut se frotter le front, et gratter occiput et sinciput. Je ne me permets que cela sur cet auteur, qui d'ailleurs a du bon. » [328]

Dans un autre endroit où il parle des Elohims ou premières émanations du Verbe, en signalant la difficulté qu'il y a à s'exprimer sur ces choses : « Quelles précautions, dit-il, ne faudrait-il pas quand on parle d'objets si relevés ! Comment l'oser ? Je suis moi-même attéré [sic] de mon entreprise. Une frayeur religieuse me pénètre jusqu'aux moelles, anéanti que je suis devant cette majesté infinie de laquelle nous pouvons à peine bégayer quelques mots, d'après ce que nos livres saints nous en montrent, car l'infini ne peut se connaître que par l'infini lui-même. Je frémis lorsque je pense que M. de Saint-Martin a osé appeler ce Verbe adorable, cause secondaire (7). »

Pour ce qui concerne M. de Marsay, l'auteur du Témoignage d'un enfant de la vérité, M. Dutoit le jugeait assez sévèrement. Nous lisons dans une lettre à M. Calame combien à ses yeux les écrits mystiques de cet ancien directeur de M. de Fleischbein étaient inférieurs aux ouvrages « tout divins et célestes de Mme Guyon, ceux-ci ayant été écrits par le Verbe lui-même, tandis que M. de Marsay n'a écrit que par la lumière d'un ange, où l'esprit profane peut se fourrer, et même aussi l'ange de ténèbres qui mélangent tellement que dans ses livres, outre plusieurs fausses lumières, il y a des hérésies. Aussi M. de Marsay a-t-il été arrêté pour n'avoir pas voulu subir les dernières morts et a-t-il dégénéré dans ses dernières années. » On a vu ci-dessus quel était le [329] crédit dont jouissaient les ouvrages de M. de Marsay auprès des personnes pieuses, tant à Neuchâtel qu'à Genève, à Berne et dans le pays de Vaud. L'appréciation de M. Dutoit à leur égard acquérait de ce fait une importance toute particulière.

Nous avons signalé déjà l'opinion de notre docteur sur le livre du Mystère de la croix de Douzedent, en mentionnant la réimpression qu'il en a procurée à Lausanne en 1791. C'est ici le lieu de donner plus en détail le jugement qu'il portait sur cet ouvrage : « Il contient, dit-il, de grandes, importantes et très curieuses vérités ; et j'ose dire que les prétendus philosophes et les vrais chimistes singulièrement, peuvent y trouver beaucoup à apprendre, outre le christianisme véritable qui y est répandu. Cependant ce n'est point par son alchimie qu'on en doit faire cas, et s'il ne contenait rien autre, il serait dangereux ; car l'alchimie, même la plus haute, la plus sûre et la moins mauvaise, est toute du domaine astral, et a toujours pour le moins un tiers de diabolique, comme je l'ai montré dans un autre endroit. Ainsi, ce qui seul rend ce livre très recommandable, c'est le christianisme qui y est répandu, et nombre de choses saintement curieuses (8). »

Sur Antoinette Bourignon, nous nous bornerons à citer la note suivante : « Un excellent auteur, que Bayle a ridiculisé et que des ministres pleins d'orgueil et de mauvaise foi et de la plus crasse ignorance des choses [330] divines, ont prétendu réfuter, comme le savant et pieux M. Poiret les en a convaincus (voyez ses préfaces sur l'excellent livre intitulé la Théologie germanique), Mme Bourignon a dit sur le serpent tentateur des choses aussi curieuses que vraies, mais on regrette qu'elle l'ait fait aussi brièvement (9). »

Ajouterons-nous ici le jugement bien différent porté par M. Dutoit sur Marie Huber, la philosophe déiste ? « C'est en confondant la gloire interne et essentielle de Dieu, qui ne peut changer, ni augmenter, ni diminuer, et la gloire externe ou accidentelle, qui est la manifestation de tout ce qui, de cette gloire interne, infinie, peut rayonner en dehors; c'est en brouillant, en confondant ces deux points de vue, et faute de vouloir connaître cette distinction, qu'une femmelette, dont l'orgueil s'est avisé de bâtir un système tout hérétique, a fondé sa prétendue Religion essentielle à l'homme, où entre autres impiétés, elle fait main basse sur tous les mystères. Et à ce propos, il n'est pas vrai que M. Rousseau, plus impie encore, puisse s'appeler novateur, comme ses sectateurs le prônent ; car il a pris presque tout son système du livre de la Religion essentielle, ou plutôt de ce que ce livre a de plus mauvais. » — « Une femme, dit-il ailleurs, dont j'ai parlé à l'occasion de la gloire externe et de la gloire interne, qu'elle a confondues, s'est avisée de faire un autre ouvrage intitulé : Quatorze lettres sur l'état des âmes séparées du corps, où elle a brouillé et confondu [331] l'enfer avec la purification, et mis pêle-mêle les degrés qui les séparent (10). » — « Dites à votre M. Bourgeois, écrit-il à son ami Calame, qu'il faudrait qu'il pût se commander d'oublier tout ce qu'il a peut-être pris de fausses lumières et faux préjugés dans les livres de Mlle Huber, qui n'a écrit que par la raison, et dont les hérésies sont horribles. »

Mais il est temps de nous arrêter dans la transcription de ces jugements qui suffisent bien pour donner l'idée de ce que pensait M. Dutoit au sujet des ouvrages que, de son temps, l'on rangeait avec plus ou moins de droit au nombre des mystiques. Il est superflu que nous parlions des auteurs que, comme Jean de la Croix, ou Grégoire Lopez, il ne fait que citer avec admiration. Nous préférons terminer par la conclusion que lui-même a jointe à sa discussion au sujet des Inspirés, et qui, d'un bon exemple, peut s'appliquer à toutes les contestations, à tous les sujets de désaccord. « Il faut finir avec eux en charité ; je l'ai bien fait avec les incrédules. Allons notre chemin avec sincérité, en humilité, et en foi, et ne regardons pas celui des autres. Nous avons appris de notre Maître à ne juger, ni blâmer. Ne jugez point afin que vous ne soyez point jugés. L'œuvre de Dieu est insondable, et ce qu'il permet ne l'est pas moins ; nous ne connaissons pas le bord de ses voies, ne soyons donc pas téméraires ; aimons la foi, la grâce et la vertu, là où nous les pouvons remarquer. Et tout en appelant le péché, [332] péché, et le mal, mal, ne jugeons, ne blâmons et ne condamnons pas même le pécheur, nous qui sommes de pauvres et misérables pécheurs nous-mêmes, et qui avons besoin de tout le sang de Jésus-Christ et des miséricordes d'un Dieu ; vouons aux autres celle que nous attendons, car, bienheureux sont les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde (11). »

Notes

7. Philosophie divine, tome I, pages 343, 245.
8. Philosophie divine, tome I, page 345.
9. Philosophie divine, tome II, page 285.
10. Philosophie divine, tome I, page 258 ; II, page 25.
11. Philosophie divine, tome II, page 183.

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