Les sociétés secrètes, destructrices de toute autorité civile et politique (suite). IV. L'Illuminisme, le Martinisme, le Saint-Simonisme et l'Internationale. Extrait p.502-513

[Ce passage est la reproduction du livre Des Erreurs et de la Vérité, (1775], 5. « Incertitude des philosophes, » puis « De l'association volontaire, etc.»  p.264 et suivantes.]

Saint-Martin, dans son fameux livre des Erreurs et de la [page 503] Vérité développe plus froidement et par des raisons, qui, dans le système d'athéisme des sociétés secrètes, ont une force invincible, les mêmes principes, et la nécessité d'une destruction radicale de tous les gouvernements,

« Le plus grand embarras, dit-il, qu'aient éprouvé les politiques qui ont le mieux cherché à suivre la marché de la nature a été de concilier toutes les institutions sociales avec les principes de justice et d'égalité qu'ils aperçoivent en eux. Dès qu'on leur a fait voir que l'homme était libre, ils l'ont cru fait pour l'indépendance; et dès lors ils ont jugé que tout assujettissement était contraire à sa véritable essence. Ainsi, dans le vrai, selon eux, tout gouvernement serait un vice et l'homme ne devrait avoir d'autre chef que lui-même. »

« Cependant ce vice prétendu de la dépendance de l'homme et de l'autorité qui l'assujettit subsistant généralement sous leurs yeux, ils n'ont pu résister à la curiosité de lui chercher une origine et une cause... ils ont prétendu que l'adresse et la force avaient mis l'autorité dans les mains de ceux qui commandaient aux hommes, et que la puissance souveraine n'était fondée que sur la faiblesse de ceux qui s'étaient laissé subjuguer. De là, ce droit invalide n'ayant aucune consistance est, comme on le voit, sujet à vaciller et à tomber successivement dans toutes les mains qui auront la force et les talents nécessaires pour s'en emparer. »

« D'autres se sont plu à détailler les moyens violents ou adroits qui, selon eux, ont présidé à la naissance des États, et, en cela, ils n'ont fait que présenter le même système plus étendu. [...]

« Quelques-uns ont cru remédier à cette injustice en établissant toute société sur le commun accord et la volonté unanime des individus qui la composent, et qui, ne pouvant, chacun en particulier, supporter les suites dangereuses de la liberté et de l'indépendance naturelle de leurs semblables, se sont vus forcés de remettre entre les mains d'un seul ou d'un petit nombre les droits de leur état de nature, et de s'engager à concourir eux-mêmes, par la réunion de leurs forces, à maintenir l'autorité de ceux qu'ils avaient choisis pour chefs,

« Alors, cette cession étant volontaire, il n'y a plus d'injustices, disaient-ils, dans l'autorité qui en émane. Fixant [page 504]  ensuite, par le même acte d'association, les pouvoirs du souverain ainsi que les privilèges des sujets, voilà les corps politiques tout formés. Cette opinion est celle qui paraîtrait la plus judicieuse, et qui remplirait le mieux l'idée naturelle qu'on veut nous donner de la justice des gouvernements. »

« Dans l'association forcée, au contraire, on ne voit que l'image d'une atrocité révoltante, où les sujets sont autant de victimes et où le tyran rapporte à lui seul tous les avantages de la société, dont il s'est rendu maître. Je n’arrêterai donc pas ma vue plus longtemps sur cette espèce de gouvernement quoiqu'elle ne soit pas sans exemple ; mais, n'y voyant aucune trace de justice ni de raison, elle ne peut se concilier avec aucun des vrais principes de l'homme, autrement il faudrait dire qu'une bande de voleurs forme aussi un corps politique.

« Il ne suffit pas cependant qu'on nous ait présenté l'idée d'une association volontaire ; il ne suffit pas même qu'on puisse trouver dans la forme des gouvernements qui en seraient prévenus, plus de régularité que dans tous ceux que la violence a pu faire naître ; il faut encore examiner avec soin si cette association volontaire est possible et si cet édifice n'est pas tout aussi imaginaire que celui de l'association forcée. Il faut examiner de plus si, dans le cas où cette convention serait possible, l'homme a pu légitimement prendre sur lui de la former. »

« C'est d'après cet examen que les politiques pourront juger de la validité des droits qui ont fondé la société ; et, si nous les trouvons évidemment défectueux, on apercevra bientôt par où ils pêchent, quels sont ceux qu'il faut nécessairement leur substituer: »

« Il n'est pas nécessaire de réfléchir longtemps pour sentir combien l'association volontaire de tout un peuple est difficile à concevoir; pour que les vœux fussent unanimes, il faudrait que la manière d'envisager les motifs et les conditions du nouvel engagement le fût aussi ; c'est ce qui n'a jamais eu et n'aura jamais lieu. »

« Outre qu'il faudrait supprimer dans chacun des membres l'ambition d'être le chef ou d'appartenir au chef, il [page 505] faudrait encore le concours d'une infinité d'opinions, qui ne s'est jamais rencontré parmi les hommes... De plus longues observations seraient donc inutiles pour nous faire reconnaître qu'un état social, formé librement de la part de tous les individus, est absolument hors de toute vraisemblance; et pour avouer qu'il y en ait jamais eu de semblable. »

« Mais admettons-en la possibilité : supposons ce concours unanime de toutes les voix, et que la forme aussi bien que les lois, qui appartiendront au gouvernement dont il s'agit, aient été fixées d'un commun accord; il reste encore à demander si l'homme a le droit de prendre un pareil engagement, et s'il serait raisonnable de se reposer sur ceux qu'il aurait formés. »

« Après la connaissance que l'on a dû acquérir de l'homme par tout ce qu'on a vu à son sujet (sa liberté native tenant à son essence), il est aisé de pressentir qu'un pareil droit ne pût jamais lui être accordé, et que cet acte serait nul et superflu.... »

« Réfléchissant ensuite avec plus de soin sur sa conduite, ne reconnaîtrait-il pas que non seulement il s'est exposé à se tromper (en allant contre sa propre loi); mais même qu'il a attaqué directement tous les principes de la justice, en transférant à d'autres hommes des droits dont il ne peut pas légitimement disposer et qu'il sait résider essentiellement dans la main qui doit tout faire pour lui (du bon principe).

« L'association volontaire n'est donc pas réellement plus juste ni plus sensée qu'elle n'est pratiquable [sic] ; puisque, par cet acte, il faudrait que l'homme attachât à un autre homme un droit, dont lui-même n'a pas la propriété, celui de disposer de soi ; et puisque, s'il transfère un droit qu'il n'a pas, il fait une convention absolument nulle, et que ni les chefs, ni les sujets ne peuvent faire valoir, attendu qu'elle n'a pu lier ni les uns ni les autres. ».

« Ainsi, reprenant tout ce que nous venons de dire, si l'association forcée est évidemment une atrocité, si l'association volontaire est impossible et en même temps opposée à la justice et à la raison, où trouverons-nous donc les vrais principes des gouvernements ? »

« Si, par son origine première, l'homme était destiné à être [page 506] chef et à commander, ainsi que nous l'avons clairement établi, quelle idée devons-nous nous former de son empire dans ce premier état, et sur quels êtres appliquerons-nous son autorité ? Sera-ce sur ses égaux ? Mais, dans tout ce qui existe et dans tout ce que nous pouvons concevoir, rien ne nous donne l'exemple d'une pareille loi. Tout nous dit au contraire qu'il ne saurait y avoir d'autorité que sur des êtres inférieurs, et que ce mot d'autorité porte nécessairement avec lui-même l'idée de la supériorité. »

La religion catholique est donc profondément philosophique et sociale en faisant descendre de Dieu seul toute autorité et toute supériorité et en la subordonnant elle-même aux lois de Dieu, et il est vraiment révélé par celui qui a fait l'homme pour la société le mot de Saint-Paul : non est potestas nisi a Deo, il n'y a point de légitime puissance qui ne vienne de Dieu.

« Si l'homme, continue le philosophe inconnu, fut resté dans son premier état, il est donc certain que jamais il n'aurait régné sur des hommes, et que la société politique n'aurait jamais existé pour lui. (En admettant Dieu toujours maître de déléguer son autorité à l'homme sur d'autres hommes ou à un esprit sur d'autres esprits, cette doctrine est encore évidemment fausse ; aussi implique-t-elle, comme nous l'avons démontré, le panthéisme et l'athéisme). »

« Lorsque l'homme se trouva déchu de cette splendeur et qu'il fut condamné à la malheureuse condition où il est réduit à présent, ses premiers droits ne furent point abolis ; (nous verrons bientôt la contradiction) ils ne furent que suspendus et il lui est toujours resté le pouvoir de travailler et de parvenir par ses efforts (que nous avons démontrés impossibles ou radicalement impuissants dans les théories de l'auteur) à les remettre dans leur première valeur. »

« Il pourrait donc, même aujourd'hui, gouverner comme dans son origine, et cela sans avoir ses semblables pour sujets... Mais quelles preuves aura-t-on de cette réhabilitation ? Je renvoie pour cet article à ce que j'ai dit précédemment sur les témoignages d'une religion vraie. La même réponse peut servir à l'objection précédente, parce que l'institution sacrée et l'institution politique ne devraient avoir que le même but, [page507] le même guide et la même loi ; aussi devraient-elles toujours être dans la même main, et, lorsqu'elles se sont séparées, elles ont perdu de vue, l'une et l'autre, leur véritable esprit. »

Et cependant toutes les sociétés secrètes sont conjurées contre Rome et la papauté, où les deux institutions sont; unies !
Le chef martiniste se demande ensuite : « Si, en admettant la possibilité d'un gouvernement tel que celui que je viens de représenter, on peut en trouver des exemples sur la terre. »

« Je ne serais pas cru, sans doute, répond-il, si je voulais persuader que tous les gouvernements établis sont conformes au modèle qu'on vient de voir, parce qu'en effet le plus grand nombre en est très éloigné. Mais je prie mes semblables d'être bien convaincus que les vrais souverains, ainsi que les légitimes gouvernements, ne sont pas des êtres imaginaires, qu'il y en a eu de tout temps, qu'il y en a actuellement, qu'il y en aura toujours, parce que cela tient au grand œuvre qui n'est autre chose que la pierre philosophale. (Quelle contradiction avec tout ce qui précède) ! »
« Mais, si chaque homme parvient au terme de sa réhabilitation, quels seront les chefs ? Tous les hommes ne seront-ils pas égaux, ne seront-ils pas tous des rois ? »
« Et de même que les rois de la terre ne reconnaissent pas les autres rois pour leurs maîtres; de même, dans le cas dont il s'agit, și tous les hommes étaient pleinement réhabilités dans leurs droits, les maîtres et les sujets des hommes ne pourraient pas se trouver parmi des hommes, et ils seraient tous souverains dans leur empire.

Il y a plus : le corps leur ayant été donné par châtiment de leur première faute, ce corps disparaîtrait avec toute société temporelle ; et leur état primitif, le droit de leur essence, qui n'a pu être aboli, étant l'entière liberté, l'indépendance absolue, il ne resterait, en dernière conséquence, que l'illégitimité et l'injustice de tout gouvernement.

« Mais je le répète, ce n'est pas dans l'état actuel des choses que les hommes parviendront tous à ce degré de grandeur et de perfection qui les rendrait indépendants les uns des autres ; ainsi, depuis que cet état de réprobation subsiste, [page 508] s'ils ont toujours eu des chefs pris parmi eux, il faut s'attendre qu'ils en auront toujours, et cela est même indispensable, jusqu'à ce que ce temps de punition soit entièrement accompli. »

Ainsi les rois et les gouvernements sont un châtiment nécessaire, et cependant ils sont toujours illégitimes et injustes, et, la plupart, l'effet d'une exécrable atrocité.

« C'est donc avec confiance que j'établis sur la réhabilitation d'un homme dans son principe l'origine de son autorité sur ses semblables, celle de sa puissance et de tous les titres de la souveraineté politique.

Et plus haut, il a expressément soustrait de cette autorité les semblables ou autres hommes, et cela en vertu des droits de leur nature, de leur essence qui n'ont pu être abolis. Mais si la réhabilitation n'existe pas ?

« Si le vice était à la fois dans le chef, dans l'administration et dans le sujet (ce qui a lieu nécessairement si l'homme n'a pas reconquis sa loi première) alors il ne faudrait pas me demander ce qu'il y aurait à faire ; car ce ne serait plus un gouvernement, ce serait un brigandage; or pour le brigandage IL N'Y A PAS DE LOIS (Erreurs et Vérité, par un philosophe inconnu. Édimbourg, 1775, p.261-298). »

On comprend, par ces quelques mots seuls, le jugement du Baron Haugwitz sur ce livre de Saint-Martin : « J'acquis alors ( par sa lecture) la ferme conviction que le drame commencé en 1788 et 1789, la Révolution française avec toutes ses horreurs, non-seulement y avaient été résolus alors, mais encore étaient le résultat des associations et des serments (Voyez plus haut, p.12). »

« Ce qui doit faire présumer, continue le livre Erreurs et Vérité, que la plupart des gouvernements n'ont point eu pour base le principe que j'ai établi ci-devant, savoir la réhabilitation des souverains dans leur lumière primitive, c'est que presque tous les corps politiques qui ont existé sur la terre ont passé. Cette simple observation ne nous permet guère d'être persuadés qu'ils eussent un fondement réel et que la loi qui les avait constitués fût la véritable ; car cette loi dont je parle ayant, par sa nature, une force vivante et [page 509] invincible, tout ce qu'elle aurait lié devrait être indissoluble

Il donne encore dans les pages suivantes d'autres marques de l'illégitimité des gouvernements, et il les résume ainsi : « Nous observerons donc ici trois vices essentiels, savoir : l'instabilité, la disparité et la haine qui se montrent clairement parmi les gouvernements reçus, considérés en eux-mêmes et dans leurs rapports respectifs (Erreurs et Vérité, p.301 et 312).

« Lors donc, a dit encore le livre de Saint-Martin, Talmud des Francs-maçons, comme l'appelle l'anglais Robison, que les hommes se sont habitués à regarder les gouvernements comme passagers et sujets aux vicissitudes, c'est qu'ils les ont mis au rang de toutes les institutions humaines qui, n'ayant que leurs caprices et leur imagination déréglée pour appui, peuvent vaciller dans leurs mains et être anéantis par un autre caprice. Néanmoins, et par une contradiction intolérable, ils ont exigé notre respect pour ces sortes d'établissements dont eux-mêmes reconnaissent la caducité. »

La doctrine est claire: tous les gouvernements existants ou qui ont existé ont été ou sont de grandes injustices, de vrais brigandages et par conséquent, quelque palliatif qu'on emploie ensuite pour voiler cette conséquence, hors de toutes les lois, chacun peut et doit courir sus. Cependant il faut des gouvernements même à la Révolution pour s'établir, s'étendre et régner, et Saint-Martin, dont les loges les préparent, va en tracer les caractères et les pouvoirs. Revenons un peu en arrière.

« Or, dans l'état d'expiation que l'homme subit aujourd'hui, non seulement il est à portée de recouvrer les anciens pouvoirs dont tous les hommes auraient joui, sans que leurs sujets fussent pris parmi leur espèce, mais il peut acquérir encore un autre droit, dont il n'avait pas la connaissance dans son premier état, c'est celui d'exercer une véritable autorité sur d'autres hommes, et voici d'où ce pouvoir est provenu (qu'on n'oublie pas que plus haut il a formellement exclu ce droit et affirmé en termes exprès que l'indépendance humaine tenait à l'essence de l'homme, et que le droit n'avait pu en être aboli, même par la chute). [page 510]
« Dans cet état de réprobation, où l'homme est condamné à ramper et où il n'aperçoit que le voile et l'ombre de la vraie lumière, il conserve plus ou moins le souvenir de sa gloire ; il nourrit plus ou moins le désir d'y remonter ; le tout en raison de l'usage libre de ses facultés, en raison des travaux qui lui sont préparés par la justice et de l'emploi qu'il doit avoir dans l'œuvre.
« Les uns se laissent subjuguer et succombent aux écueils semés sans nombre dans ce cloaque élémentaire ; les autres ont le courage et le bonheur de les éviter (nous en avons démontré dans notre premier chapitre l'impossibilité dans les principes de l'auteur).

« On doit donc dire que celui qui s'en préservera le mieux aura le moins laissé défigurer l'idée de son principe et se sera le moins éloigné de son premier état. Or, si les autres hommes n'ont pas fait les mêmes efforts, qu'ils n'aient pas les mêmes succès ni les mêmes dons, il est clair que celui, qui aura tous ces avantages sur eux, doit leur être supérieur et les gouverner. (Il est clair au contraire, par les principes posés plus haut par l'auteur, que tous ces avantages ne peuvent donner un tel droit et dépouiller les autres hommes du droit inhérent à leur essence qui est l'indépendance absolue des autres hommes, leurs égaux par nature, et dont leur déchéance même n'a pu les priver). »

« 1° Il leur sera supérieur par le fait même, parce qu'il y aura entre eux et lui une différence réelle, fondée sur des facultés et des pouvoirs dont la valeur sera évidente ; il le sera encore par nécessité, parce que les autres hommes, s'étant moins exercés et n'ayant pas recueilli les mêmes fruits, auront vraiment besoin de lui, comme étant dans l'indigence et dans l'obscurcissement de leurs propres facultés.

« S'il est un homme en qui cet obscurcissement aille jusqu'à la dépravation, celui qui se sera préservé de l'un et de l'autre devient son maître, non seulement par le fait et par nécessité, mais encore par devoir. IL DOIT s'emparer de lui et ne lui laisser aucune liberté dans ses actions, tant pour satisfaire aux lois de son principe, que pour la sûreté et l'exemple de la société ; IL DOIT enfin exercer sur lui TOUS LES DROITS DE L’ESCLAVAGE ET DE LA SERVITUDE, droits aussi justes et aussi [page 511] réels dans ce cas-ci qu'inexplicables et nuls dans toute autre circonstance. » Ainsi ce qui, plus haut, était injuste, atroce, un véritable brigandage devient, maçonniquement et martiniquement [sic] opéré, le plus juste, le plus nécessaire et le plus légitime des devoirs.
« Voici donc quelle est la véritable origine de l'empire temporel de l'homme sur ses semblables, comme les liens de sa nature corporelle ont été l'origine de la première société. »

Mais à quels signes reconnaitra-t-on l'homme réhabilité, à qui cette réhabilitation donne droit à l'empire, et le droit même de réduire en esclavage ceux qu'il jugera les plus éloignés de cette réhabilitation ?

« L'homme, répond le Talmud maçonnique, l'homme, dont nous offrons ici l'idée, ne peut être tel sans avoir en lui tous les moyens de se conduire avec certitude et sans que ses recherches lui rendent des résultats évidents.
« En effet, la lumière qui éclairait l'homme dans son premier état étant une source inépuisable de facultés et de vertus, plus il peut s'en rapprocher, plus il doit étendre son empire sur les hommes qui s'en éloignent, et aussi plus il doit connaître ce qui peut maintenir l'ordre parmi eux, et assurer la solidité de l'État.
« Par le secours de cette lumière, il doit pouvoir embrasser et soigner avec succès toutes les parties du gouvernement, connaitre évidemment les vrais principes des lois et de la justice, les règles de la discipline militaire, les droits des particuliers et les siens (quels droits des particuliers qui n'en ont pas d'autres que ceux de l'esclavage et de la servitude ! droits à la bastonnade et à la torture, à l'expulsion, à la confiscation et à la mort !), ainsi que cette multitude de ressorts qui sont les mobiles de l'administration.
« Il doit même pouvoir porter ses vues et étendre son autorité jusque sur ces parties de l'administration qui n'en font pas aujourd'hui l'objet principal dans la plupart des gouvernements, mais qui, dans celui dont nous parlons, en doivent être le plus ferme lien, savoir la religion et la guérison des maladies. Enfin il n'est pas jusqu'aux arts, soit d'agrément, soit l'utilité, dont il ne puisse diriger la marche et indiquer le [page 512] véritable goût. Car le flambeau, qu'il est assez heureux d'avoir à la main, répandant une lumière universelle, doit l'éclairer sur tous ces objets et lui en laisser voir la liaison. »

Ainsi l'homme ou les hommes en qui seuls le Martinisme ou les sociétés secrètes, qu'il a toutes pénétrées de son esprit, reconnaissent la souveraineté légitime, souveraineté qui donne le droit de gouverner et de décréter la religion et la conscience elle-même et de traiter en esclaves les autres hommes, est ou sont seuls juges des qualités qui leur donnent droit à cette souveraineté, ayant seuls la lumière primitive qui peut en juger et qui les élève ainsi au-dessus de leurs semblables, en les replaçant dans l'état d'origine ou les en rapprochant le plus ; seuls, ils sont maîtres absolus, et sans autre règle que leur propre lumière, des consciences et des propriétés, des arts et des sciences, des âmes et des corps des autres hommes et du genre humain tout entier, et la conscience historique prononce les noms contemporains en qui les sociétés secrètes ont reconnu ces traits et autour desquels elles se sont inclinées d'elles-mêmes.
En dehors du gouvernement d'un tel homme ou de tels hommes, tous les autres gouvernements sont sans droits, illégitimes, injustes, atroces, et, à mesure qu'ils s'en éloignent, de véritables brigandages en dehors de toutes les lois.
Vit-on jamais, sous le christianisme, peut-on même concevoir en dehors une centralisation aussi absolue, un despotisme dictatorial, qui aille au delà, un fanatisme qui lui soit comparable ! On comprend maintenant la nécessité où nous avons été d'exposer si longuement et avec les propres textes de l'auteur cette épouvantable doctrine que les sociétés secrètes et la Révolution écrivent depuis un siècle en lettres de sang et de boue sur la France, sur l'Espagne et sur l'Italie, sur l'Europe et sur l'Amérique, et qu'elles proclament la seule voie légitime pour nous ramener, ineffable progrès ! à l'âge d'or, à l'état primitif, que nous avons perdu, à l'état de nature et de parfaite égalité.

Louis Blanc, après avoir analysé le livre : Erreurs et Vérité, et y avoir, signalé avec éloge tout ce que nous venons d'y faire lire avec effroi, et la dictature elle-même, le résume [page 513] ainsi : « Au fameux cri de Luther : tous les chrétiens sont prêtres, Saint-Martin, à trois siècles de distance, répondait, par ce cri sublime : TOUS LES HOMMES SONT ROIS, et le mot de la grande énigme qu'il posait devant la nation française, c'était LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ, formule que dans son style symbolique il appelait le TERNAIRE SACRÉ, et dont il ne parlait que sur le ton d'un enthousiasme solennel... » puis il ajoute : « Le Martinisme fit, dans Paris, de rapides conquêtes ; il régna dans Avignon (et y amena les massacres de la Glacière) ; à Lyon, il se choisit un centre d'où il rayonna jusqu'en Allemagne, jusqu'en Russie. Entée sur la Franc-maçonnerie, la doctrine nouvelle constitua un rite qui fut composé de dix grades ou degrés d'instruction, par lesquels devaient successivement passer les adeptes ; et de nombreuses écoles se formèrent dans l'unique but de trouver la clef du code mystique, de le commenter, de le répandre. Voilà comment d'un livre, jugé d'abord inintelligible, sortit un vaste ensemble de combinaisons et d'efforts qui contribuèrent à élargir la mine creusée sous des institutions vieillies (Histoire de la Révolution, tome II, page 103, 101). »>