Schlégel – Philosophie de l’histoire

1836 schlegel t2Philosophie de l'histoire
Professée en Dix-huit Leçons Publiques, à Vienne
Par Friedrich von Schlégel
Ouvrage traduit de l’allemand en français par M. l’abbé Lechat, Docteur de la Faculté des Lettres de Paris, officier de l’Université, Professeur de philosophie au Collège royal de Nantes, etc.
Tome second - Paris. Chez Parent-Desbarres, éditeur, rue de Seine Saint Germain, 48
1836 - http://books.google.fr/books?id=VvZHAAAAMAAJ

Leçon XVIII – De la franc-maçonnerie

Pages 360-370

De la franc-maçonnerie. — Son influence ésotérique sur les événements modernes. — De la restauration. — Etat présent des choses, des esprits, et des différents royaumes. — Nécessité d'une restauration religieuse. — Danger des écarts de l'absolutisme, soit dans la vie réelle, soit dans la science. — La tolérance n'est pas l'indifférence. — L'esprit de parti, l'intolérance part d'un fond d'orgueil coupable. — En quoi consistera la restauration universelle qui doit se faire plus prochainement peut-être qu'on ne le pense. — L'état devra être chrétien et la science chrétienne. — Ni l'un ni l'autre but n'a été parfaitement atteint jusqu'ici. — Pour obtenir cet heureux résultat, la destruction de toute espèce d'idolâtrie politique est nécessaire; et la philosophie, en s'aidant de l'histoire, doit renoncer à l'absolu sous quelque forme qu'il se présente. — Avis à l'Allemagne, moins absolue que tout autre pays, dans la vie et le gouvernement, mais chez qui l'absolu est impatronisé dans la science. — Récapitulation et conclusions. — L'homme a eu sans cesse à lutter contre l'esprit du mal, qui s'est montré successivement comme le prince du monde, et l'esprit du siècle, revêtissant d'âge en âge des formes nouvelles. — Dieu ne lui a pas manqué dans cette lutte ; il s'est montré verbe, force, lumière. — Ainsi, foi, amour et espérance.

« Je viendrai bientôt, et je renouvellerai tout. »

Le dix-huitième siècle vit éclater à la fois et d'une façon si soudaine tant d'événements mûris au même jour, que bien qu'une réflexion attentive puisse leur trouver un motif et une cause suffisante dans leurs précédents, dans l'état [361] naturel des choses, dans la situation générale où se trouvait le monde, on est cependant disposé à croire qu'ils avaient été préparés d'avance, à dessein, et dans le secret ; maintes circonstances viennent ensuite corroborer ce pressentiment, et donnent sur le complot des indications qui ont toute l'autorité de l'histoire.

Pour compléter le tableau de cette époque où le principe des lumières exerça une influence dominante, et pour achever de caractériser en lui-même ce principe qui eut tant d'action sur les évènements historiques, nous avons à ajouter quelques mots sur ce côté secret et mystérieux de son développement, afin qu'on saisisse mieux son rapport d'une part avec le principe et l'esprit de la révolution, qui, elle aussi, dans le fanatisme qui l'animait, avait la prétention de restaurer le monde ; et d'un autre côté avec le caractère de la vraie restauration, qui repose sur la base religieuse de la justice chrétienne.

Mais dans l'examen critique que l'histoire entreprend sur cet objet, elle doit se prémunir toujours par cette pensée, que ceux qui, comme acteurs ou témoins oculaires, pourraient, s'ils voulaient faire part de leur expérience, donner les meilleurs renseignements, ne doivent pas cependant être considérés toujours comme des autorités sur lesquelles on puisse le mieux compter, parce qu'on ne peut jamais savoir exactement ce [362] que, par calcul ou par conviction, il leur arrivera de dire ou de taire, en tout ou en partie. Cependant cette secousse universelle, qui jeta tout pêle-mêle a mis à nu tant de bouts de ce fil ésotérique de l'histoire moderne, que la réunion de ces indications suffit pour nous donner une juste idée de cet élément spécial des lumières subversives du dix-huitième siècle, où le vrai, le faux et le spécieux ont été mêlés et confondus, et pour nous initier à la connaissance d'un point auquel donne tant d'importance sa coopération visible à tous les événements, et son influence si diverse sur la marche générale des choses.

C'est donc uniquement sous ce point de vue historique, qui d'ailleurs répond parfaitement à notre but, et même est le seul ici qui puisse être pris en considération, que je me sens en état de juger; ou, comme je devrais plutôt dire, de caractériser toute cette trame souterraine ; et c'est aussi dans ces sources, dans ces indications, dans ces faits connus et publics, qu'est puisée la description que je vais en faire.

Pour ce qui concerne l'origine ou la source d'où cette influence ésotérique s'est répandue en Europe; quelque motif ou quelque intérêt qu'on ait à le nier ou à le .contester, il résulte à peu près évidemment du seul examen des faits, que l'ordre des Templiers a été comme le pont sur lequel tout cet ensemble de mystères a passé en occident, [363] du moins quant à leur forme, qui continue aujourd'hui d'être la même qu'alors.

Ce n'est que par les traditions sur Salomon et sur son temple, auxquelles se rattache l'institution même de l'ordre, qu'on peut expliquer les symboles religieux de la maçonnerie, quoiqu'on en trouve aussi des motifs dans quelques autres passages et parties de l'écriture et de l'histoire sainte : aussi peuvent-ils très bien être entendus dans un sens parfaitement chrétien, et en retrouve-t-on des traces dans plusieurs monuments gothiques de l'ancienne architecture germanique du moyen-âge. Cependant une association spirituelle, fondée sur l'esprit ésotérique, ne saurait avoir professé le christianisme dans toute sa pureté ; elle n'a pu du moins rester entièrement chrétienne, puisque, répandue chez les chrétiens, elle se retrouve aussi chez les Mahométans.

Il y a plus : l'idée même d'une pareille société, d’une pareille doctrine purement ésotérique, et de sa propagation secrète, n'est guère compatible avec le christianisme ; car le christianisme est déjà en soi un mystère divin ; mais un mystère qui, d'après les vues de son fondateur, est exposé à tous les yeux, et célébré quotidiennement sur tous les autels. Or à cause de cela même, le secret qui dans les mystères païens, subsistait à côté de la mythologie et de la religion [364] nationale et populaire, et n'était le partage que des savants et des initiés, ce secret, dis-je, ne peut s'allier avec une révélation destinée à tous les hommes, puisque, par sa nature, elle le condamne et le repousse.

Ce serait toujours une Église dans l'Église ; et elle ne peut pas être plus autorisée ou tolérée qu'un État dans l'État. Ajoutons que dans un siècle où les intérêts temporels et les vues politiques prévaudraient d'une manière ouverte ou cachée sur les sentiments et les idées religieuses, un tel établissement parasite et mystérieux ne manquerait pas de devenir bientôt un directoire occulte de tous les mouvements, de tous les changements intérieurs de l'Etat, C'est ce qui est effectivement arrivé.

L'esprit antichrétien, que l’illuminisme, cette opposition régularisée, enveloppe dans des sentences d'une philanthropie universelle, pourrait bien être, selon toute analogie historique, d'une date assez moderne; tandis que le principe chrétien, qui même encore de nos jours, après une lutte si étonnamment diverse entre les partis de cette secte, se maintient toujours, quoique chez une très faible minorité, dérive peut-être, conformément à l'origine qu'elle revendique, d'une source orientale et gnostique.

Quant à la grandeur, ou du moins à l'importance de son influence politique, comment la [365] nier ; surtout depuis les violentes révolutions de nos jours qui, de notre Europe, se sont ruées sur les autres parties du monde ; et en apprenant que dans une contrée méridionale de l'hémisphère américain, les deux partis qui figuraient dans la révolution de cet état, dont les troubles durent encore, s'appellent des noms d'Ecossais et d'Yorckais, d'après l'opposition qui existe dans les loges anglaises? est-il quelqu'un qui ignore, ou qui ait oublié avec quelle adresse l'homme qui dans ces derniers temps régnait sur le monde, se servit dans tous les pays conquis, de ce véhicule, et l'employa comme un organe propre à fourvoyer et à nourrir de fausses espérances, l'opinion publique ? C'est pour cela qu'il fut appelé par ses partisans l'homme du siècle, et qu'il fut du moins, en effet, le serviteur de l'esprit du siècle.

Une société du sein de laquelle, comme du laboratoire où le génie destructeur du siècle forgeait ses armes, sortirent successivement les illuminés, les Jacobins et les Carbonari, ne pouvait avoir une tendance vraiment chrétienne, ni être politiquement juste, ni exercer une action bienfaisante sur l'humanité en général. Je dois cependant observer ici que c'est le sort inévitable de la plus vieille des sociétés secrètes, que chaque nouvelle conspiration aime à revêtir ses formes vénérables, déjà connues des initiés. [366]

Il ne faut pas non plus oublier que cet ordre est partout divisé en une foule de partis, de sectes, qui ont des opinions, des façons de penser diverses ; de sorte qu'on ne doit pas croire que ces extrémités terribles, que ces sauvages excès d'une irréligion, d'un esprit révolutionnaire, qui mine secrètement ou renverse avec une violence ouverte, se soient produits partout où cet ordre existe ; l'histoire convaincrait une pareille supposition de fausseté ou du moins d'exagération.

Une simple liste de tant d'hommes trompés, il est vrai, sur ce point unique, mais d'ailleurs respectables ; de tant de noms connus et vraiment distingués, qui dans le cours du dix-huitième siècle faisaient partie de cette société, suffirait pour démentir une pareille condamnation générale, ou pour y apporter du moins d'essentielles modifications. Mais ce qu'on peut, d'après beaucoup d'indices, regarder comme positif, ou du moins comme éminemment vraisemblable, c'est que nulle part cette société ésotérique et son action n'ont été mises en harmonie avec l'ordre subsistant et avec l'état lui-même, aussi bien qu'en Angleterre, pays où tous les éléments opposés de la vie et de la société moderne paraissent être en général le plus artistement combinés et équilibrés.

D'ailleurs si nous portions nos regards sur le reste de l'Europe et même sur les pays qui furent [367] les principaux théâtres des révolutions, il est incontestable qu'il y exista toujours , au sein de tant de loges diverses, un parti chrétien ; et bien qu'il n'ait été qu'en très faible minorité, il n'en a pas moins eu une grande influence qu'il a due à la profondeur des idées, et à tout ce qu'il avait conservé de l'antique tradition. C'est au reste une chose prouvée jusqu'à l'évidence par les faits historiques et par des documents écrits et livrés à la publicité.

Au lieu de présenter des exemples allemands, moins généralement connus, j'appuierai plutôt ce que je viens de dire du nom d'un écrivain français bien remarquable, et bien propre à caractériser ce qu'il y avait de plus intime et de plus caché dans la révolution. Saint-Martin, ce chrétien théosophe, se tient tout à fait isolé, à l'écart, de ce parti athée, qui dominait alors, quoique sorti de la même école et de la même sphère ; lui aussi, il est décidément révolutionnaire ; mais c'est un révolutionnaire désintéressé, romanesque, qui obéit à une conviction fondée sur des raisons supérieures et spirituelles. Il montre le plus grand mépris, la répugnance la plus vive pour l'état moral et politique d'alors ; et souvent on est tenté d'accéder à son opinion, ou du moins de lui donner négativement raison.

Enfin il est animé d'un espoir enthousiaste d'une restauration chrétienne générale, qu'il [368] entend, il est vrai, à sa manière ou dans l'esprit de son parti. Parmi les écrivains français de la restauration, personne, aussi bien que le comte de Maistre, n'a su apprécier ce philosophe remarquable, distinguer ce qu'il a de profondément faux, et ce qu'il a de réellement bon, en un mot en tirer un aussi bon parti, en y ajoutant toutefois des correctifs nécessaires.

Pour juger et caractériser pleinement l'histoire de la révolution, il ne faut donc pas négliger ce fil ésotérique, puisqu'il a grandement contribué à induire en erreur tant de gens, dont on ne peut accuser l'intention, qui voyaient ou voulaient voir dans la révolution, malgré la forme dure et repoussante sous laquelle elle s'est manifestée à son début, une restauration nécessaire, indispensable, des états et des peuples chrétiens, détournés de leur destination véritable.