[Bœhme et Saint-Martin]

Nous ne pouvons mieux entrer dans l'appréciation des écrits de Bœhme et de son disciple Saint-Martin qu'en montrant à quel point tous deux avaient pressenti, et avec quelle netteté et quelle éloquence ce dernier avait formulé, dès le commencement de ce siècle, l'importante distinction qu'on doit établir entre la raison critique, procédant par voie syllogistique et analytique, à l'aide des formes ou catégories fournies par l'entendement, et la raison pure ou intuitive spéculant sur une hypothèse ou croyance émanée d'un foyer supérieur. Quiconque se sera suffisamment pénétré de l'esprit actuel de la discussion philosophique en Allemagne, si bien résumé par M. Amédée Prévost à propos de F. Jacobi (4), sentira bien que c'est là le point capital, le levier destiné à soulever un nouveau monde intellectuel, et ne pourra s'empêcher d'être frappé de la singulière coïncidence des vues de l'école mystique avec celles des écoles le plus justement célèbres.

On lit au Ministère de l'Homme-Esprit, pages 407 à 410 (ouvrage de Saint-Martin) :1802 sm ministere

« Pourquoi les instituteurs religieux des peuples ont-ils souvent défendu que l'on marchât par la raison ? C'est qu'ils n'ont pas fait attention que s'il y a une raison humaine qui est contre la vérité, il y a aussi une raison humaine qui est pour elle. Ils sont sages et prudents lorsqu'ils nous défendent la première espèce de raison ; car, en effet, elle est l'ennemie de toute vérité, comme on le voit aisément aux outrages que font à cette vérité les docteurs dans les sciences externes qui sont l'objet et le résultat de la simple raison de ce monde naturel. La principale propriété de cette espèce de raison est de craindre l'erreur, et de ne se [page 416] livrer qu'avec défiance à ce qui est la vérité. Toujours occupée de scruter les preuves, elle ne laisse presque jamais à l'esprit le temps de goûter le charme des jouissances vives. Elle a une marche ombrageuse qui empêche que le goût du vrai ne pénètre jusqu'à elle. Voila ce qui entraîne à la fin les sociétés savantes dans l'incroyance, après les avoir retenues si longtemps dans le doute.

» Mais ils ne seraient plus ni sages ni prudents, s'ils nous défendaient l'usage de la seconde espèce de raison, parce que cette seconde espèce de raison est au contraire le défenseur de la vérité. C'est l'œil perçant qui la découvre continuellement et ne tend qu'à en faire apercevoir les trésors ; et, loin que sous ce rapport la raison soit condamnable, ce sera au contraire un crime pour nous de ne l'avoir pas suivie, puisque ce présent avait été fait à tous les hommes, dans le seul et unique but qu'ils s'en serviraient, et dans la persuasion où est l'agent suprême que ce flambeau, en se présentant humblement au foyer de la lumière universelle, eût suffi pour nous apprendre tout et nous conduire à tout.

» En effet, comment l'agent suprême aurait-il pu exiger que nous crûssions à lui et à toutes ses merveilles, si nous n'avions pas, par notre essence, tous les moyens nécessaires pour les découvrir ? Oui, la vérité serait injuste, si elle n'était pas clairement et ouvertement écrite partout aux yeux de la pensée de l'homme. Si cette éternelle vérité veut être crue, elle et tout ce qui dérive d'elle, c'est qu'il nous est donné, à tous les pas, de pouvoir nous assurer de son existence, et cela, non pas sur le témoignage de la simple assertion des hommes, ni des ministres même de la vérité, mais par des témoignages directs, positifs et irrésistibles.

» Car la croyance que vous faites naître quelquefois dans la pensée de vos prosélytes, quelque utile qu'elle soit, est bien loin de cette certitude qui doit s'appuyer sur de pareils témoignages. Ce n'est pas une chose rare que de rencontrer des hommes sur la croyance desquels on puisse exercer [page 417] quelque empire ; ce n'est pas même une chose rare que d'entendre dire dans le monde qu'il n'y a rien de plus aisé que de croire ; on y trouve même des gens qui prétendent qu'ils croient en effet tout ce qu'ils veulent.

» J'accorde cela pour la croyance aveugle, parce qu'elle ne consiste qu'a écarter l'universalité et à ne saisir qu'un seul point. Dès lors on est dispensé de toute comparaison ; et même par cette loi, plus on descendra dans les particularités, plus on sera disposé à croire, ce qui explique le fanatisme des superstitieux, qui est en raison directe de leur ignorance.

» Mais je le nie par rapport à la certitude, qui est l'opposé de la croyance aveugle, parce qu'on n'arrive à cette certitude qu'a mesure que l'on monte vers l'universalité ou vers l'ensemble des choses, attendu que lorsque l'on fait des confrontations dans cet ensemble des choses, et qu'on y découvre l'unité ou l'universalité de la loi, il est impossible que l'on n'ait pas la certitude. Et en effet, cette certitude est l'opposé de la croyance, parce qu'elle est en raison directe de l'élévation et des connaissances. »