[Introduction]

1834 hauger philo religieuseLe mouvement philosophique de notre âge a fait naître le besoin d'étudier les mystiques. La faim et la soif de la vérité devaient finir, en effet, par nous la faire chercher en dehors de toutes les méthodes scholastiques et de toutes les institutions régulières, formées en apparence dans l'unique dessein de la produire et de la propager, et ayant peut-être pour résultat de la voiler, de l'amoindrir, d'en retarder les développements, de l'exploiter en un mot, en la réduisant à la taille de ses interprètes officiels.

Quel penseur ne comprend aujourd'hui que si Charles Fourier, Hoëné Wronsky, Fabre d'Olivet, Ballanche, et quelques autres hommes de cette importance, sont aujourd'hui en dehors de la Sorbonne éclectique ; s'ils sont condamnés pour un temps à demeurer à peu près obscurs et méconnus, sous le coup de la perfide conspiration du silence, [page 409] ils ne sont pas pour cela en dehors du progrès humanitaire, qu'ils en sont peut-être les chefs, et que cette inique proscription, loin d'être un titre légitime au dédain et à l'oubli, pourrait être aussi bien une sorte de critérium de leur valeur philosophique et sociale ? Quel penseur ne s'est pas senti attiré, surtout dans les rêves de sa jeunesse pleine de sève et de vigueur, vers une science plus large que la science fragmentaire, aride et désenchantée des temps modernes ? Avant de se déterminer, par désespoir d'être compris, à suivre l'ornière tracée, c'est-à-dire a consumer ses heures à de niaises puérilités, pour obtenir l'inauguration de son nom, à propos de quelque mémoire à l'Institut, sur le nombre des mètres cubes d'eau passant, dans un temps donné, à travers un canal d'une dimension donnée, ou tout autre sujet d'égale importance, quel savant vraiment digne de ce nom n'a soupiré avec ardeur vers une époque où, dégagée des voies mesquines d'un terne individualisme, la culture intellectuelle, agrandie et fortifiée par l'association, dirigée par quelque haute pensée, rallierait à un foyer unitaire ses innombrables expériences de détail. D'ailleurs ces expériences ne peuvent recevoir que par là un sens et une valeur philosophique. Et, au moyen d'une synthèse nouvelle, l'on tenterait enfin de concilier et de satisfaire toutes les tendances de l'humanité, en rapprochant du triple flambeau de l'expérience, de l'observation et du calcul, le flambeau non moins imposant de l'imagination poétique, de l'érudition traditionnelle et de l'inspiration religieuse ?

Beaucoup d'hommes ont déjà sympathisé en France avec les puissants efforts de la philosophie allemande, pour légitimer ces nobles tendances de notre nature qui nous crient que nous ne sommes pas faits seulement pour nommer, analyser, mesurer, peser et décrire les productions de ce globe, mais bien plutôt pour nous en emparer comme de notre domaine, pour nous l'assimiler, le régir, et le pénétrer de toutes parts. La nature et l'homme n'ont-ils pas été [page 410] dans un rapport plus intime, et ce rapport ne pouvons-nous le reproduire ? Les admirables prévisions de de Maistre, opposant aux laborieuses et stériles investigations de la science moderne « affublée de l'habit étriqué du nord, le front sillonné d'algèbre, perdu dans les volutes d'une chevelure menteuse, (1) » la science intuitive des temps primitifs, fille radieuse de l'Orient, embrassant la nature dont elle comprend le symbolique langage, et agissant sur elle avec la sympathie et la puissance d'un amant, ces majestueuses paroles ne pourraient-elles pas servir de frontispice au siècle présent ? N'avons-nous pas besoin d'une immense restauration scientifique; et pouvons-nous nous attendre à trouver l’organon novum destiné à ce travail, dans les voies désormais épuisées de l'empirisme analytique de Descartes et de Bacon? Non, non sans doute. Et pour' me servir encore des paroles de ce saint Jean, précurseur de l'âge futur, qui, s'il n'a rien pu établir, a du moins tout pressenti : La Providence n'efface que pour écrire à nouveau.

Or, qu'a-t-elle effacé de notre temps ? Quel est le résultat de tout le mouvement philosophique et politique de notre époque ? Dans la science, l'annihilation de l'esprit scholastique qui procède par voie de syllogisme et d'analyse seulement, et dans l'ordre politique et religieux, l'annihilation du libéralisme et du protestantisme, en tant que doctrines critiques. Doctrines dominées par un esprit de défiance purement défensif, qui leur fait nier, à l'une, la nécessité d'une providence sociale, et à l'autre, celle d'une croyance unitaire imposée aux masses, pour s'absorber dans la préoccupation des intérêts individuels qu'elles réduisent à une désespérante nullité, et qu'elles tuent en les isolant (2). [page 411]

Cette importante prévision de de Maistre, que les grandes découvertes qui signaleront notre dix-neuvième siècle seront dues à l'emploi de la méthode hardie et aventureuse de l'hypothèse, et non pas à celle plus timide, plus défiante et plus laborieuse de l’analyse et de la démonstration scholastiques, est justifiée a la fois, et par la direction actuelle des travaux philosophiques de 1’Allemagne, et par l'application faite à l'industrie de la sublime hypothèse des destinées proportionnelles aux attractions.

Notre revue cherche à placer la société française à ce point de vue transcendental [sic] où l'on comprend,— comment d'une part l'appareil logique qui constitue l'entendement ne fournit à la philosophie que la forme de la connaissance, et sera éternellement impuissant à en légitimer didactiquement le fonds, donné à l'homme dans l'intuition de la raison pure ; — et comment, d'autre part, les passions, principe actif et recteur, se débattront contre tout pouvoir restrictif, aussi longtemps que la conscience n'aura pas obtenu la formule absolue du bien, à savoir l'équation du bonheur et de la vertu. Parvenu à ce terme, on est dans la meilleure disposition possible pour s'enquérir de la vérité en dehors de toutes les formes convenues, on ne connaît plus de grande route qu'elle soit tenue de prendre, d'uniforme obligé dont elle doive se revêtir, pour avoir droit à l'examen ; on peut alors, libre de tout préjugé, s'occuper avec fruit des écoles mystiques ou excentriques.

Ces écoles ont cru pouvoir s'emparer sans effort des sources du bien et du vrai, et y puiser toute connaissance, dans une intuition qui se pose, qui se sert de preuve à elle-même, et se légitime en coordonnant une multitude de faits par voie de ralliement au centre ou foyer qu'elles ont choisi. Ce foyer est toujours une hypothèse logiquement arbitraire, mais [page 412] d'autant plus voisine de la vérité qu'elle est moins laborieuse et plus attrayante, d'autant plus certaine qu'elle est moins démontrable au point de vue scholastique, d'autant plus puissante qu'elle satisfait davantage aux inspirations les plus compréhensives de l'âme. La base fixe donnée à la science par la philosophie mystique, que nous appellerions plus volontiers la théosophie, c'est l'utile et le beau, c'est-à-dire une vue téléologique, dont nous affirmons la vérité par cela seul que nous ne pouvons nous empêcher de la désirer, puisqu'étant donnée, cette vérité, elle satisferait à nos tendances instinctives, et expliquerait tout en reliant l'homme, l'univers et Dieu.

La synthèse du savoir et de l'être, de l'humanité et de la nature, tant cherchée dans les écoles philosophiques modernes, est le point de départ des mystiques ; elle est toujours supposée dans leurs écrits, elle doit être considérée comme l'idéal de la science et son critérium suprême. Les livres ouverts à la science humaine sont la langue de la nature, les traditions religieuses universelles, la conscience et la raison de l'homme isolé, l'histoire générale : tout principe en opposition avec quelqu'un de ces grands témoignages de la vérité universelle, est par là même frappé du caractère de l'erreur, puisqu'il répugne à quelqu'une des facultés qui nous constituent. Si tous ces témoins, au contraire, se contrôlant l'un par l'autre, déposent unanimement, quelle plus grande et plus solennelle sanction de la vérité pourrions-nous désirer ? Et pourtant il n'y aura pas la démonstration scholastique ; l'exigeance [sic] illégitime de ce genre de preuve serait, au contraire, le principal obstacle à l'acquisition du vaste ensemble de confirmations réciproques, qui peut seul engendrer le sentiment profond de la vérité absolue ou de la certitude. L'esprit humain n'arrivera jamais au sentiment de la certitude absolue que par la conciliation de toutes les tendances de notre nature. Il faut que la vérité morale, sociale, religieuse, nous arrive par toutes sortes de voies, afin que nous [page 413] obtenions cette intime et délicieuse satisfaction qui est un des plus grands besoins de notre être, de voir l'unité reproduisant dans l'immense variété des phénomènes sa glorieuse et ineffaçable empreinte.

La démonstration ne saurait jamais nous livrer le sens profond des origines, l'esprit des choses, leur synthèse et leur destination ; car la démonstration n'est que l'évolution de ce qui est renfermé dans une définition — de vérité conventionnelle, s'il s'agit de droit positif ou de problèmes linguistiques ; — de vérité absolue, mais bornée aux simples propriétés de l'étendue et du nombre, s'il s'agit de mathématiques.

C'est parce que nous sentons, avec Kant, que l'entendement n'étant que la faculté de coordonner en faisceaux, par l'application de ses diverses catégories, la matière de l'expérience sensible, ne peut nous conduire qu'à un ordre de vérités purement subjectives et relatives, profondément impuissant qu'il est à livrer autre chose à la raison pure, pour tout ce qui sort de ce domaine, que des antinomies insolubles ; c'est parce que nous répétons avec Fichte qu'une affirmation émanant des entrailles de l'homme, une croyance est nécessaire pour fournir à la science la base sur laquelle elle construira tout l'édifice dont elle sent invinciblement le besoin, croyance arbitraire au point de vue logique, mais à défaut de laquelle l'esprit flotterait éternellement sur un océan sans fond et sans rives ; c'est parce qu'avec Jacobi nous considérons les notions comme l'incarnation des sentiments ou leur schématisation, faisant ainsi dériver l'homme intellectuel de l'homme passionnel, que le vrai nous est apparu comme la manifestation du bien, n'ayant de valeur et de critérium réel qu'au point de vue téléologique ; c'est enfin parce qu'avec Schelling nous avons compris que le savoir intuitif était le seul organon suffisant à nous révéler la chaîne immense de toutes les transformations de l'être, toujours identique avec lui-même, dans la série de ses polarisations et neutralisations [page 414] successives, c'est, disons-nous, en considérant cette tendance unitaire si remarquable des écoles philosophiques les plus avancées, et frappés, comme nous ne pouvions manquer de l'être, de ses rapports avec la haute conception qui préside à la doctrine sociale de M. Fourier (3) , que nous avons été amenés à soupçonner la valeur des écrivains mystiques, eux qui, sans s'embarrasser des préventions et des prétentions de la raison spéculative, sans se laisser arrêter par ses méticuleuses fins de non recevoir se sont livrés avec abandon à quelque hypothèse favorite, et à son aide ont créé tout un monde.

Il résulte de tout le mouvement philosophique de notre temps, comme nous croyons l'avoir fait suffisamment pressentir, que ces sortes de tentatives n'étaient pas autant à dédaigner qu'elles ont dû le paraître aux époques où la manière de philosopher de Descartes, de Bacon et de Locke prévalait impérieusement. Nous pensons que l'esprit humain tend de toutes parts à se soustraire à leur joug, et qu'il est à la veille de se livrer à la systématisation synthétique avec autant d'obstination qu'il en a mis, pendant les trois siècles d'où nous sortons, à explorer, à l'aide de la méthode analytique, tous les filons de la connaissance expérimentale. Le second mouvement aura plus de grandeur, comme aussi de plus durables résultats : il correspond à la nécessité d'édifier, comme l'autre à celle de détruire ; il est organique, comme l'autre était critique ; il rétablira la paix et l'harmonie dans tous les domaines de la science, il conciliera les diverses branches également importantes de l'arbre encyclopédique, lesquelles ne pouvaient atteindre à leur perfection respective, par cela [page 415] seul qu'on les avait constituées en hostilité réciproque ; il légitimera par la science les pressentiments du poète ; il donnera un sens à l'histoire ; il fera de l'érudition une puissance philosophique et de la religion un flambeau.