1862 – Falloux – Lettres de Mme Swetchine

1862 FallouxLettres de Madame Swetchine
Par Anne-Sophie Swetchine
Publiées par le comte [Alfred-Frédéric-Pierre] de Falloux du Coudray, de l’Académie française
Tomme II
Paris
A la librairie académique Didier et Cie,
Libraires éditeurs, 35, quai des Augustins
Auguste Vaton, libraire éditeur, rue du Bac, 50
1862

À monsieur Louis Moreau (1). Chantilly, 8 octobre 1837. Pages 83-85

J'ai une foule de restitutions à vous faire, monsieur, et vraiment mon inexactitude avec vous a le caractère grave du larcin. Je passerais sous silence encore les deux numéros de l’Européen ; mais c'est l'extrait des pensées de Saint-Martin (2), depuis si longtemps entre mes mains, qui m'accuse tout à fait. Vous ne voudrez plus rien me prêter, et j'en serais trop punie ; car ce que vous me faites connaître est presque toujours la continuation de nos entretiens, et c'est à cette part que je ne veux pas renoncer. Il m'a suffi de franchir la banlieue pour sentir se réveiller ma conscience et commencer l'exploitation des richesses qu'à Paris on se contente d'amasser. J'ai lu avec grand plaisir Les Pensées du philosophe inconnu, [page 84] et comme il arrive toujours, j'ai fait mon choix dans votre choix. Plusieurs d'entre elles m'ont paru élevées, intérieures et profondes, vraies par conséquent ; car on ne peut monter haut ni creuser fort avant, sans entamer une des deux régions de la vérité : les perfections de Dieu et la misère de l'homme. Néanmoins, en parcourant les Pensées, on croit quelquefois traverser comme des couches d'erreur, reconnaître quelque chose de son souffle, du goût de son terroir ; on sent qu'elles n'ont pas été dictées par la piété pure et simple, mais par une théosophie toujours un peu glorieuse. Aussi c'est Saint-Martin qui a trouvé Dieu, et non pas Dieu qui a visité Saint-Martin. Son action sur les autres assume une puissance personnelle ; l'orgueil perce jusque dans son effroi de la corruption, dans son éloignement pour ceux dont les ignorances, les faiblesses et les souillures le frappent. Tout ceci ressemble peu à la charité, qui ménage ceux-là mêmes dont elle se sépare ; et lorsqu'on y voit si clair sur les autres, je craindrais fort qu'on ne réservât les ténèbres pour soi. Il n'est pas jusqu'aux mots recherchés ou techniques de son langage, quelquefois bizarre, qui, selon moi, n'arrêtent et ne refroidissent. Nulle part peut-être la simplicité des formes n'importe davantage à la rectitude des idées que dans la piété ; il se fait sécheresse, aridité subite, là où l'esprit prévaut sur le cœur ; et si les prodiges de la charité chrétienne se concentrent presque exclusivement dans l'Église, il faut convenir que c'est aussi seulement dans son sein que l'amour chrétien a son expression vraie et persuasive. Adieu, monsieur; soyez assez bon pour me [page 85] pardonner et recevoir avec confiance les sentiments sincères et affectueux que je vous offre. Veuillez dire à M. d'Esgrigny que je reçois à l'instant son aimable lettre et que j'y répondrai très incessamment.

Notes
1. M. Louis Moreau, conservateur à la bibliothèque Mazarine, traducteur des Confessions de saint Augustin et de la Cité de Dieu, auteur des Considérations sur la vraie Doctrine, de La Destinée de l'homme, et d'une Etude sur le Matérialisme phrénologique et l’Animisme.
2. II s'agit ici, comme on le verra quelques lignes plus bas, du théosophe Saint-Martin, le philosophe inconnu.

bouton jaune   À monsieur Louis Moreau. Chantilly, 8 octobre 1837

Vichy, 7 juin 1851. Pages 105-106

Vous voudrez bien, n'est-ce pas, me recevoir à résipiscence et laisser ma misère et ma pauvre vie de Paris intercéder pour moi ? Je remonte la nuit des temps pour vous dire que votre souvenir n'avait nullement précédé le mien et que, restée quelque temps sans vous voir, j'ai envoyé chez vous, où il m'a été dit que vous étiez allé vous établir à la campagne. Je tiens à constater ces deux jalons qui montrent moins déserte cette route que j'aurais abrégée, si tout dans ces derniers temps ne m'avait manqué, le loisir et les forces. J'ai demandé plusieurs fois de vos nouvelles à des amis communs, mais ils se plaignaient de ne pas vous voir, et nous en étions réduits à l'unique plaisir de parler de vous. J'en ai eu un autre pourtant dans l'intervalle, c'est celui de vous faire connaître et dûment apprécier par quelqu'un qui en était digne. Le prince Albert de Broglie n'avait jamais rien lu de Saint-Martin ; je lui ai prêté votre petit volume ; son suffrage a été très prompt et très vif, mais au lieu d'aller au théosophe, il s'est uniquement arrêté sur vous, et s'est exprimé en des termes qui n'empruntent jamais rien à la banalité. J'ai promis à M. de Broglie, pour sa récompense, vos Considérations, et au préalable je les ai emportées pour les relire. Je ne puis admirer comme je le fais votre pensée si haute en elle-même, si soutenue, si dévouée aux vérités de [page 106] l'ordre le plus élevé, sans me demander ce qu'elle peut avoir à redouter comme gêne et entrave des vicissitudes actuelles ? Certes je n'émettrais pas ce doute, si vous élaboriez une constitution, chemin court du bonheur des peuples. Cependant je me rassure, car ce que vous défendez, ce n'est pas même la portion de vérités qui se laisse modifier par le temps, c'est au contraire, celle qui lui résiste toujours. Quant à la contradiction, rien n'en affranchit ; à notre époque, il me semble qu'il y a encore plus d'ignorance, de préoccupations absorbantes que d'incompréhensions volontaires, et dès lors l'enseignement peut s'adresser avec succès à des gens qui ne savent pas même qu'il leur manque. Vous me trouverez sans doute trop optimiste, mais c'est encore la plus douce manière de se tromper dans ces choses humaines où personne n'est assez sûr d'avoir raison. Du reste l'atmosphère où je suis me servirait d'excuse ; je n'entends parler que de succursales à établir, d'agrandissements d'églises, nécessités par une assiduité et une ferveur toujours croissante des populations. Si on prie si bien sur un point de la France, il y a de quoi la sauver sur tous les autres.

Je ne vous dis rien de moi : le temps court, les lieux changent, sans rien changer aux tristesses destinées à durer autant que nous. Soyez bien mon interprète auprès de Mme Moreau. Je compte retourner à Paris dans le courant de juillet, et elle me permettra de réclamer alors, je l'espère, la visite qu'elle me destinait. Recevez tous deux, en attendant, la bien sincère assurance de mon affectueux intérêt.

bouton jaune   À monsieur Louis Moreau. Vichy, 7 juin 1851

À monsieur le vicomte Armand de Melun. Paris, 26 juin 1838. Extrait, pages 184-186

Depuis votre départ, un miracle s'est fait dans le cœur de ce jeune de Serre que vous avez vu avec intérêt (1) : la grâce s'est emparée de lui sans lui laisser de relâche; tout y a concouru, et en dernier lieu, huit ou dix jours avant son départ, M. Lacordaire y [page 185] a mis la dernière main. «Je suis plus catholique que vous;» disait ce bon jeune homme à sa tante, qui l'est fort. Les objections qui lui restent, il les laisse venir encore pour avoir le plaisir d'en triompher ; sa piété, sa joie, la paix qui l'inonde sont bien aussi des arguments; et c'est une sœur de la Charité qui a commencé tout cela, qui a mis en mouvement toute cette puissance de l'esprit que très probablement eussent laissée inerte de savants docteurs ! Je vous confie tout cela, en vous priant de n'en point encore parler. Ce jeune homme est plein d'élévation et de générosité, il ne voudrait point de secret; mais avant qu'une chose soit accomplie, il est inutile de l'ébruiter, et je suis fort d'avis, même en lui donnant la publicité convenable, d'éviter tout ce qui pourrait ressembler à un triomphe. « Le bruit ne fait pas de bien, disait le théosophe Saint-Martin, et le bien ne fait pas de bruit. »

Vous avez sûrement rencontré chez moi un de mes plus anciens amis, le comte de Divonne, dont la santé depuis plusieurs années était déplorable; nous venons de le perdre, et ce chagrin en est un pour moi bien grand. Cette amitié comptait près de trente années ; elle ne s'est jamais démentie, et ma pensée ne se reportait jamais vers lui sans éprouver une sorte de repos que porte en elle-même la vraie bienveillance. C'est par sa belle-fille (2) que j'ai su tous les [page 186] détails, qui sont consolants ; ses souffrances ont été abrégées, et tous les secours sont venus à temps.

Parmi vos in-folio avez-vous les Mémoires du cardinal Pool ? C'est M. d'Eckstein qui vous adresse cette question à la suite de votre panégyrique fait con amore, et qui vous place, quant aux exigences qui rendent le baron si difficile, dans la position du monde la plus exceptionnelle. Adieu ; mille amitiés à votre frère ; quant à vous, je ne compte pas.

Notes
1. Arthur-Hercule, vicomte de Serre, fils du frère de l'illustre orateur de la Restauration. Remarquable par des facultés et une instruction profondes, il avait été élevé en Angleterre, patrie de sa mère, et nourri des idées des sectes évangéliques qui n'admettent l'existence d'aucune Église visible. Il s'éleva rapidement dans la carrière diplomatique, et fut nommé, en 1859, ministre de France en Grèce. Il avait épousé une princesse Cantacuzène et la détermina à entrer comme lui dans le sein de l'Église catholique. Il mourut à Athènes à la fin de l'automne de 1859, dans les sentiments d'une admirable ferveur.
2. Angélique de Villeneuve de Vence, comtesse de Divonne.

bouton jaune   À monsieur le vicomte Armand de Melun. Paris, 26 juin 1838