1862 – Lemoine - L'âme et le corps

1862 LemoineL'âme et le corps
Études de philosophie morale et naturelle
Par [Jacques] Albert [Félix] Lemoine
Professeur de philosophie au Lycée Bonaparte.
Paris
Librairie académique.
Didier et Cie, libraires éditeurs,
35, quai des Augustins
1862

Le génie, la folie et l'idiotisme. Extrait, pages 216 -219

… Vous observez, dans les asiles des aliénés .de toutes sortes, des délires qui portent sur toute espèce de sujets, qui troublent certaines facultés déterminées de l'intelligence en respectant les autres, des folies [page 217] qui pervertissent les sentiments sans altérer le jugement, qui exaltent certaines passions, poussent les malades à des actes particuliers et criminels, le meurtre, le vol, irrésistiblement et sans motif. Quand vous trouvez dans la parenté d'un homme des fous de ce genre, dans l'histoire de leur folie des faits semblables, et quand vous voyez, en examinant la propre conduite de cet homme, l'image, même pâle et effacée, de ce délire universel dans une exaltation générale des idées, de ces folles hallucinations dans une rêverie habituelle, de cette incurable monomanie dans la poursuite opiniâtre d'une idée fausse ou l'accomplissement d'un objet irréalisable, de ces fureurs hystériques dans une débauche effrénée, de ces penchants irrésistibles au meurtre ou au vol dans la perversion de tous les bons sentiments, dans un homicide accompli sans raison suffisante, dans l'absurde larcin d'un objet aussi vil qu'inutile fait par un homme riche, vous ne dites pas catégoriquement que cet homme est fou, qu'il est décidément malade, vous ne croyez pas cependant qu'il jouisse d'une santé parfaite et de l'intégrité de sa raison; vous vous rendez compte de cet état intermédiaire par un vice caché de la constitution organique qu'il a reçu en héritage, vous expliquez ce qui lui reste de bon sens par l'heureuse influence d'un de ses parents qui a pu balancer et affaiblir l'influence funeste de l'autre. Soyez donc juste aussi quand vous observerez dans un autre homme ce même état mixte, ce même mélange de [page 218] folie et de raison; vous ne connaissez point sa famille, ou vous ne trouvez parmi les membres qui la composent ni aliénés, ni paralytiques, ni malades de cette catégorie; eh bien, soyez sûr cependant que quelqu'un de ses ascendants inconnus lui a légué le principe affaibli ou exagéré de son mal, ou expliquez les bizarreries de son esprit et de sa conduite par la constitution vicieuse que la nature lui a faite en vertu de la loi d'innéité.

Ce principe admis, élargissez les rangs, ouvrez des catégories intermédiaires entre la maladie intense et la santé parfaite, entre la folie déclarée et la raison intègre; placez-y toutes les intelligences boiteuses, toutes les natures équivoques, plus loin ou plus près des deux pôles : les rêveurs, les utopistes, les faiseurs de projets, les gens à système, les raisonneurs entichés d'une idée fausse, les visionnaires, les mystiques, les théosophes, eussent-ils de brillants éclairs de raison et des échappées de génie ; placez là pêle-mêle ou hiérarchiquement les Platon, les Swedenborg, les Fourier, les Saint-Martin, les Newton commentant l’Apocalypse et voyant l'Antéchrist dans le pape, les Paracelse, les Lavater, ajoutez des cadres supplémentaires pour les enfants mal nés, réfractaires aux bons sentiments, pour les meurtriers de quinze ans, pour tous les petits monstres d'immoralité qui font le scandale des bourgeois ignorants mais honnêtes, pour les âmes hermaphrodites, les fanatiques, les prostituées, les Caligula, les Héliogabale, les Brinvilliers, les [page 219] Jacques Clément, les Condamine suivant la guillotine à chacune de ses haltes, les assassins qui ont égorgé trente-quatre victimes pour l'amour de l'art sans en voler une seule. Ce n'est pas tout : à côté des crimes incompréhensibles il faut une place parallèle pour les dévouements inouïs, pour les vertus surhumaines ; quoique rares et admirables autant que les autres sont épouvantables et fréquents, les actions sublimes ont, comme les crimes atroces, leur origine et leur cause dans une prédisposition organique ; ce sont des âmes de même trempe qui seules sont capables des unes et des autres. Rangeons donc dans cette catégorie nouvelle les Régulus et les Décius, les martyrs qui défient les tourments, les anges de l'assassinat, les Judith et les Charlotte Corday, car ces héros que l'on admire ne sont, quoi qu'il en coûte de l'avouer, que « des individus qui, doués de passions fortes, de sentiments élevés, se sentent dominés par l'insurmontable besoin de faire au bonheur de leurs semblables le sacrifice de leur vie. »

Entre les fous et les gens sensés, entre les sains et les malades, parmi tous ces êtres irréguliers qui portent dans leur organisation un vice congénital, maladifs plutôt que malades, et se portant bien plutôt que sains, vivant, en un mot, sous l'influence d'un principe morbide qui ne se développe pas au grand jour ou n'envahit pas tout le système, qui excite la vitalité du cerveau au lieu de briser l'organe, il reste encore une place à prendre : c'est le génie qui l'occupera.

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Extrait, pages 222-224

… C'est donc une erreur, si vieille et si accréditée qu'elle soit, que l'aphorisme du poète, mens sana in corpore sano. Au contraire, la force et la grandeur de l'intelligence ne peuvent exister qu'au prix de la maladie du corps. Une organisation saine et fonctionnant régulièrement communique à l'esprit sa [page 223] régularité, mais ne l'élève jamais au-dèssus de la médiocrité. Un homme sain de tous points « pourra être doué d'un sens droit, d'un jugement plus ou moins sûr, d'une certaine imagination; ses passions seront modérées; toujours maître de lui-même, il pratiquera mieux que personne la doctrine de l'intérêt bien entendu ; ce ne sera jamais un grand criminel, mais il ne sera jamais non plus un grand homme de bien, il ne sera jamais atteint de cette maladie mentale qu'on nomme génie. » Ne soyez donc pas étonné désormais si vous voyez la folie se marier au génie dans les pensées, les actes, les œuvres des hommes les plus illustres; si l'on vous dit que la plupart d'entre eux ont la même constitution, le même crâne que les idiots; s'ils comptent parmi leurs ascendants, leurs descendants ou leurs collatéraux des aliénés de toute sorte ; s'ils meurent eux-mêmes fous, déments, apoplectiques, paralytiques. La folie sous toutes ses formes est toujours suspendue sur leur tête; il n'a tenu le plus souvent qu'à bien peu de chose qu'ils naquissent idiots, il s'en est fallu d'aussi peu que tels idiots devinssent des hommes de génie. Les êtres régulièrement organisés ne sont point exposés à ces fortunes extrêmes. Aristote vous le disait bien, il y a plus de deux mille ans, que tous les grands hommes sont mélancoliques, c'est-à-dire, en grec, véritablement fous. Voyez un homme de génie dans son cabinet, à sa table de travail; vous croiriez être aussi bien dans la cellule d'un maniaque, tant ses habitudes sont bizarres et [page 224] extravagantes; il n'y a pas jusqu'aux caractères de son écriture 'qui ne rappellent souvent le griffonnage d'un fou. Le génie n'est qu'une névrose.

Voilà la théorie, voici les faits et les exemples. Malgré le silence des biographes qui ne soupçonnent pas l'importance de certains détails, malgré la dissimulation des familles qui cachent comme une honte les maladies qui affligent ou ont affligé quelqu'un des leurs, on peut dans un grand nombre de cas reconstituer à chaque homme de génie et son diagnostic personnel et sa généalogie ou sa descendance au point de vue médical. Examinez individuellement la vie des hommes illustres, sans rechercher d'où ils viennent, sans tenir compte de leur parenté ; ils vous offriront toutes les variétés des maladies nerveuses. Les aliénés sont nombreux dans leurs rangs : Lucrèce était maniaque, Lucullus est mort en démence, le cardinal de Richelieu s'imaginait être cheval, galopait autour d'un billard, hennissant et lançant des ruades à ses domestiques; O'Connell, Donizetti ont succombé à la paralysie générale ; Zimmermann, Haller, Rousseau, Aug. Comte, le Tasse, Swift vécurent ou moururent fous. Les hallucinés se comptent par centaines : Socrate, Brutus, Charlemagne, Napoléon Ier, Bernadette, Descartes, Pascal, Malebranche, Bossuet, presque tous les saints, saint Dominique, saint François Xavier, saint François de Sales, saint François d'Assise, Ignace de Loyola, Mahomet, Savonarole, Luther, Swedenborg, Cardan, Van Helmont, Saint-Martin, Fourier…

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