Sainte-Beuve – Poètes et Philosophes modernes de la France – XV – M. Ballanche

1834 revue des deux mondesRevue des Deux Mondes
Tome troisième
Troisième série
Paris, au bureau de la Revue des Deux Mondes, rue des Beaux Arts, 6.
Londres, chez Baillière, 219, Regent Street
1834 

 Poètes et Philosophes modernes de la France – XV

Extrait, pages 712-713

[p.712]

… L'influence des écrits de M. Ballanche a été lente, mais réelle, croissante, et très active même dans une certaine classe d'esprits distingués. Pour n'en citer que le plus remarquable exemple, la lecture de ses Prolégomènes, vers 1828, contribua fortement à inspirer le souffle religieux à l'école, encore matérialiste alors, de Saint-Simon. Témoin de l'effet produit par cette lecture sur quelques-uns des plus vigoureux esprits de l'école, je puis affirmer combien cela fut direct et prompt. L'influence, du reste, n'alla pas au-delà de cette espèce d'insufflation religieuse. Historiquement, l'école saint-simonienne partit toujours de ce que M. Ballanche appelle l'erreur du XVIIIe siècle, erreur admise par Benjamin Constant lui-même ; elle persista à voir le commencement de la société dans le sauvagisme, comme lui, Benjamin Constant, commençait la religion par le fétichisme.

M. Ballanche est peut-être l'homme de ce temps-ci qui a eu à la fois le plus d'unité et de spontanéité dans son développement. Sans varier jamais autrement que pour s'élargir autour du même centre, il a touché de côté beaucoup de systèmes contemporains et, pour ainsi dire, collatéraux du sien; il en a été informé plutôt qu'affecté, il a continué de tirer tout de lui-même. La doctrine de Saint-Martin semble assurément très voisine de lui, et pourtant, au lieu d'en être aussi imbu qu'on pourrait croire, il ne l'a que peu [p.713] goûtée et connue. Je remarque seulement dans les Prolégomènes le magisme de la parole, le magisme de l'homme sur la nature, expressions qui doivent être empruntées du mystérieux théosophe. M. Ballanche connut de bonne heure à Lyon Fourier, auteur des Quatre Mouvements ; mais il entra peu dans les théories et les promesses de ce singulier ouvrage publié en 1808; aujourd'hui il se contente d'accorder à l'auteur une grande importance critique en économie industrielle. Il lut les Neuf Livres de Coëssin dès 1809, et dans un voyage qu'il fit à Paris, il visita ce prophète d'une époque pontificale ; mais l'esprit envahissant du sectaire le mit d'abord sur ses gardes, M. Ballanche voulait avant tout rester lui-même. Il vit une fois Hoëné Wronski, lequel, dans son Prodrome, revendique l'honneur d'avoir le premier émis en 1818 une vue politique que l'Essai sur les Institutions exprimait en même temps que lui. M. Ballanche vit plus d'une fois, bien que rarement, Fabre d'Olivet dont les idées l'attiraient assez, s'il ne les avait senties toujours retranchées derrière une science peu vérifiable et gardées par une morgue qui ne livre jamais son dernier mot. Il a profité pourtant des écrits originaux de ce philosophe qui aurait pu se passer d'être charlatan ; l'idée d'Adam, l'homme universel, et d'Eve qui est la faculté volitive d'Adam, lui a probablement été suggérée par Fabre. Les hommes qui ont le plus agi sur M. Ballanche, mais par contradiction surtout, sont MM. de Bonald, de Maistre et de La Mennais. Ce dernier, ainsi que l'abbé Gerbet, est devenu son ami, et la contradiction première a cessé bientôt dans une conciliation que le christianisme qui leur est commun rend solide et naturelle.

Pour nous qui n'approchons qu'avec respect de tous ces noms, et qui ne les quittons qu'à regret, il faut nous arrêter pourtant. Heureux si, à défaut d'une exposition complète de système, cette étude de biographie psychologique a insinué à quelques-uns la connaissance, ou du moins l'avant-goût, d'un homme dont la noble ingénuité égale la profondeur, et si cette explication intérieure et continue que nous avons cherché à démêler en lui peut servir de prolégomènes en quelque sorte à ses prolégomènes ! Préparer à la lecture de notre auteur, c'est là en général dans les essais que nous esquissons, et ce serait dans celui-ci en particulier, notre plus entière récompense. SAINTE-BEUVE.

Josef Hoëné-Wronski (1776-1853), philosophe, mathématicien et scientifique polonais

« Certains de ses ouvrages appelaient à la formation d’une école, ou plutôt d’une « Union Antinomienne » qui servirait à la connaissance et l’application de l’Absolu dans la vie. Le maître eut des disciples plus ou moins fidèles, dont Antoine Bukaty, et ses écrits suscitèrent de l’intérêt chez les penseurs utopistes de l’époque. C’est d'ailleurs au titre d'"auteur utopiste" qu’il fut mentionné par Sainte-Beuve et Balzac. Ses écrits auront une grande influence sur les occultistes du XIX° siècle, tels Éliphas Lévi, Saint-Yves d'Alveydre ou Papus ». Wikipédia

Au sujet du « magisme » chez Ballanche.

Pierre Simon Ballanche (1776-1847), Œuvres, Volume 5, (1833, 2e édition), Premières additions aux Prolégomènes, p.23 :

« Le règne de l'humanité, c'est l'homme se détachant du tout panthéistique. Les statues à gaines sont remplacées par les statues avec l'attitude de la faculté locomotrice. Le progrès de l'art de Dédale est l'emblème du progrès du libre arbitre. Certaines affections pathologiques, certaines impressionnabilités, certains modes accidentels de nos perceptions, ne nous donnent-ils pas une idée de cette confusion de l'être dans le tout, de ce magisme de la nature [c’est nous qui soulignons], qui sont une des explications du paganisme ? Dans une sphère, les influences de l'air et du sol; dans une autre sphère, les sentiments généraux se personnifiant, ne conduisent-ils pas à la même idée ?
Le christianisme pouvait donc seul nous sauver des superstitions naturelles comme des superstitions théurgiques ».

Ballanche, Œuvres, tome III. Essais de palingénésie sociale, tome 1er, Prolégomènes (1830),  p.179.

« Jusqu'à quel point est-il donné à l'homme d'entraîner la nature extérieure dans la sphère de la liberté humaine, d'assujettir cette nature extérieure, de l'ennoblir en la domptant, en la subjuguant, en la transformant ? Nous pénétrons de nos facultés assimilatrices le règne animal, le règne végétal, le règne minéral. Évidemment notre sphère d'activité étend son domaine. Jusqu'à quel point l'affranchissement des formes pour l'univers et pour l'homme peut-il être l'ouvrage de l'homme même ? Jusqu'à quel point pouvons-nous espérer d'arriver à l'ancien magisme, en le sanctifiant ? ».

Œuvres de M. Ballanche, tome VI : Orphée, Réflexions diverses (1833), p.165

« La création fut pour moi l’acte d’un magisme divin ; et cet acte, je sentais intuitivement qu’il était un acte continu, éternel ».

Ballanche, Vision d’Hébal, chef d'un clan Ecossais. Episode tiré de la ville des expiations (1831) :

« Le globe de la terre est donc livré à l'homme, pour qu'il le modifie par la culture, pour qu'il en fasse le tour, pour qu'il en étudie les lois générales et particulières, pour qu'il exerce sur lui le magisme intellectuel qui tend à spiritualiser la matière, pour qu'il étudie ses rapports avec les phénomènes de ce monde, avec les merveilles mystérieuses du monde des intelligences pures, pour qu'il cherche la place qu’occupe la pauvre planète, lieu de son exil, parmi les corps célestes, objets d'une contemplation sans fin » (p.35).

« Et dans le point le plus reculé de l'avenir, sur la limite du dernier horizon de l'humanité, l'homme achève de compléter la création de la terre. Par un magisme nouveau il spiritualise la matière » (p.103).