Exaltation de l'individu et révolte psychologique.

Née des incertitudes d'une foi religieuse ébranlée par le matérialisme, la solitude morale du XVIIIe siècle a conduit l'homme vers un naturisme aimable et vers une doctrine de l'adoration. Celle du romantisme l'orientera vers l'exaltation de l'individu et la révolte psychologique.

Le Romantisme est plus inquiet que le Moyen âge, qui a construit ses idéologies sur la solide assise du dogme imposé et défendu par la puissance césarienne de l'Église.

Il n'entend pas, dès le début du moins, de grandes voix dominatrices comme celles de Bossuet, de Bourdaloue, de Massillon, qui retentirent au XVIIe siècle pour maintenir les esprits dans les bornes de la religion, ramener à la raison de Dieu les âmes égarées par la perte de toute discipline morale, l'abandon délirant aux passions, la trop grande recherche des satisfactions des sens. La fougue brillante d'un Lamennais, l'éloquence pathétique d'un Lacordaire entraînant les foules sur les chemins de la foi, viennent trop tard pour pallier le « mal du siècle », fait de tous les égocentrismes individuels :

Il faut se détruire, disait Fénelon, soyez un vrai rien en tout et pour tout, un vrai rien ne résiste jamais et il n'a point un moi dont il s'occupe.

Quoique imbibés de l'altruisme des philosophes humanitaires, les romantiques acceptent à la suite de Rousseau les invites d'un piétisme douceâtre, mais ne cèdent pas à l'appel au renoncement. Ils demeurent, à la suite de Mme de Staël, de Rousseau et surtout de Chateaubriand, des individualistes ivres de surhumanité et toujours en quête d'émotions nouvelles.

De là leur désenchantement, leur tristesse, leur fatalisme, accrus au cours du siècle par les grandes secousses de la Révolution et de l'Empire, et l'influence des littératures étrangères.

Ces faux affranchis, ces révoltés contre la société, contre Dieu lui-même, sont des désespérés, des esprits torturés par le concept de l'impuissance de l'individu et par le doute métaphysique.

L'insoumission au réel, le refus de se confiner dans les trop étroites limites qu'assignent les cadres des philosophies ou des religions, a fait naître les plus sombres désespoirs chez l'artiste avide de découvrir de son énigmatique destin une solution capable de satisfaire sa raison.

Retour aux réalités de la vie physique, aux mouvements spontanés, aux richesses de la sensation, aux sourdes joies de l'instinct trouvant son épanouissement, affirmation violente de la personnalité et ce rejet de tous les déterminismes, goût de la liberté sous toutes ses formes, révolte dans le plan psychologique, dans le plan moral, dans le plan social, expriment avec âpreté le dégoût d'une existence non soutenue par la foi, cette incertitude que peut seule engendrer la vie spirituelle non entièrement fondée sur la croyance.

C'est dans un singulier malaise que se débat l'âme romantique. Elle cherche un compromis entre la raison et la spéculation métaphysique et, ne pouvant le découvrir, croit se libérer de tout en une tragique explosion de sentiment.

Le romantisme ne fait donc qu'accentuer le débat intellectuel et moral et donner un corps fiévreux aux inquiétudes du XVIIe et du XVIIIe siècle. Pascal, sans être un aveugle résigné, demeure un humble que son humanité alourdit et que l'infini étouffe. Les romantiques, eux, composent leur désespoir avec des attitudes parfois trop calculées.

Rentrez dans votre vraie nature, avait dit Claude de Saint-Martin, et vous retrouverez en vous la pensée primitive de Dieu.

Cette « vérité » admise, comme une déformation de la vérité, peut être dangereuse ! Redevenir l'homme primitif pour retrouver son âme, émanation divine, est-ce s'abandonner aux mouvements spontanés, aux directions de la sensibilité, au jeu des instincts, aux violences des passions avant même qu'intervienne la trop modératrice raison qui tue tous les enthousiasmes ?

Est-ce là la simplicité évangélique ? Est-ce la voie spirituelle ?

Un trop facile subterfuge accordait la vie pratique à la vie morale pour que les âmes ne s'y prissent point. Nous voici loin des rudes disciplines monastiques et ramenés, par les sentiers capricieux de Rousseau, à la religion aimable de Fénelon.

Les romantiques trouveront dans l'exaltation des sentiments une forme nouvelle de l'adoration. Par cet exutoire, ils voudront s'évader de l'ennui des jours, des contingences de leur trop humaine destinée, de la mélancolie, de la lassitude de vivre.

La passion est douée d'une sorte de vertu spirituelle, capable de les dégager d'une condition trop médiocre et de les élever sur un plan supérieur. C'est par elle, diront-ils en substance, suivant une formule qu'Anatole France mettra dans son bissac, qu'ont été accomplies les grandes et belles choses qui se sont passées par le monde. Dans leur pensée, elle participe obscurément de la nature du divin.

Ils pourront donc s'abandonner sans réserve à ces mouvements simples et irréfléchis d'une bonne nature, chers à Mme de Staël, licites puisque la Providence qui règle les actions des êtres les a ainsi voulus (6). Delphine, René, puis un Musset, une George Sand, pourront justifier leurs faiblesses, leurs écarts ou leurs dérèglements.

La détente de cette explosion sentimentale engendre la mélancolie passionnée des « enfants du siècle », de tous ces Werther, ces Saint-Preux, ces Obermann, ces Adolphe, ces Roula, beaux ténébreux, soupirants désespérés qui donnent à la fois une âme collective et des tendances disparates à cette curieuse génération.

La muse romantique se baigne dans une sorte d'hédonisme de la souffrance amoureuse et du malheur. Tous ces tourmentés, en leur mal d'absolu étant des artistes, ne sont que des voluptueux. Ils éprouveront une joie secrète à faire sur eux-mêmes l'expérience physique et morale à la fois des ravissements et des déchirements de l'amour. Cette sorte de flagellation de l'âme est pour eux un jeu de jubilation supérieure. Même tranquilles, les heures leur paraissent menaçantes et lourdes en l'attente de quelque maléfice :

Le cœur le plus serein en apparence, a dit Chateaubriand dans Atala, ressemble au puits naturel de la savane Alachua : la surface en paraît calme et pure, mais, quand vous regardez au fond du bassin, vous apercevez un large crocodile que le puits nourrit dans ses eaux.

L'exaltation ne se limite pas seulement aux sentiments élevés : tendresse, amitié, générosité, altruisme, elle soulève aussi tous les bouillonnements de l'orgueil, de la colère, de la haine, les blasphèmes, les exécrations que ni morale, ni religion, ni conventions ne peuvent plus contenir. Ah! Jean-Jacques ! Jean-Jacques, quel poison tu as versé...

Cette nature consolante, où le XVIIIe siècle cherchait avec aménité des preuves de l'existence de Dieu, ne suffit plus pour détendre ces âmes tourmentées. Elle n'est plus cette mère apaisante en laquelle se retrouvent tous les refuges et tous les oublis.

Les romantiques se sentent moins intimement mêlés que leurs devanciers à ses opérations mystérieuses. Elle demeure bien le sujet de leur rêverie et de leur contemplation, mais leur égotisme crée avec l'Univers une dualité évidente sans que le lien cependant cesse d'être rompu.

Chateaubriand ne découvre véritablement la nature que dans l'immensité des mers, la savane ou la forêt vierge. Encore se défie-t-il de la solitude, car, transporter les grandes passions au désert, « c'est les rendre à leur empire ».

Lamartine, Hugo, Musset, en font la confidente de leurs souvenirs, de leur amertume, de leur regret, lui prêtent leurs émotions, l'illuminent du reflet de leur âme nue.

Sous l'influence des doctrines platoniciennes remises en honneur par Victor Cousin, Lamartine cède à l'entraînement de l'ivresse panthéistique allemande (7) à laquelle Edgar Quinet se flattera d'avoir résisté. Il glisse vers une mystique naturelle fondant le christianisme et la tendance plotinienne dans une doctrine de l'adoration (8).

Vigny, qui la connaît « trop pour n'en avoir pas peur », accuse la nature d'hypocrite impassibilité, ne retient que sa vertu destructrice sous le sourire de son printemps renouvelé et, par sa hautaine rétention, prépare la froide attitude parnassienne.

Avec quel pessimisme désabusé ne convient-il pas de mesurer les dons et les largesses de la vie ! N'est-ce pas, en effet, souffrance véritable, de ne trouver partout qu'une terre jalonnée par les ruines des civilisations, marquée toujours par les traces du court passage des hommes ? Les guerres de l'Empire, les découvertes funéraires qui ont révélé l'Egypte, les monuments qui ont livré la Grèce et l' Orient, les œuvres aussi des poètes et conteurs anglais (9) n'ont pas peu contribué à accentuer dans cette génération le goût du néant en quoi s'abîment les cités et les empires.

D'Angleterre, chargée d'orage par le pathétique sombre de Fielding et de Richardson, dont Rousseau aimait tant la Clarisse Marlowe, nous est venue une opaque nuée. Le « genre noir » d'Anne Radcliffe enténèbre notre littérature. Peinture et gravure, à leur tour s'en emparent, l'exploitent, le vulgarisent.

Déjà le scepticisme souriant de la fin du XVIIIe siècle avait trouvé de nouvelles raisons de douter dans les apports de la philosophie allemande d'un Schelling, d'un Herder, dans l'hégélianisme surtout, tout imprégné de doctrine hindoue. Voici que propagée, éclairée par les travaux des philologues et des orientalistes français (10), la sagesse de l'Inde vint rappeler que la vie n'est qu'une suite de phénomènes, un flot intarissable d'apparences toujours détruites, sans cesse renouvelées.

L'époque ne peut donc que céder à quelque incurable mélancolie. Les tombeaux, les fûts décapités, les arceaux rompus, les temples effondrés, ne sont que symboles d'inquiétude et d'orgueil brisé. Autour d'eux, implacablement, flue le temps rongeur des monuments et des pierres dures. Pèle mêle il roule les débris des générations, les œuvres des hommes, leurs joies, leurs souvenirs, leurs espérances. L'instant chargé d'ivresse pathétique n'est qu'un enchantement vite dissipé. « O temps, suspens ton vol ! » s'écrie Lamartine déchiré. Hugo renchérit en quelques uns de ses vastes mouvements lyriques qui semblent parfois osciller d'un pôle à l'autre de l'univers. Une fois de plus, le spectre de la mort lève du fond de la coupe épuisée de tous les, désenchantements.

O Mort ! comme tu as toujours rempli, et comme tu remplis toujours, hélas ! les préoccupations des hommes ! En voulant s'installer dans la durée, l'Egypte n'a fait que traduire la poignante obsession du néant. Les Grecs et les Latins ont eux aussi senti toute son attraction. À travers la contrition provoquée par l'Eglise, elle a trouvé un aliment dans l'anxiété des épidémies de peste, du fléau des guerres, des tremblements de terre, dans l'état instable de la société, où tout rappelait la fragilité des choses humaines. Cette tragédie, les artistes du Moyen âge l'ont âprement exprimée en lui donnant le ton de la farce symbolique, en ces dicts où les vifs sont mêlés aux trépassés, ces danses macabres où quelque squelette contorsionné, grimaçant, joue du violon avec des ossements et, sans distinction, dans sa ronde entraîne, avec le manant, le seigneur. Les arts plastiques du XVe siècle, la poésie d'un Villon en sont pénétrés. .Le XVIe siècle allemand et suisse la fixe dans l'imagerie où la fresque d'un Albert Dürer, d'un Hans Holbein le jeune, d'un Nicolauss Manuel Deustch.

Les premiers, à la suite des bouleversements, des hécatombes de la Révolution et de l'épopée napoléonienne, les romantiques allemands et autrichiens, de Goethe et Bürger à Zedlitz, sont repris par l'obsession gothique de la mort. Leurs revues nocturnes, leurs chevauchées fantastiques, après avoir inspiré Schumann, prolongent leurs échos jusque dans les symphonies de Berlioz et de Wagner. À son tour, Chopin, sourdement angoissé, descendra dans les cercles de l'ombre, accumulera la ténèbre pour la mieux déchirer et, dans un cri d'espoir, délivrera l'envol glorieux de l'âme.

À ce vertige du néant, à ce goût de la nuit, de la méditation sur les ruines, à cette attirance des sombres profondeurs et du gouffre qui donnent une saveur ténébreuse à certains accents des romantiques français, va s'opposer, suivant l'inéluctable loi de polarité, l'ivresse du mouvement et de la couleur. Ombre et lumière violemment contrastées, n'est-ce pas en somme tout le romantisme ? Ombre, avec tous ses maléfices, ses hallucinations, ses engloutissements, ses désespoirs, ses regrets et ces cris auxquels personne ne répond ; lumière, avec tous ses éclairs de passion et de liberté, passion avec sa féerie, ses enluminures, une ardeur fiévreuse de vivre, de tout épuiser de la vie. Mais quels fruits les poètes retireront d'une telle aventure ! Vive la spontanéité ! Fi de la logique sévère du XVIIe siècle ! Les formes conventionnelles et glacées de l'art cèdent sous l'expansion du dynamisme intérieur. L'extériorisation de l'individu brise les vieux moules. Le flux poétique se libère de la contrainte où l'avait contenu un classicisme étroit, soucieux de ne point jouer en marge de la raison et, sous prétexte de stylisation, trop mesquinement raffiné. Liberté dans l'art, liberté dans la société! pourra proclamer Hugo dans sa préface d'Hernani.

L'enthousiasme, la ferveur, les mouvements- impulsifs, l'ivresse lyrique, le don de l'imagerie réchauffent le courant poétique, tari après Chénier.

Conséquence directe : impétuosité du rythme, richesse de la langue, constructions vives, libres, mouvements impérieux de la phrase ou du vers, luxe et débordement de l'expression colorée, tumulte des sonorités, pittoresque des descriptions, embellissement de la nature, traduisent ce paroxysme. Un style nouveau est créé. Byron a donné la note de ce diapason élevé et de ce lyrisme farouchement individuel avant de s'efforcer vers l'universel. Lamennais, visionnaire, créateur d'images et de paraboles, par sa fougue contribue à entretenir la brillante et vive allure dans l'expression.

La peinture, qui souvent devance la littérature, va retrouver sous le pinceau libéré d'un Géricault, sous la touche fulgurante d'un Delacroix, avec la vigoureuse violence d'un Gros, cette audace sensuelle, ce frémissement de la couleur, longtemps comprimés par la ligne austère et exacte de David, continuée par Ingres. L'époque est délibérément dressée contre l'esprit classique reposant sur la raison, le calme, la simplicité. Elle impose l'esprit médiéval inclinant vers le fantastique, la nécromancie, le sentiment profond et religieux, l'amour chevaleresque dont les poètes et conteurs anglais et allemands, avec nos propres historiens, ont préparé le retour (11).

Singulier amour du Moyen-âge, d'ailleurs exalté par des artistes : les frères Hugo, Vigny, Deschamps... Il ramène le goût du merveilleux, de la chevalerie légendaire, la curiosité pour la sorcellerie allant jusqu'au satanisme. Et puis n'est-ce pas le cri libérateur des Communes qui a retenti à travers la Révolution ? De nouveaux chocs de vie ont prolongé leurs vibrations dans l'art. Le réalisme de la rue grouillante avec, ses cortèges pittoresques, ses mouvements de foules braillant les revendications populaires, enfonce son coin dans la littérature. De nouveaux prétextes élargissent l'inspiration. Le mot « roturier » détrône le mot aristocratique : truculent, plein de saveur, il s'incruste dans la langue écrite ; il bouleverse le style charmant, plein de mesure mais apprêté, que le XVIIIe siècle avait affiné jusqu'à la préciosité.

Jamais si fortement le rêve n'étreignit la réalité.

Une neuve fantaisie remplit de surnaturel cette nature du XVIIIe siècle où la naïve exaltation de la vie et l'amour accompagnaient la botanique et d'où l'engouement pour la science aimable avait exclu les divinités classiques.

Elle se peuple maintenant de fées, d'elfes, de sylphes, de gnomes, de lutins, de korrigans, de génies bons ou malfaisants. Tout le merveilleux de la fantasmagorie du Rhin et de la féerie shakespearienne succède aux gémissements, aux sombres rêveries au milieu des décombres. Les sorcières au sabbat, le bouc noir et maléfique qui danse sous la lune, les êtres fantastiques du folklore prennent part à ces « horreurs ». Tandis que Chateaubriand, au seuil du XIXe siècle, a recréé à la suite de Milton un « merveilleux satanien », que William Blake et Byron remuent le Ciel et l'Enfer, c'est le Méphistophélès sarcastique de Goethe, acclimaté en France par Gérard de Nerval, qui vient à la rescousse. Le malin se glissera à travers les contes de Hoffmann, de Nodier, les poèmes de Hugo, de Vigny, de Lamartine, les romans de George Sand, de Mérimée, de Balzac, de Jules Janin, de Pétrus Borel, l'Albertus de Gautier. Il marquera plus tard de son fer rouge le front damné de Baudelaire, enfoncera sa griffe jusqu'au cœur de Barbey d'Aurevilly, se frayera un chemin à travers le symbolisme, égratignera Verlaine, déchirera d'un éclair le rêve halluciné de Villiers de l'Isle-Adam, conduira Huysmans à la Messe noire, grisera d'un vain orgueil ce fin esthète que fut Péladan, deviendra l'hôte de Stanislas de Guaita, pimentera d'une brûlure de sadisme l'œuvre de Mirbeau, et donnera une saveur de sang à l'art cruel de Rachilde (12).

Les vieilles images lyriques du passé émergent de nouveau. Aux apports, gothiques d'outre-Rhin se conjuguent les apports de l'antiquité celtique (12). À la suite du comte de Tressan, on s'est plu à redécouvrir dans nos bibliothèques les récits, les contes, les romans anciens.

La fée imagination reconstruit donc les manoirs féodaux, les burgs des barons allemands. Elle évoque les prouesses de chevalerie, réveille les cortèges des seigneurs, avec leur suite de varlets, de pages, d'hommes d'armes, de ménestrels, de troubadours étourdissants de gai sçavoir, la mobilité des foules animales et sensibles. Dante, le Tasse, Pétrarque, Boccace, Charles d'Orléans, Villon, Martial d'Auvergne, Marot, bref toute la Renaissance italienne et française, le Romancero espagnol avec ses brutales oppositions d'ombre de blanc et de noir sont remis en honneur.

En même temps que le sens des fortes disciplines de l'Eglise médiévale se réveille, la conception transcendantale de l'amour courtois, que le Moyen âge avait dérivée d'un mélange de platonisme et de christianisme.

Les galops des paladins retentissent à travers les guerres de l'époque. Dans les cerveaux passe un ouragan épique. La haine de la Restauration a ramené chez les libéraux l'enthousiasme pour l'Empire, et Napoléon, en qui on ne voulait d'abord voir qu'un tyran, ne devient plus « qu'un héros malheureux ». Les âmes sont traversées par un souffle d'héroïsme et tout le lyrisme d'un Hugo en sera d'autant plus réchauffé que son père fut un des généraux de l'épopée. Vigny et Musset exprimeront aussi leur désarroi moral de n'a voir pas été des hommes d'action, éclaboussés par le soleil des gloires militaires.

L'érudition, les publications sur les croisades ont aussi ouvert les yeux des Romantiques sur un Orient fascinateur, autant que la lutte d'indépendance de la Grèce contre les Turcs, pour laquelle s'exalte la sensibilité populaire, toujours prompte à s'émouvoir dès qu'on prononce le mot de liberté.

La magie sera révélée d'une civilisation dont on s'était peu soucié jusqu'alors et dont l'engouement gagnera les arts, la mode, l'imagerie. La littérature, qui s'efforçait de rester dans les limites classiques avec Chateaubriand, s'imprégnera d'orientalisme.

Avec leur polychromie, leurs ors opulents, la chaleur de leurs cuivres, leurs motifs enchevêtrés à l'infini, les pays du Levant livreront leur flore et leur faune hallucinées. Les cortèges indiens, la démonologie orientale, ses fées, ses djinns, ses péri peupleront l'imagination de nos littérateurs et de nos peintres (13.).

La Genèse, le livre de Job, le nouveau Testament, l'Apocalypse, feront à leur tour revivre les bêtes fantastiques. Elles trouveront leur place près des animaux symboliques de nos bestiaires médiévaux pour inspirer le poème ou l'art décoratif. Enfin l'Espagne, l'Italie, les pays du Midi, leurs vives lumières, leurs vibrations intenses, leur vie passionnée, leurs chanteurs, leurs romanciers ne manqueront pas d'agir sur le courant artistique de l'époque.

Avec Delacroix, Decamps, Fromentin, Diaz, la peinture se parera d'un haut éclat méditerranéen.

Voyages autour du monde, récits des aventures d'un Bougainville, d'un Cook, d'un La Pérouse ou d'un Dumont d'Urville, entretiendront après Chateaubriand et Bernardin de Saint-Pierre le charme de l'exotisme.

C'est dire qu'une riche matière lyrique, où le rêve et l'imagination ont pétri le réel, aura été préparée pour les générations à venir. Parnassiens et Symbolistes ne manqueront pas d'y puiser abondamment.

Mais ne nous méprenons pas : tout cet attirail légendaire ou exotique, tout cet apparat historique ne fait que masquer la sourde détresse du romantisme français. Cette intensité de vie, de passion, ce goût du merveilleux et de l'enluminure s'opposant à la tristesse, à la sombre méditation sur les ruines et le néant, dénoncent la fièvre d'une génération insatisfaite, et cherchant à se définir à travers les modes d'expression et les prétextes les plus variés.