Chapitre XII – Jugements sur les auteurs mystiques, pages 319-327

Après nous être rendu compte des sentiments de notre docteur à l'égard des Moraves, et au sujet des membres du clergé, nous sommes assez naturellement conduits à consigner aussi les jugements qu'il lui est arrivé de porter sur les auteurs avec lesquels la disposition de son esprit et ses vues religieuses le mettaient plus particulièrement en harmonie, savoir sur les mystiques de diverses catégories. Nous sommes loin de pouvoir présenter ici quelque chose de complet, attendu que nulle part il n'a traité lui-même ce sujet d'une manière expresse. Ce n'est qu'occasionnellement, dans le cours de ses ouvrages et dans sa correspondance, qu'on peut voir par quelques énoncés ce qu'il pensait des opinions particulières ou des systèmes de ceux qui, avant lui, et souvent autrement que lui, avaient cherché dans la vie intérieure ce qui pouvait répondre à leurs besoins spirituels et à leurs secrètes aspirations. Le rapprochement d'un certain nombre de ces jugements servira à préciser [page 320] dans quelques détails les opinions et les impressions qui lui étaient particulières.

Nous pouvons sans doute nous dispenser de revenir sur ce qu'il a dit de Mme Guyon, au sujet de laquelle, comme nous l'avons suffisamment rappelé, il a constamment exprimé une admiration sans réserve. Nous ne signalerons pas non plus ce qu'il peut avoir écrit à l'égard du livre de l’Imitation de Jésus-Christ. La réimpression qu'il en a procurée en vue de toutes les communions chrétiennes, indique assez en quelle estime il tenait ce précieux document de l'ancien mysticisme.

Mais, ce qu'il peut y avoir quelque importance à remarquer, c'est la répugnance constante que lui inspiraient ces sectes, nombreuses de son temps, qu'il réunissait sous la dénomination générale d’Illuminés, parmi lesquels il comptait en particulier Swedenborg et les Martinistes. A réitérées fois il revient, soit dans le cours de son livre de la Philosophie divine, soit dans des notes expresses, sur le danger de ces vues qui peuvent aisément séduire les âmes pieuses par leur apparente spiritualité. « Je marquerai, dit-il entre autres, la très grande différence de voir et connaître les mystères, qui est entre les Illuminés et les vrais et saints mystiques. Les premiers les voient par intuition et objectivement. Ils se peignent en lumière astrale à leur imagination, c'est pourquoi il y a et il s'y mêle presque toujours des erreurs, comme dans Swedenborg et autres de son genre ou degré. Ainsi, quelque grand et éclatant que cela paraisse aux yeux vulgaires, c'est une inférieure manière [page 321] de voir et même qui peut être dangereuse en injectant des hérésies sous ces apparences brillantes. C'est précisément ce qui a fait les hérésiarques. Ainsi, malgré le brillant et même le bon qu'il peut y avoir, il faut s'en défier. Au contraire, les vrais et saints mystiques ne voient rien, mais ils expérimentent les mystères; ils ne voient rien, mais ils les connaissent avec la plus divine, intérieure et parfaite certitude. Ils les connaissent en eux dans les très sacrées ténèbres de la foi, et dans la nuit obscure, comme l'appellent ces saints mystiques. Obscure, parce qu'elle est au-dessus de tout opérer astral et de la raison effacée par la lumière plus haute de l'Esprit de Dieu, qui la surmonte. C'est cette nuit pour la raison, qui montre les saints mystères dans les sacrées ténèbres, dont toute l'Ecriture Sainte fait mention et surtout David en plus d'un endroit : La nuit même sera une lumière tout autour de moi. La nuit resplendira comme le jour, et les ténèbres comme la lumière. Une nuit montre la science à une autre nuit (Psaume CXXXIX, 11, 12; XIX, 2). Mais outre ces sacrées ténèbres très claires par elles-mêmes, les vrais intérieurs connaissent les divins mystères par expérience, ai-je dit, attendu qu'il se fait en eux et dans leur plus profond centre, le commerce ineffable de la très sainte Trinité, de même que l'incarnation et la naissance de Jésus-Christ s'y est exécutée. Voilà la toute pure, haute, sûre et non illusoire manière de connaître les sacrés mystères sans être trompé. Voilà ce que j'écris comme divinement sûr, pour tous ceux qui ont le courage d'aller où la foi les appelle, afin qu'ils ne s'y méprennent point et qu'ils ne [page 322] s'arrêtent pas avec les Illuminés, et au contraire qu'ils laissent tomber toutes ces lumières distinctes. » — « Si les Illuminés peuvent rendre croyants quelques incrédules, au moyen de leurs lumières et de leur art, ce n'est pas là la vraie foi salutaire, il s'en faut encore infiniment. En général il faut absolument se défier de toutes ces voies extraordinaires, de toutes ces visions, revélalations [sic], etc., dont la vraie, pure et simple foi n'a nul besoin. Et si ces lumières et ces routes extraordinaires sont souvent douteuses, incertaines, dangereuses même chez les Illuminés de la meilleure ou de la moins mauvaise espèce, combien infiniment plus ne pourra-t-on pas le dire des derniers degrés de ce domaine, tout à la fois si éblouissant et si ténébreux, si séduisant et si funeste, si agréable à la curiosité et à l'insatiable démangeaison de savoir. On comprend que j'entends parler du somnanbulisme [sic], rameau impur issu de cette racine, et sarment de cette vigne sauvage (1). »

En cherchant à prémunir ses lecteurs contre les dangers de l'Illuminisme, M. Dutoit s'efforce également de les mettre en garde contre les erreurs d'autres sectaires qu'il désigne sous le nom d'Inspirés. « Ceux-ci ne doivent pas être confondus avec les Illuminés, car encore qu'il y ait un point et même plus d'un point où ces deux ordres peuvent se rapprocher, il est toutefois une grande différence dans le total de leur route, et des nuances très diverses (2). » — « Les Illuminés marchent par la [page 323] voie des lumières objectives, vraies ou fausses, pures ou impures, divines ou mélangées. Les Inspirés, vrais ou faux, ont pour guide non pas tant les lumières dans le genre et en la manière des autres, qu'une motion interne, un attrait qui les pousse à agir ou à n'agir pas. Il en est à leur égard comme des Illuminés dans leur genre, c'est-à-dire que cette inspiration peut être de tous degrés de pureté ou de mélange, depuis la toute haute, sûre et divine inspiration des saints prophètes et apôtres, jusqu'au plus bas degré des mélanges que l'ennemi peut y injecter en punition de l'orgueil, qui mérite d'être livré à l'erreur, et qu'il vient lui-même réchauffer et animer. Voilà la différence entre les Illuminés et les Inspirés. Les uns voient par une intuition objective, et les autres sont mus sans voir. Il peut aussi y avoir parmi eux des mélanges d'illumination et d'inspiration, mais ce que je viens de dire est la ligne qui les distingue (3). » — « Les Inspirés voient leur route, ils vont parce qu'ils croient des certitudes ; ils ont aussi une vue, ou incertaine, ou dangereuse du moins, de la perfection de leurs actes, et par conséquent leur route est, sinon toujours opposée, du moins différente de la foi obscure et nue du vrai régénéré. Et on peut comprendre par là combien ces sortes d'inspirations que ces personnes croient sûres peuvent leur donner et d'appui en leurs œuvres et d'orgueil spirituel ; et combien encore ces certitudes aperçues et retenties au-dedans sont éloignées de cette simplicité, de cet œil simple dont parle le Seigneur, qui [page 324] fait le bien et l'ignore, et qui n'a jamais une certitude de la perfection de son acte, ou du moins ne la voit pas et n'y pense point. Et quoiqu'on ne puisse pas nier que ces inspirés peuvent avoir des attraits très vrais, car la grâce en donne par intervalles de tels, lors surtout qu'on a à faire quelque chose qu'on ne ferait pas naturellement, ou à quoi on ne penserait pas ; il est certain que l'ennemi qui ne dort jamais, cherche tôt ou tard à s'insinuer dans cette voie, et enfin que pour l'ordinaire la lumière qui nous vient du dehors est plus sûre que ces attraits du dedans, et qu'on risque bien moins à aller en aveugle, selon le moment et la circonstance qui sont présentés (4). »

En consignant ces réflexions, auxquelles on pourrait en joindre bien d'autres pareilles, tirées également de la Philosophie divine, on est conduit à se demander si elles se concilient bien en tous points avec les théories énoncées par M. Dutoit sur les visions et les directions intérieures, et avec ce que lui-même et ses amis nous donnent pour des expériences qui lui ont été personnelles. Car, nous l'avons vu, il a eu des visions et des lumières extraordinaires, il a éprouvé des attraits et des repoussements, en vertu desquels il a agi ou s'est abstenu d'agir. A-t-il pu être bien certain que tout était incontestablement pur, divin et sans mélange d'imagination dans ce qui s'est passé à cet égard en son être spirituel ? C'est là une question que le sujet même qui nous occupe nous conduit à poser, mais sans que nous ayons formellement les moyens de la résoudre. [page 325]

Au nombre des Illuminés dont M. Dutoit a cru devoir signaler spécialement la dangereuse influence, il a nommé à plusieurs reprises le chef et fondateur de la Nouvelle Jérusalem ou Nouvelle Eglise Jérusalémite, Emanuel Swedenborg. « Les hommes mêmes qui seraient désireux de s'instruire, écrit-il à son sujet, sont trop affolés de la nouveauté ; par exemple, on court après Swedenborg que les Illuminés regardent comme un coryphée, tandis qu'on laisse remplir de poussière des livres plus anciens, qui lui sont infiniment préférables, et qui, tout en donnant autant à la curiosité, sont exempts des erreurs de Swedenborg, et bien plus remplis de piété et de ce qui peut donner et la vraie onction et les plus excellentes directions pour la vie chrétienne (5). » En faisant cette réflexion, notre docteur avait particulièrement en vue les ouvrages d'Antoinette Bourignon.

Ailleurs il dit encore : « Puisque j'ai parlé çà et là de Swedenborg, j'ajouterai ici à son sujet qu'assez souvent il porte une main destructive et trop téméraire sur le sens littéral, auquel il faut rarement déroger, mais le conserver au contraire. Malgré de grandes vérités qu'il a dites, il n'avait guère que l'esprit astral qui les lui a montrées, c'est pourquoi il y a aussi mêlé des erreurs. Il faut être élevé au domaine tout pur de la foi, pour ne voir et ne dire que la vérité sans mélange. Il était en Angleterre un certain Volston qui faisait main basse sur le littéral et allégorisait sans fin. » — « Ceux qui ne sont que théosophes ont tous des erreurs. Swedenborg en [page 326] est un exemple. » Il entend par théosophes « les Illuminés de la meilleure espèce ou du meilleur ordre, pour les distinguer de ces illuminations subalternes et douteuses de tous les degrés inférieurs, dans lesquels le diable peut insinuer des mélanges d'erreurs et de mensonges, et qu'on peut appeler visions astrales, imitant inférieurement et en analogie les visions surastrales et divines. » —. Ils ne sont que théosophes, en tant que n'ayant pas « reçu la vraie onction dont parle Saint Jean, n'étant pas vrais gnostiques, selon le mot des Saints Pères grecs (6), vrais mystiques, vraiment intérieurs, ils sont privés de la lumière infaillible de la foi obscure et nue. En conséquence du mélange d'erreurs et de vérités qu'ils renferment, les livres de Swedenborg et ceux de ce genre font bruit et spectacle; on les recherche, on lit, on est étonné. Beaucoup même d'incrédules qui en commencent la lecture dans l'intention de s'en moquer, au bout du compte viennent à soupçonner du vrai, et enfin, semblables au papillon, qui voltige longtemps [page 327] autour de la bougie, s'y prennent comme lui. Voilà à peu près le seul bien que les meilleurs ou les moins mauvais de ces livres d'Illuminés peuvent faire. »

Ces remarques s'appliquaient sans doute aussi bien à Gichtel et à Jacob Böhme qu'à Swedenborg.

Notes

1. Philosophie divine, tome I, page 154, 158.
2. Philosophie divine, tome II, page 148.
3. Philosophie divine, tome I, page 195.
4. Philosophie divine, tome II, page 172.
5. Philosophie divine, tome II, page 285.
6. « Par ce mot de Gnostique, les Pères entendent le régénéré, et non les hérétiques qu'on a désignés plus tard sous ce nom. Il ne s'entend ici que du chrétien parfait et de la connaissance qu'il a reçue par la divine onction de l'Esprit, selon la définition donnée par Clément d'Alexandrie. » (Stromates, livre VII.) « La gnose, dit-il, est la perfection de l'homme en tant qu'homme ; elle s'accomplit par la science des choses divines ; et dans la vie, dans le discours, dans les manières, elle est uniforme et d'accord avec elle-même et avec le Verbe divin. Par elle la foi se perfectionne, et c'est par elle seule que le fidèle est parfait. Celui qui a la foi gnostique sait tout, il comprend tout, il pénètre par une sûre compréhension les choses sur lesquelles nous hésitons, parce que les choses que le Seigneur a dites sont claires et découvertes pour lui, entendant toutes choses d'une manière élevée et sûre. » (Philosophie chrétienne, tome II, page 125.)

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