Chapitre XII – Jugements sur Saint-Martin pages 327-332

Quant au jugement porté par M. Dutoit sur Saint-Martin, le philosophe inconnu, il est exprimé, comme on va le voir, d'une manière assez incisive et passablement originale. C'est à l'occasion de la croix considérée comme répandue dans toute la nature, dans tout l'univers astral et physique. Tout en exposant à cet égard ses propres théories, en attestant que « tout le jeu de l'univers physique s'exécute et s'accomplit par la croix ; que tout ce qui vient à l'existence et à la vie y vient par la croix ; que tout ce qui descend à la mort y descend par la croix ; que les éléments se croisent l'un l'autre ; que le croisé croise et est croisé à son tour, » etc., notre docteur ajoute : « Je ne m'amuserai pas à considérer toutes ces vérités et tous ces changements qui arrivent dans le visible, par la figure même de la +, qui pourtant nous donnerait une infiniment belle théorie générale. Je laisse ces sortes de discussions à l'auteur du livre intitulé : Des erreurs et de la vérité, et aux écrivains de ce genre, qui n'est pas le mien. » Puis il met en note : « Je suis fâché pour cet auteur qu'il ait souvent fait filtrer la divine vérité de l'Ecriture à travers son imagination, dont elle a trop souvent pris la teinture et le vernis. Cette vérité ne se montre jamais pure, lorsque pour y arriver il faut se frotter le front, et gratter occiput et sinciput. Je ne me permets que cela sur cet auteur, qui d'ailleurs a du bon. » [328]

Dans un autre endroit où il parle des Elohims ou premières émanations du Verbe, en signalant la difficulté qu'il y a à s'exprimer sur ces choses : « Quelles précautions, dit-il, ne faudrait-il pas quand on parle d'objets si relevés ! Comment l'oser ? Je suis moi-même attéré [sic] de mon entreprise. Une frayeur religieuse me pénètre jusqu'aux moelles, anéanti que je suis devant cette majesté infinie de laquelle nous pouvons à peine bégayer quelques mots, d'après ce que nos livres saints nous en montrent, car l'infini ne peut se connaître que par l'infini lui-même. Je frémis lorsque je pense que M. de Saint-Martin a osé appeler ce Verbe adorable, cause secondaire (7). »

Pour ce qui concerne M. de Marsay, l'auteur du Témoignage d'un enfant de la vérité, M. Dutoit le jugeait assez sévèrement. Nous lisons dans une lettre à M. Calame combien à ses yeux les écrits mystiques de cet ancien directeur de M. de Fleischbein étaient inférieurs aux ouvrages « tout divins et célestes de Mme Guyon, ceux-ci ayant été écrits par le Verbe lui-même, tandis que M. de Marsay n'a écrit que par la lumière d'un ange, où l'esprit profane peut se fourrer, et même aussi l'ange de ténèbres qui mélangent tellement que dans ses livres, outre plusieurs fausses lumières, il y a des hérésies. Aussi M. de Marsay a-t-il été arrêté pour n'avoir pas voulu subir les dernières morts et a-t-il dégénéré dans ses dernières années. » On a vu ci-dessus quel était le [329] crédit dont jouissaient les ouvrages de M. de Marsay auprès des personnes pieuses, tant à Neuchâtel qu'à Genève, à Berne et dans le pays de Vaud. L'appréciation de M. Dutoit à leur égard acquérait de ce fait une importance toute particulière.

Nous avons signalé déjà l'opinion de notre docteur sur le livre du Mystère de la croix de Douzedent, en mentionnant la réimpression qu'il en a procurée à Lausanne en 1791. C'est ici le lieu de donner plus en détail le jugement qu'il portait sur cet ouvrage : « Il contient, dit-il, de grandes, importantes et très curieuses vérités ; et j'ose dire que les prétendus philosophes et les vrais chimistes singulièrement, peuvent y trouver beaucoup à apprendre, outre le christianisme véritable qui y est répandu. Cependant ce n'est point par son alchimie qu'on en doit faire cas, et s'il ne contenait rien autre, il serait dangereux ; car l'alchimie, même la plus haute, la plus sûre et la moins mauvaise, est toute du domaine astral, et a toujours pour le moins un tiers de diabolique, comme je l'ai montré dans un autre endroit. Ainsi, ce qui seul rend ce livre très recommandable, c'est le christianisme qui y est répandu, et nombre de choses saintement curieuses (8). »

Sur Antoinette Bourignon, nous nous bornerons à citer la note suivante : « Un excellent auteur, que Bayle a ridiculisé et que des ministres pleins d'orgueil et de mauvaise foi et de la plus crasse ignorance des choses [330] divines, ont prétendu réfuter, comme le savant et pieux M. Poiret les en a convaincus (voyez ses préfaces sur l'excellent livre intitulé la Théologie germanique), Mme Bourignon a dit sur le serpent tentateur des choses aussi curieuses que vraies, mais on regrette qu'elle l'ait fait aussi brièvement (9). »

Ajouterons-nous ici le jugement bien différent porté par M. Dutoit sur Marie Huber, la philosophe déiste ? « C'est en confondant la gloire interne et essentielle de Dieu, qui ne peut changer, ni augmenter, ni diminuer, et la gloire externe ou accidentelle, qui est la manifestation de tout ce qui, de cette gloire interne, infinie, peut rayonner en dehors; c'est en brouillant, en confondant ces deux points de vue, et faute de vouloir connaître cette distinction, qu'une femmelette, dont l'orgueil s'est avisé de bâtir un système tout hérétique, a fondé sa prétendue Religion essentielle à l'homme, où entre autres impiétés, elle fait main basse sur tous les mystères. Et à ce propos, il n'est pas vrai que M. Rousseau, plus impie encore, puisse s'appeler novateur, comme ses sectateurs le prônent ; car il a pris presque tout son système du livre de la Religion essentielle, ou plutôt de ce que ce livre a de plus mauvais. » — « Une femme, dit-il ailleurs, dont j'ai parlé à l'occasion de la gloire externe et de la gloire interne, qu'elle a confondues, s'est avisée de faire un autre ouvrage intitulé : Quatorze lettres sur l'état des âmes séparées du corps, où elle a brouillé et confondu [331] l'enfer avec la purification, et mis pêle-mêle les degrés qui les séparent (10). » — « Dites à votre M. Bourgeois, écrit-il à son ami Calame, qu'il faudrait qu'il pût se commander d'oublier tout ce qu'il a peut-être pris de fausses lumières et faux préjugés dans les livres de Mlle Huber, qui n'a écrit que par la raison, et dont les hérésies sont horribles. »

Mais il est temps de nous arrêter dans la transcription de ces jugements qui suffisent bien pour donner l'idée de ce que pensait M. Dutoit au sujet des ouvrages que, de son temps, l'on rangeait avec plus ou moins de droit au nombre des mystiques. Il est superflu que nous parlions des auteurs que, comme Jean de la Croix, ou Grégoire Lopez, il ne fait que citer avec admiration. Nous préférons terminer par la conclusion que lui-même a jointe à sa discussion au sujet des Inspirés, et qui, d'un bon exemple, peut s'appliquer à toutes les contestations, à tous les sujets de désaccord. « Il faut finir avec eux en charité ; je l'ai bien fait avec les incrédules. Allons notre chemin avec sincérité, en humilité, et en foi, et ne regardons pas celui des autres. Nous avons appris de notre Maître à ne juger, ni blâmer. Ne jugez point afin que vous ne soyez point jugés. L'œuvre de Dieu est insondable, et ce qu'il permet ne l'est pas moins ; nous ne connaissons pas le bord de ses voies, ne soyons donc pas téméraires ; aimons la foi, la grâce et la vertu, là où nous les pouvons remarquer. Et tout en appelant le péché, [332] péché, et le mal, mal, ne jugeons, ne blâmons et ne condamnons pas même le pécheur, nous qui sommes de pauvres et misérables pécheurs nous-mêmes, et qui avons besoin de tout le sang de Jésus-Christ et des miséricordes d'un Dieu ; vouons aux autres celle que nous attendons, car, bienheureux sont les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde (11). »

Notes

7. Philosophie divine, tome I, pages 343, 245.
8. Philosophie divine, tome I, page 345.
9. Philosophie divine, tome II, page 285.
10. Philosophie divine, tome I, page 258 ; II, page 25.
11. Philosophie divine, tome II, page 183.

bouton jaune   Chapitre XII – Jugements sur Saint-Martin pages 327-332