Sous l'Empire

Sous l'Empire, alors que l'on serait tenté de croire les individus volontiers tournés vers l'action, les âmes se laissent facilement emporter hors du réel : les lectures langoureuses, les élégies plaintives, les tendres romances que la harpe enveloppe de ses ondes frémissantes créent une ambiance dissolvante, propice au rêve, aux évocations et, comme les mièvreries raffinées du XVIIIe siècle, entretiennent les langueurs où flotte l'incertitude des âmes.

L'effervescence de cette société avide, en son mal de vivre, de tout épuiser de l'instant, d'en sublimer la sensation, d'atteindre au delà des possibilités humaines, cède peu à peu au vœu d'apaisement, de calme, d'anéantissement en une sorte d'épuration du moi.

De là ces épanchements, ces communions angéliques où le corps n'est plus qu'une enveloppe méprisable, souvenirs des « amitiés spirituelles » qui doivent se perpétuer au delà même de la tombe et que Baudelaire saura plus tard si bien intellectualiser.

Taine a souligné dans l'esprit de cette époque ce désir vague de bonheur, de beauté, de consolation poétique qui contraignait même la science à aplanir ses aspérités et à arrondir ce qu'elle pouvait avoir de trop anguleux, cet amour des divagations philosophiques hérité de l'âge précédent, « ce glissement vers l'acceptation de la croyance simplement affirmée, sans preuve ».

L'hallucination est ainsi venue au secours du désabusé. Elle orne la réalité d'une vie supérieure toute retentissante des excès de la sensibilité. Elle crée une vérité intellectuelle qui se superpose, se substitue à la vérité communément acceptée de tous. Dans son miroir déformant, elle transfigure et amplifie la vision du monde. Elle ouvre le domaine de l'illusion où s'endort le tourment d'infini.

C'est peut-être pour ne pas se prendre entièrement à ce leurre que certains romantiques demandent à l'ivresse des sens une certitude cependant chimérique, puisque eux-mêmes cèdent à l'exaspération dans ce terrible jeu où l'on s'épuise à force de se donner.

À travers cette sensibilité exacerbée, la recréation des spectacles de la terre est d'une curieuse analyse. Le romantique recherche une détente psychologique, une sorte de rétablissement, un nouvel équilibre de la raison par l'accord avec les éléments rythmiques qui composent l'ordre du paysage.

En face des illusions périssables que sont nos joies, nos bonheurs, nos extases, ils demeurent pour lui des réalités immuables, des supports où l'esprit a besoin de trouver son appui, des témoins qui attestent la survivance de tout ce qui s'envola au moment même où on le croyait éternel. La douleur, le souvenir, le regret qui alourdissent l'âme et désespérément l'entraînent vers quelque bas-fond trouvent leur contrepoids dans ces masses synthétiques des « rochers muets, de forêts obscures », ces blocs d'émeraude des eaux agitées. Cette satisfaction dynamique, pourrait-on écrire, ne saurait suffire à tous. Certains y voudraient superposer un impossible équilibre intellectuel. De là la confidence, puis logiquement l'invective contre la nature impassible.

Toute l'âme romantique est sujette de ce jeu de violentes alternatives, de balancements, de compensations, de cette recherche d'équilibre.

Comme tous les spontanés, le romantique crie, s'agite d'abord, puis se prend à réfléchir. La pire crise morale, ainsi arrivée à son dénouement, crée une sorte de désenchantement ou d'euphorie de la douleur. Le poète devient doux et indulgent, se replie sur lui-même, s'interroge, s'analyse, se prend à regretter, frappe sur sa poitrine, fait acte de contrition. Une harmonieuse poésie subjective jaillit. Elle fond désormais dans une pure élévation tous les éléments pris au monde sensible. Elle prend ce reflet de vision intérieure dont s'enrichira le Symbolisme.

Après avoir tout foulé aux pieds, tout méprisé, tout attaqué : institutions, lois, théâtre, état social, Rousseau se retrouve face à face avec lui-même dans le miroir secret de la méditation. Il se plaint amèrement de se sentir isolé, d'avoir accumulé contre lui des rancœurs. Comme dans un bain salutaire, il se plonge dans la nature avec le souci de désormais apprendre à vieillir. Byron lui-même, après son explosion lyrique, ne demandera plus par la bouche de Manfred que « l'oubli de lui-même ». Oscillation de l'individu, en nécessaire accord d'ailleurs avec tout rythme vivant.

Il y a donc deux états de la sensibilité romantique cherchant sa voie d'évasion intellectuelle et morale, l'un caractérisé par l'expansion éperdue de l'individu, l'autre par l'introspection artiste où il s'efforce de retrouver en profondeur ce que le jet lyrique n'a pu atteindre en hauteur.

Un de nos meilleurs critiques modernes (18) nous a fort judicieusement présenté Byron comme le type de ces romantiques « flamboyants » qui, par les mouvements de la passion, le choc des sonorités verbales, le haut-relief des images, font de la vie une sorte d'enluminure décorative. Keats, Chateaubriand, Hugo, Musset, Gautier même à un degré moindre, incarnent pour lui ces romantiques ardents. Il les a opposés aux romantiques profonds qui, selon le mot de Rousseau, se livrent davantage à « la douceur de converser avec leur âme », l'analysent avec une curiosité réfléchie et sagace, et, au nom de la raison, recherchent, - comme les lakistes anglais, Wordsworth, Coleridge — le bel équilibre entre la sensation et l'imagination.

Il est ainsi conduit à admettre deux romantismes. Malgré leurs éléments antagonistes, par la faute de Byron, ils auraient coexisté chez de nombreux poètes français pendant la première moitié du XIXe siècle.

Il me plaît davantage de recomposer tout ceci en deux mouvements — flux et reflux, — si l'on veut deux alternatives de la sensibilité romantique.

Entre ces deux valeurs extrêmes : exaltation et dépression, des états intermédiaires s'intercalent. La pensée tisse des dessins complexes et variés, ces enchevêtrements lyriques tramés par des fils secrets que nos analystes modernes avides de détail psychologique, selon le mode freudien, s'ingénient à rattraper un à un.

L'âme romantique — simplement humaine — est donc d'élans, de désillusions, de chutes, de contradictions, pleine de perpétuels désaccords.

Des antinomies analogues se retrouvent sous d'autres aspects. Il y a chez le romantique un alliage d'égoïsme et d'altruisme. Point de paradoxe si l'on considère que celui-ci n'est qu'une forme supérieure de celui-là : d'une part, désir violent de possession, passion égocentriste (19), d'autre part, dispersion lyrique de l'individu, élan vers la pureté avec, pour complémentaires, le don de soi, l'amour de l'humanité en accord avec l'aspiration de l'individu vers le divin. On retrouve là une emprise des doctrines platoniciennes qui dévie le romantisme vers une forme du mysticisme.

La sentimentalité si prompte à s'émouvoir, l'ivresse de vivre intensément, la tentative désespérée pour se hausser au-dessus des valeurs humaines, se résolvent en une sorte de culte de l'humanité.

L'idée scholastique de la bonté originelle de l'homme détenteur de l'idée divine, de la négation du mal, de la possibilité d'en guérir chacun et tous ensemble a fait son chemin. À travers la philosophie, l'histoire, le roman, le courant humanitaire a gagné la poésie. Saint-Simon et Fourier ont tour à tour rêvé que les poètes sont appelés à devenir « des pasteurs de peuples ». Le poète doit être l'artisan d'une harmonie sociale découlant de l'harmonie naturelle. Il devient une sorte de héros investi d'une mission quasi-divine.

Il s'agit moins de «libido dominandi » que d'ascension généreuse vers les états supérieurs qui font de l'être d'exception l'instructeur des autres hommes, et d'où l'orgueil semble devoir être exclu pour céder sa place à l'amour.

Il y a des poètes comme il y a des chefs, d'instinct : de là leur aptitude à devenir des initiateurs dans l'ordre esthétique et moral, des conducteurs d'âmes comme les autres deviennent conducteurs d'hommes dans l'ordre politique et social. Ce véritable apostolat, pour élever les individus par la pitié, le dévouement, l'immolation fraternelle, la justice, n'est-ce pas au demeurant le thème de Jocelyn ? Le cas de Lamartine ne fournit-il pas la preuve de ce haut privilège plein de désintéressement ? Quel exemple nous laisse sa vie lyriquement vécue, toute d'activité poétique et politique, retentissante d'orages, de triomphes, de chutes, mais toujours conduite d'un effort égal, souriant, humain, fraternel ! Hugo, à son tour, ne considère-t-il pas le poète comme le visionnaire des temps nouveaux?

Les mêmes sentiments altruistes abondent chez Musset, Vigny, Michelet, Quinet, tant d'autres gagnés par la foi nouvelle de cette époque toute traversée de courants et d'enthousiasmes libérateurs. Il ne faut voir dans leur « mission du poète » que la transposition dans l'ordre social d'un idéalisme laïque élargissant les données de la morale chrétienne. « Crois et aime », telle est la devise qui caractérise l'action de nos poètes sur les voies d'affranchissement de la pensée vers un idéal jamais atteint.

Tels se dégagent de l'attitude intellectuelle, morale et religieuse de nos grands lyriques, les caractères d'expression de ce mal d'infini qui, propagé par le XVIIIe siècle, a donné la fièvre aux générations de la première moitié du XIXe siècle, sans d'ailleurs cesser de travailler sourdement celles qui ont succédé.

Ces échos qui dispersèrent à travers notre enfance les accents de l'amour, les tiédeurs des caresses, le pleur du regret, la solitude du cœur, comme ils retentissent plus sourdement désormais dans la méditation de l'homme mûr ! Émouvante confrontation que celle de notre âme avec celle que les romantiques eurent la grandeur et la faiblesse d'étaler devant le futur !

C'est le privilège du véritable poète d'être près de chacun de nous, quel que soit son âge ou l'accident de vie dont il meurt. Il y a toujours en lui quelque voix d'enfant, quelque voix d'amant, quelque voix d'homme et aussi quelque voix d'ange — même damné — pour répondre opportunément à celle que nous prête l'heure qui nous féconde et qui nous tue.

Divine passion qui fais jaillir tant de larmes, on a beau vouloir affecter de te nier ou de te méconnaître. Comme on se penche avec douceur, sur ta rose contractée ! même quand on ne lui demande plus aucun parfum et quand la sagesse prépare l'éclosion d'un autre centre de lumière !

Avec des débris d'orgueil, des pétales fanés, des amours et des souvenirs, quelle huile douloureuse s'élabore en nous pour nourrir la fleur spirituelle qui s'épanouit sur un autre plant de vie dans l'attente de quelque nouvelle rosée !

Ainsi à la pompe, à l'éloquence, à la sécheresse des petits maîtres à la fade poésie de boudoir où, mollement, la divagation se coulait dans les moules préparés de la forme classique, s'est substituée une littérature frémissante, pathétique, pleine de cette qualité d'âme qui, chez une Desbordes-Valmore, rayonne d'une adorable chaleur féminine. Un flot de sang et de passion a empourpré le visage du poète. En tout ceci, je crois voir davantage « que cette émeute de rhétoriciens » dont parle Zola (20).

Lorsqu'un peu d'apaisement dans la mystique sociale aura étalé le flux romantique, émergera le Paros où Chénier avait ciselé la forme grecque. Vigny l'a redécouvert dans le bouillonnement de l'époque et lui a prêté la palpitation d'un cœur angoissé. Musset, souvent si proche de Racine, en a respecté l'eurythmie. Gautier, faux romantique, s'ingéniera à le polir jusqu'à l'éclat splendide.

Au souci de la forme grecque et de la solidité latine, le Parnasse mêlera le souci du détail trop précis, de la description exacte et quasi scientifique, venant au secours de la tendance idéologique. Ainsi se rétablira peu à peu le réalisme. Déjà évident et mesuré chez les classiques, il substituera l'étude des faits aux « philosophies ». Dans leurs conclusions, les poètes tenteront un regrettable compromis avec les données de la science positive, tandis que le Symbolisme recueillera tout l'héritage romantique et, le dépouillant en partie de tout son appareil extérieur, en exprimera la poésie essentielle, puis en organisera la vie secrète et mystérieuse.

ANTOINE-ORLIAC.