1833 - Feller - Dictionnaire historique

1833 feller dictionnaire historiqueDictionnaire historique
par l’abbé F[rançois] X[avier] de Feller (1733-1802)
Huitième édition
Revue avec soin et continuée jusqu’à nos jours par une société de savants et d’ecclésiastiques.
Tome douzième
Paris
E. Houdaille, libraire-éditeur. Rue du Coq Saint Honoré, 11. - Delloye, Place de la Bourse, 13
1836 - Feller - Dictionnaire historique

Article Saint-Martin, pages 39-42

SAINT-MARTIN (Louis-Claude de), surnommé le Philosophe inconnu, né à Amboise le 18 janvier 1743, appartenait à une famille distinguée dans les armes, fit de bonnes études, et possédait plusieurs langues anciennes et modernes. Il s’était plus dans la lecture du livre du théologien protestant, Abbadie, sur l’Art de se connaître soi-même, et c’est là qu’il avait puisé la plus grande partie de ses principes de conduite. Destiné par ses parents à la magistrature, il étudia le droit ; mais ensuite, préférant la carrière des armes, qui lui laissait plus de loisir pour s’occuper de ses méditations philosophiques, il entra, à l’âge de 22 ans, dans le régiment de Foix en qualité de lieutenant. Il fut initié alors, par des formules, des rites et des pratiques, à la secte dite des Martinistes, du nom de Martinez Pasqualis qui en était le chef. Quoiqu’il n’adoptât point entièrement les [40] doctrines de cette secte, ce fut par-là qu’il entra dans les voies du spiritualisme. L’état militaire n’étant guère conforme à ses inclinations, il le quitta au bout de six ans. Saint-Martin avait un caractère tranquille, aimait l'étude et le recueillement, où il se plongeait dans ses idées métaphysiques. Après avoir voyagé en Suisse, en Allemagne, en Angleterre et eu Italie, il revint à Lyon, où il demeura trois ans, presque inconnu, dans la retraite, ne voyant qu’un petit nombre d’amis. Il mena la même vie obscure et paisible à Paris, où il s’était rendu après cette époque ; impassible au milieu des évènements de la révolution, il put en éviter les suites. Il ne blâmait ni ne louait rien avec excès, et son âme, concentrée en elle-même  ne se nourrissait que d’idées philosophiques, ne regardant les affreuses scènes qui se passaient autour de lui que comme des maux inévitables ou mérités. Il voyait dans la révolution les desseins terribles de la Providence, comme il crut trouver plus tard un grand instrument temporel dans Buonaparte [sic]. Expulsé de Paris en 1794 comme noble, il fut arrêté peu de temps après dans la retraite qu’il s’était choisie, comme faisant partie de la prétendue conjuration de la mère de Dieu, Catherine Theos. Le 9 thermidor le rendit à la liberté. Vers la fin de la même année, il fut désigné par le district d’Amboise, sa patrie, comme un des élèves de l’école normale. Il publia ensuite un grand nombre d’ouvrages qui ont été commentés et traduits en partie, principalement dans les langues du nord de l’Europe. Nous citerons les suivants : 1° Des Erreurs et de la Vérité, ou les hommes rappelés au principe universel de la science, par un philosophe inconnu, Edimbourg ( Lyon ), 1775, in-8. -Ce livre fit beaucoup de bruit dans le temps ; cependant il est inintelligible. Quelle est la science ? Selon lui, c’est la révélation naturelle ; et cette même révélation, qu’est-elle en substance ? C'est ce que Saint-Martin, ou n’a pas su concevoir, ou qu’il a mal expliqué. «Son système, dit M. Toulet [sic], a pour but d’expliquer tout par l’homme. L’homme, selon Saint-Martin, est la clef de toute énigme et l’image de toute vérité : prenant ensuite à la lettre le fameux oracle de Delphes, nosce te ipsum, il soutient que pour ne pas se méprendre sur l’existence et l’harmonie des êtres composant l’univers, il suffît à l’homme de se bien connaître lui-même ; parce que le corps de l’homme a un rapport nécessaire avec tout ce qui est visible, et que son esprit est le type de tout ce qui est invisible ; que l’homme doit étudier et ses facultés physiques dépendantes de l’organisation de son corps, et ses facultés intellectuelles dont l’exercice est souvent influencé par les sens ou par les objets extérieurs, et ses facultés morales ou sa conscience, qui suppose en lui une volonté libre ; c’est dans cette étude qu’il doit chercher la vérité, et il trouvera en lui-même tous les moyens nécessaires pour y arriver. Voilà ce que Saint-Martin appelle la révélation naturelle. Par exemple, la plus légère attention suffit, dit-il, pour nous apprendre que nous ne communiquons, et que nous ne formons même aucune idée, qu’elle ne soit précédée d’un tableau ou d’une image engendrée par notre intelligence ; c’est ainsi que nous créons le plan d’un édifice ou d’un ouvrage quelconque. Notre faculté créatrice est vaste, active, inépuisable ; mais en l’examinant de près, nous voyons qu’elle n’est pas secondaire, temporelle, dépendante, c’est-à-dire qu’elle doit son origine à une faculté créatrice supérieure, indépendante, universelle, dont la nôtre n’est qu’une faible copie. L’homme est donc un type qui doit avoir son prototype ; c'est une effigie, une monnaie qui suppose une matrice, et le Créateur ne pouvant puiser que dans son propre fonds, a dû se peindre dans ses œuvres, et retracer en nous son image et sa ressemblance, base essentielle de toute réalité. Malgré le rapport et la tendance que nous conservons vers ce centre commun, nous avons pu, en vertu de notre libre arbitre, nous en approcher ou nous en éloigner. La loi naturelle nous ramène [41] constamment à notre première origine, et tend à conserver en nous l’empreinte de l’image primitive ; mais notre volonté peut refuser d’obéir à cette loi ; et alors la chaîne naturelle étant interrompue, notre type ne se rapporte plus à son modèle, il n’en dépend plus, et le place sous l’influence des êtres corporels qui ne doivent servir qu’à exercer nos facultés créatrices, et par lesquelles nous devons naturellement remonter à la source de tout bien et de toute jouissance. Cette disposition vicieuse une fois contractée par notre faute, peut, comme les autres facultés organiques, se transmettre par la voie de la génération : ainsi nous héritons des vices de nos parents. Mais la vertu, mais l’étude et la bonne volonté pourront toujours diminuer ou détruire ces affections dépravées, et corriger en nous ces altérations faites à 1’image de la Divinité ; nous pouvons, en un mot, nous régénérer, et seconder ainsi les vues réparatrices de l’Homme-Dieu ». Malgré cette analyse que nous avons rapportée en entier, on ne voit rien d’un peu clair dans la doctrine de Saint-Martin, sinon que Dieu voit tout en l’homme, qui est son image, tandis que Malebranche voit, comme cela doit être, tout en Dieu, comme le principe infini d’où dérive tout ce qui est créé. « Celui qui connaît Dieu, disaient les philosophes anciens, devient Dieu lui-même. » Et Saint-Martin soutient, « que l’homme vertueux redevient l’image de Dieu. » Parmi plusieurs maximes erronées, ou mal conçues du philosophe français, celle-ci est plus à la portée de tout le monde : Il est bon, dit il, de jeter continuellement les yeux sur la science, pour ne pas se persuader qu’on sait quelque chose ; sur la justice, pour ne pas se croire irréprochable ; sur toutes les vertus, pour ne pas penser qu’on les possède. Le livre de Saint-Martin a trouvé beaucoup de partisans en Angleterre, et on en a imprimé à Londres une suite en anglais et en 2 volumes in-8 ; mais l’auteur français n’y a eu aucune part, et elle s’éloigne des principes de son système ; 2° Le ministère de l’homme-esprit, Paris, an 11 (1802), 3 part., in-8 ; 3° Eclair sur l'association humaine, an 5 (1797), in-8. Il y cherche les fondements du pacte social dans le régime théocratique, et les communications entre Dieu et l’homme ; 4° Le Livre rouge. 5° Ecce Homo, paris, an 4 (1796), in-12 ; 6° L'Homme de désir, Lyon, 1790, in-8, nouv. édit., Metz, an 10 (1802), in-12 ; 7° Le Cimetière d'Amboise ; 8° Le Crocodile, ou La Guerre du bien et du mal, arrivée sous le règne de Louis XV, poème épico-macaronique en 102 chants, 1799, in-8. C’est l’ouvrage le plus obscur qu’ait enfanté l’imagination ténébreuse de l'auteur, et qui ne fait nul honneur à ses talents poétiques. On y voit figurer un Jof (la foi), un Sédir (le désir), et un Ourdeck (le jeu), qui sont la clef de tout le poème, sans que cela le rende ni moins ennuyant ni plus intelligible. 9° Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers, deux parties, Édimbourg (Lyon, 1782, in-8), traduit en allemand, ainsi que le livre des Erreurs. 10° Le Nouvel Homme, 1796, 1796, in-8 ; 11° De l’esprit des choses ou Coup d’œil philosophique sur la nature des êtres, etc., Paris, an 8 (1800), 2 vol. in-8 ; 12° Lettre à un ami, ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la révolution française, Paris, an 3 (1795), in-8 ; 13° Réflexions d’un observateur sur la question proposée par l’Institut : Quelles sont les institutions les plus propices à fonder la morale d’un peuple , an 6 (1798), in-8 ; 14° Discours en réponse au citoyen Garat, professeur d’entendement humain aux écoles normales, sur l’existence d’un sens moral, etc., imprimé, dans la Collection des écoles normales, an 1801, tome 3 ; 15° Essai sur cette question proposée par l’Institut : Déterminer l’influence des signes sur la formation des idées, an 7 (1799), in-8 de 80 pag. Saint-Martin a traduit de l’allemand de Bœhm les Principes, l’Aurore naissante. Il avait, dit-on, un caractère doux, bienfaisant ; ses connaissances étaient très variées ; il aimait les arts, et surtout la musique. Ses auteurs favoris [42] étaient Burlamaqui et Rabelais ; il lisait le premier pour s’instruire, et c’est de lui, dit-il, qu’il prit le goût de la méditation ; il lisait le second pour son amusement. Nous pensons au contraire qu’il y a assez de ces deux écrivains pour se gâter l’esprit et se corrompre le cœur, Les Œuvres posthumes de Saint-Martin ont été publiées à Tours, 1807, 2 vol in-8 ; on y trouve un Journal depuis 1782, dans lequel l’auteur a rapporté les entretiens, les relations, etc. qu’il avait eus ; ce morceau est intitulé : Portrait de Saint-Martin fait par lui-même. Plusieurs biographes ont confondu Saint-Martin avec Martinez Pasqualis, auquel nous n’avons point consacré d’article, et qui fut le chef de la secte des Martinistes, dont Saint-Martin fit d’abord partie. On croit que ce Martinez était un juif portugais. En 1754, il s’annonça par l’institution d'un Rite cabalistique d’élus, dits cohens, mot hébreu qui veut dire prêtre ; il l’introduisit dans quelques loges maçoniques [sic] de France. Après avoir prêché sa doctrine à Paris, il s’embarqua pour St. Domingue, et il mourut au Port-au-Prince en 1779. Ses écrits et ceux de ses disciples font croire que sa doctrine est cette cabale des Juifs qui est leur métaphysique, c’est-à-dire la science de l’être comprenant les notions de Dieu, des esprits et de l’homme dans ses divers états.