1834 – Éphémérides universelles

1834 ephemeridesÉphémérides universelles ou Tableau religieux, politique, littéraire, scientifique et anecdotique, présentant un extrait des annales de toutes les nations et de tous les siècles, par A. V. Arnault [and others] mises en ordre et publiées par Édouard Monnais
Par Éphémérides, Antoine Vincent Arnault, Guillaume Édouard D. Monnais
Octobre - Deuxième édition – Tome Dixième
Paris. Corby, libraire éditeur, rue Macon saint André des Arcs, 8
1834 Mort de Saint-Martin, philosophe français

1803. Mort de Saint-Martin, philosophe français

Extrait, p.224-225)

Il faut se féliciter pour l'humanité que Saint-Martin n'ait pas été contemporain des Jean Huss et des Jérôme de Prague. Innocent à la fin du dix-huitième siècle, il eût été dangereux trois cents ans auparavant, et il aurait, certainement, entraîné, après lui, au bûcher des milliers de fous, qui l'eussent érigé en chef de secte. Il y avait du moins en lui tout ce qu'il fallait pour saisir des esprits malades et appauvris par la science des écoles ; obscurité impénétrable de pensée et de style, spiritualisme volatilisé, pour ainsi dire, langage sacramentel et inintelligible, substitution, dans les mots, d'une valeur conventionnelle à la signification vulgaire, profusion de symboles, de paraboles et d'allégories. Au temps dus Réalistes et des Nominaux, Saint-Martin aurait eu affaire à la Sorbonne, et son nom serait devenu drapeau ; aux jours de la révolution française, ses œuvres trouvèrent à peine quelques rares lecteurs, et ce n'était guère qu'à titre de phénomène et d'anachronisme intellectuel qu'il occupait passagèrement l'attention ; c'est encore aujourd'hui son seul droit à une notice biographique. Une humeur rêveuse et mélancolique le livra, dès sa jeunesse, à une piété doucement exaltée ; cette piété le porta aux études psycologiques [sic], ces études le plongèrent dans les profondeurs mystérieuses du spiritualisme, et il n'en sortit plus. Les doctrines de Martin Pasqualis, les jongleries de Mesmer, la science des nombres l'absorbèrent et lui mirent la plume à la main. Tout entier à ses rêveries et à ses visions, il peignit parfaitement lui-même sa condition dans le monde, en s'appelant le Robinson Crusoé de la spiritualité. Absolument détaché des intérêts matériels de la vie privée, on croira sans peine qu'il resta plus étranger et plus indifférent encore à la politique. Un seul incident du drame révolutionnaire, qui se jouait sous ses yeux errants, put l'intéresser vivement ; il se mêla à la ridicule conjuration de la Mère de Dieu, Catherine Théos ; quoique ce fût pitié [p.225] de faire jouer à un pareil homme le rôle de conspirateur et de perturbateur, le Philosophe inconnu (surnom mérité de Saint-Martin) n'en aurait pas moins expié sur l'échafaud sa prétendue complicité avec la mère de Dieu, si le 9 thermidor ne lui eût rendu la liberté. Bien que sa pensée fût dans les espaces, Saint- Martin, en chair et en os, appartenait à la révolution ; elle l'obligea à remplir quelques fonctions civiques, et l'envoya même monter la garde à la porte du Temple. Ce devait être chose plaisante de voir le Robinson spirituel, un fusil à la main, comme aussi d'apercevoir à sa boutonnière le ruban de Saint-Louis, qui avait payé ses services en garnison [1]: Saint-Martin, pour satisfaire au vœu de ses parents par l'exercice d'une profession, et, en même temps, pour trouver le loisir d'étudier et de méditer, s'était fait militaire, en temps de paix. Cet habitant des nuages, si singulièrement placé dans la société actuelle, désarmait le sourire qu'excitaient ses folies, par sa bienveillance générale et son inépuisable charité, car la pratique active de toutes les vertus était, selon lui, la preuve la plus authentique de la spiritualité de l'homme. Saint-Martin, inconnu en France, fit presque école en Allemagne, où ses œuvres obtinrent les honneurs d'une traduction, peut-être en reconnaissance de ce qu'il avait traduit lui-même l'ouvrage d'un des plus obscurs visionnaires allemands, Jacob Bœhm. — Auguste Descroizilles.

1. Saint-Martin n’a jamais été décoré du « ruban de Saint-Louis ». Il expose dans Mon Portrait (153), ce qui s’est passé (orthographe originale) :

« Pendant le ministere de Mr de Montbarey il m’eut eté très aisé d’avoir la croix de St-Louis, si j'avois sçu profiter de la bonne volonté qu’avoient pour moi sa femme, sa fille la princesse de Nassau, et sa soeur, la comtesse de Coaslin ; mais au premier refus qu’il fit de me faire avoir un relief pour l’interruption de mes services, je m’en tins là ; quand il fut sorti du ministere je luy reparlai de cela, et il me tint un langage tout différent. Quand j’ay eté dans l’humain j’ay quelquefois regretté cette bagatelle ; parce que je sçais qu’elle n'est rien quand on l’a, et qu’elle est tout quand on ne l’a pas (ce qui est commun à toutes les choses de ce monde) mais quand j’ay eté raisonnable je n’y ay pas seulement pensé ; et quand j’ay eté juste je me serois blamé de l’avoir acceptée puisque je ne l’avois pas gagnée ».