Lamartine

L'effervescence qui fait bouillonner les cerveaux au début du XIXe siècle échauffe l'inspiration de nos trois plus grands lyriques. Plus profondes en effet chez les poètes se retrouvent les traces de l'exaltation, au-dessus de la brutale réalité et les empreintes du tourment métaphysique. Libéré par saccades, leur chant atteint parfois à des hauteurs splendides, mais, parvenus au faite de leur élan, ils retombent dans l'inquiétude de la divinité et rouvrent la crise morale que de grands esprits comme Ozanam ou Lacordaire, ou par l'écrit ou par la parole, s'efforcent en vain de conjurer.

À travers toutes leurs œuvres, après avoir fait le tour du monde des sensations, du domaine des affections ou des sentiments, ils se trouvent nécessairement face à face avec l'angoissant problème du devenir de l'homme et du divin, s'efforcent vers une solution. Leur débat se résout toujours — et pourrait-il en être autrement? — en quelque indécise conclusion.

Au milieu des difficultés que l'on éprouve à démêler l'imbroglio des influences et des idées, c'est chez eux que l'on peut tenter d'ausculter le mal de l'époque. Écoutez alors le cri profond et désespéré !

Non seulement nourri de Pétrarque, d'Ossian, de Chateaubriand, de Joseph de Maistre, de Bernardin de Saint-Pierre, de Lamennais, mais encore des scoliastes médiévaux, Lamartine n'a pu rester indifférent aux questions posées par la métaphysique. Il s'est plaint de s'être « égaré dans les cieux sur les pas de Platon », en cherchant à percer le problème de l’origine de l'âme. Cette conquête du divin, que d'autres cherchent à travers l'idéologie, il la cherchera dans la nature à travers cette « seule vérité incontestable : l'instinct » (14).

Chateaubriand, Bernardin de Saint-Pierre, Lamennais se sont jetés à corps perdu dans le christianisme ; Lamartine, sensible et inquiet, voit moins en profondeur sans être toutefois « l'ignorant qui ne sait que son âme » dont parle Sainte-Beuve. Il se laissera entraîner, bien qu'il s'en défende par une aussi subtile diversion que Scot Erigène, dans l'ivresse panthéistique des néo-platoniciens dont les doctrines, remises en valeur par -Victor Cousin et la philosophie allemande, font fermenter les cerveaux.

Il est également sollicité par l'indouisme éclairé par les travaux des savants de l'époque, aux alentours de 1820, de sorte qu'il flotte entre le christianisme et les tendances panthéistiques, pour concilier le tout dans l'attitude lyrique de l'adoration.

La religion est la pensée dominante des Harmonies, dira Sainte-Beuve. L'amour n'y est plus que comme un souvenir délicieux, comme une apparition matinale et céleste, qui s'est retirée dans le lointain, après avoir initié l'âme du poète à de plus sublimes mystères. L'hymne a presque partout remplacé l'élégie.

Tout dans la nature révélera Dieu au poète, et lui paraîtra en célébrer la gloire. Aussi fera-t-il d'elle sa confidente, et s'il prend à témoins de sa tristesse les rochers, le lac ou le vent, c'est avec le secret espoir que la résonance de sa voix trouvera quelque divin écho. Les spectacles du monde lui serviront donc de prétextes pour la louange et l'invocation. De là ces « harmonies » qui s'élargiront comme des cercles de procession spirituelle et par degrés le jetteront jusqu'au terme où l'âme se sent mêlée au divin.

Sa sensation devant le paysage se transposera en une élévation religieuse d'une grande pureté. Il atteindra souvent à cette altitude où, démontrant par l'exemple ce que l'abbé Bremond s'est évertué pour établir, le chant équilibré dans la musique, et dégagé des spécieuses philosophies, par une sorte d'instinct métaphysique, rejoint et dépasse même la prière.

Le même drame intérieur se précise de bonne heure chez Victor Hugo. Sous l'influence, sans doute, de Charles Nodier qui vivait dans le fantastique, le poète idéoréalise et grandit la vie. Sous la projection de son esprit, l'évasion que d'autres cherchent dans la chaleur du sentiment, il la trouve de bonne heure dans une amplification, une déformation du réel. Procédé qui pourra peut-être paraître un peu artificiel, dont il tirera sans doute des effets un peu calculés, mais par lequel il croira côtoyer cette surhumanité, terme commun de tant d'aspirations. Sainte-Beuve le met en garde contre les exagérations de cette puissance de visionnaire :

En poésie, comme ailleurs, rien de si périlleux que la force; si on la laisse faire, elle abuse de tout, par elle ce qui n'était qu'original et neuf est bien près de devenir bizarre.

Mais Hugo lui-même ne se laisse pas prendre à ce subterfuge qui donne l'illusion de l'irréel sans donner la clef du domaine inconnu.

Un jour il faudra bien demander à l'archange mystérieux le secret de l'énigme humaine et du monde (15). Il se penchera sur le gouffre où sombrent les fortes individualités, sur l'ombre de l'oubli où tout se noie. Il s'accoudera au bord croulant des soirs, portera le poids de la nuit d'étoiles et, cherchant sa raison de vivre, s'interrogeant sur le moment de la mort, déplorera l'incertitude de la science, la petitesse de l'homme devant l'infini, son misérable destin.

La nature du moins, où tout parle de vie et de liberté, lui livrera-t-elle quelque solution des obscurs problèmes qui hantent son esprit ? Il tentera de participer à son printemps, à ses métamorphoses secrètes, découvrira l'éternité dans une fleur. À l'eau qui court, à l'insecte, au rayon, il demandera ce que Jésus appelle « loi » et Platon « mystère ». Il se baignera dans le flot panthéiste. Le rocher, la bête, l'épi, l'aile, la végétation, composeront à ses yeux « ce chiffre énorme : Dieu » [16].

Comme pour Pythagore, le monde sera pour lui une harmonie intense où tous les accords se répondent : murmures, bruits, enthousiasmes, passions, silence des nuits, lumineuse gravitation des astres. Il s'efforcera d'entrer dans le chœur. « La musique est dans tout ! » s'écriera-t-il avec le cri d'espérance du délivré, et il flottera sur l'aile des plus subtiles symphonies, préparant ainsi les voies par lesquelles Baudelaire, Mallarmé, les Symbolistes, chercheront un passage vers les hautes régions de l'esprit.

Cependant la brève lueur s'éteindra. Chez le « martyr de l'idée », la terrible réalité du néant reviendra avec le jour qui sombre. L'angoissé questionnera l'Inconnu. L'amour et la raison lui dicteront la prière qui bâtit un pont sur l'infini. Mais pour prier il faut croire : « Croyons, dit le poète, mais pas en nous. Dieu seul peut nous sauver. » Il sera dès lors armé pour regarder en face l'invisible dans ces contemplations où revit toujours la hantise de la tombe. Comme l'imagier du Moyen âge qui cachait sa terreur sous l'esquisse ironique, macabre et horrible à souhait, il se plaît à scruter minutieusement la mort.

Accoutumé de vivre dans l'ambiance du sépulcre, il peut alors entendre « ce que dit la bouche d'ombre » : Dieu fit la création, mais, à dessein, la créa imparfaite pour ne pas se confondre avec elle. Et démontrant désespérément que l'esprit tourne, à son insu, dans les mêmes cercles, il indique comment, appesantie par la faute originelle, l'âme est descendue vers des états inférieurs dans cette mature dont elle ne peut se délivrer. Elle gémit dans l'animal à travers « les barreaux de l'instinct », frissonne avec le végétal, souffre avec la pierre. Cette souffrance, cette profondeur — abîme d'en bas — ne cesse cependant de songer à Dieu. Elle lutte pour se dégager du roc, de la fleur, de la bête, et l'homme, lieu géométrique de ces aspirations, est le seul être qui, par l'oubli de sa vie antérieure, ne voit pas Dieu, mais peut aller à lui et, par l'amour, racheter la création qui « expie dans le monstre ». Dès lors, tout n'est pas perdu : « Espérez ! s'écrie le poète, il n'est pas d'enfer éternel », tout rentrera dans l'ordre divin d'un sublime recommencement et chantera dans la clarté.

Il n'est pas malaisé de dégager de cet immense débat verbal la recherche d'un compromis entre le néo-platonisme et le christianisme.

L'homme devient donc le héros qui doit, par l'amour, racheter le mal universel, assurer le retour à l'Unité. Ceci peut expliquer pourquoi, en dehors des entraînements de l'histoire, le poète a entrepris de glorifier la geste de l'humanité à travers la légendaire évocation des siècles morts.

Quelle vaste synthèse épique ! Toutes les ressources dont dispose son génie, il les met en mouvement : dons d'une invention puissante, flux des images saisissantes, chocs des sonorités inouïes, intensité de couleurs et de formes concourent pour faire de lui un visionnaire unique, recréant le mythe, insufflant une force nouvelle à l'abstraction, projetant sous un angle démesurément ouvert la vie surprise, entraînant le réel dans le vertige de l'imagination.

De l'inanimé à l'animé, en une lente ascension pleine de combats, la conscience se dégage et s'élève vers Dieu. Telle est la thèse primitive du penseur, souvent obscurcie par trop d'apports. Le platonisme s'y confronte avec le manichéisme et d'autres systèmes ou dogmes religieux — le spiritisme même — et tout cela se mêle et se confond sur les sommets de l'idéologie. Le fier sursaut de l'individu devant son destin ne s'y retrouve pas environné de cet éclat glacé qui fait la gloire d'un Vigny et dont Gautier et Leconte de Lisle sauront se souvenir. Cependant une espérance y palpite : celle du poète d'Eloa, sœur déchue des Anges [17], triomphe définitif du bien sur le mal, de la clarté sur l'ombre.

Musset

Âme précocement ivre d'infini et résonnante du lyrisme pathétique de Byron, Musset cherche en vain dans le fracas des fêtes, parmi le heurt des rayons et des cristaux et le rire des belles en folie, une excitation et une frénésie passagères qui lui tiendront lieu d'apaisement et d'oubli. La crise des sens n'étouffera pas la crise d'âme. L'heure de la joie et de l'amour passée, il se retrouvera avec un cœur vide, amer, jouet inutile et blessé. Tout aura sombré dans la déroute du temps qui ne laisse que le fragile souvenir. Le souvenir ! Le poète voudra du moins l'arracher à toutes les destructions. Il en fera une partie intégrée de son âme immortelle et, pour qu'il soit impérissable, souhaitera l'emporter jusqu'à Dieu.

Vigny

Mais c'est toi, Vigny, douloureux Vigny, qui as poussé ce cri de révolte métaphysique que ni Musset, ni Lamartine, ni Hugo, n'ont osé

Un poids pesant, dès sa naissance, enchaîne l'homme au malheur. Tu dis l'injustice terrestre que le ciel laisse sans punition ni secours, la souffrance de l'amour, la terrible fatalité qui, indistinctement, frappe la pureté, la tendresse, l'innocence, le lourd tribut qui pèse sur le génie. Tu affirmes cette réalité du mal que le philosophe médiéval, Malebranche, Rousseau et tant d'autres ont niée. La nature ne te livre pas ses asiles où d'autres ont trouvé leur apaisement. Son printemps renaissant t'exaspère, ses invariables saisons, son dynamisme renouvelé, son opulence, ses insolentes largesses, le flux de forces animales dont tu la sens traversée, ne peuvent faire naître en ta pensée de rapports spirituels, car seulement « ce qui se rêve » sera tout pour toi.

Sûre qu'elle est de sa survivance à travers la durée et de son perpétuel recommencement parmi l'éternelle succession des phénomènes, elle demeure impassible devant tous les désespoirs et toutes les ruines. Une mère ! est-elle une mère ? Non, une tombe qui engloutit les œuvres humaines. Au-dessus d'elle cependant règne, sans conteste, la divinité. Alors tu te tournes vers le ciel : l'azur étincelant demeure impénétrable, sans voix. Devant l'éther inexorable, pur, aucun doigt ne se pose sur ta tempe fiévreuse. Attente dans l'inquiétude et l'aspiration désormais vaine ! O sublime imploration, prostration sacrée de l'être courbé en son humilité ! Silencieuses larmes d'interrogation que rien ne vient ni interrompre, ni consoler !

Je comprends le sursaut héroïque et farouche de cette âme trop tendue, sans appui ; le désespoir qui se mure en une sourde résignation ! Pas de cris, pas de subtiles métaphysiques pour trouver des degrés d'accession au divin : au « silence éternel de la divinité » s'opposera désormais le morne silence de l'homme.

C'est dans toute sa splendide attitude d'orgueil le redressement grec de la conscience, opposant la certitude de son ordre et de son équilibre à l'ordre et l'équilibre de l'Univers.

Vigny n'est point un athée. C'est un homme froidement désespéré qui propose aux autres hommes la seule solution que sa recherche émouvante a trouvée. Du fond de son stoïcisme, il espère, il annonce l'avènement de l'Esprit pur ; enclos dans l'œuvre, ou dans le livre, il se transmet de génération en génération pour de victorieuses fins.

Dans le flot des marées humaines, le poète peut jeter à la mer la bouteille où se renferme la pensée, l'impérissable pensée qui flotte au-dessus de toutes les tempêtes et survit à tous les désastres. Pour la réalisation d'impénétrables desseins, Dieu saura la guider et « la conduire au port ».

Par son art hautain, mesuré, Vigny projette le rayonnement glacé des hautes cimes. Il prolonge, au sein du romantisme, la survivance du classicisme. Au milieu des dispersions colorées du lyrisme de l'époque, il allume le feu blanc, incorruptible, pur : celui-là même qui fera scintiller les froides pierreries mallarméennes. L'allusion indirecte, la transposition de l'idée sous le voile de la fiction, la vision en profondeur font de lui, avec Edgar Quinet, auteur d'Ahasvérus, un rénovateur du symbole. Ceci mérite d'être retenu.