La petite illustration - La vie littéraire - Un curieux homme
Albert-Camille-Jean Cahuet, dit « Albéric Cahuet » (1877-1942), « Un curieux homme », La Petite Illustration n°611, 28 janvier 1933, Paris, Bibliothèques patrimoniales.
Comme il y a des siècles et des millénaires, on fait présentement appel au miracle pour tirer l’Europe et le monde d’un chaos où le génie politique apparaît déficient. Les prophètes ne manquent point, mais les bons prophètes sont rares. On nous annonce des maux aggravés alors que nous souhaiterions des prédictions optimistes, et ce recours au merveilleux souriant nous fait aimer le souvenir de tels maîtres de l’occultisme que leurs tendances mystiques, enrichies d’espoir, éloignaient des sombres magies : ainsi ce Dr Gérard Encausse disparu pendant la guerre, où il fit son devoir de bon Français, et qui, sous le nom de Papus, renouvela l’ « Esotérisme transcendantal ». Un intéressant petit livre [1.] de M. Philippe Encausse, fils de ce passionné des sciences hermétiques, remet au point bien des légendes qui se sont formées autour du personnage de Papus.
Né en 1865, en Espagne (à la Corogne), d’un père français et d’une mère originaire de Valladolid, Gérard Encausse vécut son enfance sur la Butte-Montmartre, où ses parents vinrent habiter vers 1869. Pendant ses études secondaires à Rollin, le jeune Encausse fonda son premier journal avec quelques camarades dont Xanrof. Étudiant en médecine, externe des hôpitaux, il devint chef de laboratoire du Dr Luys. Pourtant il ne prépara point l’internat comme ses camarades, car déjà il cherchait ses directions dans les vieux grimoires des alchimistes et des Rose-Croix. Dans quelques pages d’un curieux opuscule : Comment je devins mystique [Ce texte a été publié pour le première fois dans L’Initiation, numéro 29, 3 décembre 1895, p.195 et suiv., . Il a été réédité dans son Traité élémentaire de sciences occultes (5e édition,1898, p.439 et suiv.)]. Gérard Encausse nous a donné lui-même la suite des raisonnements qui du rationalisme le conduisirent au spiritisme avant qu’il n’inclinât au mysticisme sous l’influence d’un autre occultiste, Philippe, dont il fit le parrain de son fils. Sous le pseudonyme de Papus, Encausse commença la propagande de ses idées. Il se rapprocha, puis s’éloigna de la Société théosophique et fonda, en octobre 1888, avec la collaboration et les encouragements de Barlet, Stanislas de Guaita, Joséphin Péladan, Villiers de l'Isle-Adam, Catulle Mendès, Julien Lejay, Emile Goudeau, Jules Lermina, Victor-Emile Michelet, Rodolphe Darzens, Pâti, etc., sa revue l’Initiation qui devait paraître jusqu’à la veille de la guerre. En même temps paraissaient le Traité élémentaire de science occulte, l’Occultisme contemporain et, l’année suivante, le Tarot des Bohémiens que devaient suivre d’innombrables brochures.
Gérard Encausse soutint brillamment, en juillet 1894, sa thèse de doctorat. Il avait choisi comme sujet « l’Anatomie philosophique et ses divisions ». L'un de ses juges, le professeur Mathias-Duval, lui dit au cours de la soutenance : « Monsieur Encausse, vous n’êtes pas un étudiant ordinaire. Sur des sujets philosophiques et médicaux et surtout sur des matières troublantes que je n’ai pas à apprécier ici, sous votre nom ou sous un pseudonyme que vous avez rendu célèbre, vous avez écrit des livres de haute valeur et je suis fier d’être votre président de thèse. »
Reçu médecin, Papus voulut faire son tour d’Europe. Il parcourut l’Angleterre, la Hollande, la Belgique, la Russie, s’intéressant à toutes les médecines, à tous les procédés dans l’art de guérir et ne dédaignant pas de demander des secrets aux rebouteux, aux guérisseurs, même aux Bohémiens errants.
* * *
En Russie Papus fut très accueilli par les membres de la famille impériale. On le combla de cadeaux, on fit même éditer une traduction russe de son Traité de science occulte. M. Paléologue a raconté dans ses souvenirs d’ambassadeur qu’en octobre 1905, lors des désastres de Mandchourie, Papus aurait, à Tzarskoié Selo, évoqué devant les souverains le fantôme du tsar Alexandre III. Cette scène d’incantation, dont certains parlèrent avant M. Paléologue, a été niée, dès octobre 1922, par le Voile d’Isis, la plus ancienne revue s’occupant des études ésotériques : « De mage, dit l’article de cette revue, Papus n’eut que le nom... Son plaisir était de mystifier les faux occultistes pour éprouver leur savoir. Peut-être a-t-il dit à l’un d'eux que, d’un coup de son épée magique, il avait tranché la tête de l’hydre de la révolution russe et qu’il fallait du temps pour qu’elle pût repousser. »
Anatole Fiance a tracé de Papus ce portrait amusant : « Sur la foi de son nom et de ses travaux je l’imaginais vieux et chenu, coiffé du serre-tête de velours noir du Dr Faust, et
les années
Pendant comme une barbe à ses tempes veinées.
Bref, un Mathieu Laensberg ou un Thomas Nostradamus. C'était là une bien fausse image. Je l’ai vu : il est très jeune, l’œil vif, le teint frais, la joue ronde, la barbe fine. Il a plutôt l’air d’un carabin que d’un mage. Aussi bien a-t-il fait d’excellentes études médicales. Et notre sorcier est un physiologiste. Platonicien comme l’était Apulée, c’est-à-dire avec beaucoup de diablèmes. Et puisque nous nommons Apulée, j’avoue avoir souvent conversé avec cet Africain mystique et sensuel. Eh bien, après une conversation avec Papus, je me suis écrié involontairement : — C’est Apulée ! Mêmes contrastes de santé forte et de complexion spiritualiste ; même ardeur de parole (Apulée était un grand conférencier) ... même goût de mysticisme bizarre, enfin le même homme. Pour peu qu’on croie à la métempsychose, on se persuadera certainement qu’Apulée et Papas font un seul être, à cela près qu’Apulée écrivait dans un latin d’Afrique aromatisé et pimenté d’un goût plus mordant que le style, très convenable d'ailleurs, du Traité élémentaire de science occulte.
Médecin chef d’une ambulance pendant la guerre, le Dr Encausse-Papus se consacra, jusqu’à l'épuisement, à sa mission. Quand il mourut, le 15 octobre 1916, une foule considérable assistait à ses funérailles à Notre-Dame de Lorette, et le Temps, sous la signature de M. Abel Hermant, rappela que, si « Papus faisait sourire quelques-uns, le médecin chez lui était demeuré un excellent et dévoué praticien, un cœur généreux, jusqu’au bout se donnant aux pauvres avec un noble dévouement, et l’on n’a pas oublié non plus le savoir immense de cet alchimiste égaré parmi nous ».
Au Père-Lachaise, des amis et des disciples fleurissent fidèlement la tombe de ce très brave homme qui, parfaitement cultivé, optimiste et charitable pour les grands comme pour les humbles, tenta de rassurer les souverains russes au début de leur grande angoisse, mais ne saurait être confondu avec la tourbe de mages qui vinrent empoisonner l’atmosphère de Tzarskoié Selo.
ALBÉRIC CAHUET.



