Saint-Martin dans la correspondance de Guttinguer avec Sainte-Beuve

1925 BremondCes lettres et citations viennent de l'ouvrage de Henri Bremond ((1865-1933), Le roman et l'histoire d'une conversion : Ulric Guttinguer et Sainte-Beuve d'après des correspondances inédites Paris, Plon, 1925

26 mars 1834.

« Mon cher Sainte-Beuve, ma triste santé a retardé la réponse à votre excellente et aimable lettre. Ces travaux de semences et de culture où le Seigneur m'emploie, occupent toutes mes forces et me prennent souvent plus de temps que je ne voudrais. L'examen de moi-même et le désir de perfectionnement et de douceur ont aussi de grandes exigences. Mais tout cela est mêlé de vous, mon cher ami, et de votre fréquente pensée. Dieu vous accorde le temps d'épuiser les passions et de revenir à sa contemplation et à son intelligence. La vôtre m'a mis aux mains de bien précieux trésors ; en voici encore un nouveau : l'Homme de désir! il m'assure, m'adoucit, me fortifie... »

Une fois de plus, Sainte-Beuve a été bien inspiré. Après les Pères du désert, Saint-Martin. Mélange dangereux pour des novices plus subtils ; à Guttinguer, cela ne fera que du bien. (p.149)

13 avril 1835

« ... Vous avez sans doute mon petit volume de Saint-Martin. C'est manqué, de l'or mal monté, mais tel que, cela peut faire du bien. » (p.171-172)

Nous savons que ce travail sur le Philosophe inconnu l'occupait depuis plusieurs mois. Arthur ne s'était pas vendu. « Pas la moindre sympathie nulle part, le moindre signe d'aide ou de concours » (20 janvier 1835). Le contraire eût été miraculeux : un livre anonyme, publié à Rouen, et arborant follement sur la couverture : Troisième partie ! La merveille est plutôt qu'une ou deux revues catholiques aient remarqué ce livre bizarre, et que Vinet en ait copieusement parlé dans le Semeur. Un article de Vinet, à la place d'Ulric, cela m'eût suffi. Ulric, d'ailleurs, sentait bien que c'était là une œuvre manquée. Mais il n'entendait pas renoncer pour si peu à son activité apostolique. Au début d'avril, il publie la brochure anonyme qui a pour titre : Philosophie religieuse. Premier volume. Saint-Martin, celle-là même qu'il vient d'envoyer à Sainte-Beuve. Un avant-propos  assez [p.173] curieux, où se trouve cette ligne d'or, adressée à Saint-Martin :

« Homme utile, tu as oublié d'être amusant ! »

Un chapelet de citations, quelques notes, ce travail est fort peu de chose. Il passa d'ailleurs inaperçu (1). J'y ai trouvé néanmoins quelques [p.174] lignes d'une souveraine beauté, ce bref et saisissant commentaire du mot de Saint-Martin « Dieu me cherchait, Dieu ne poursuivai » :

« Ces paroles ont un long retentissement. Qui n'a pas éprouvé cette recherche, cette poursuite de son Dieu ?... Vainement on a fui, on a crié, blasphémé. Dieu avait dit : je l'atteindrai. O pauvres cœurs, tourmentés des passions, qui lisez ceci, arrêtez-vous, SENTEZ LE SOUFFLE DE DIEU HALETANT SUR VOS PAS. Arrêtez-vous, jetez-vous contre terre, vous vous trouverez dans ses bras au réveil (2).

Notes

(1) Bien que très explicable, cet insuccès peut donner à réfléchir. Il semble, en effet, que Volupté, qui venait de paraître quelques mois plus tôt, et où il est si longuement parlé du Philosophe inconnu, aurait dû lancer la petite anthologie Saint-martinienne de Guttinguer. S'il n'en fut rien, cela ne serait-il pas un indice du peu d'intérêt qu'auront éveillé, en 1834, les pages de Volupté sur Saint-Martin ? Dans l'avant-propos de sa brochure, Ulric fait plus d'une allusion à Sainte-Beuve. Il annonce, par exemple, un livre complet qui se prépare en silence sur le Philosophe inconnu, et qui nous sera donné « par une des meilleures réputations littéraires et poétiques de nos temps » (p. IX). Sainte-Beuve mentionnera la plaquette d'Ulric dans son étude sur Saint-Martin (Causeries, X). Cf. Lovenjoul, Sainte-Beuve inconnu, pp. 131, 132 [Voir l'encadré]. La plaquette se vendait pour quelques sous. Bientôt même, Ulric tâcha de la distribuer gratuitement. N'avait-il pas écrit dans l'Avant-propos : « Ces pages, je me chargerai de les faire connaître. Si mon siècle ne veut pas les paver, je les lui donnerai ; je les jetterai sur son passage, je les lirai à ceux qui viendront me voir, je mourrai dans cette conviction que je n'ai rien tenté en ma vie du plus utile et de meilleur » (p. V). A la fin, un P.-S. qui n'est pas sans intérêt :

lovenjoul ste beuveEncadré

« Nous avons déjà rappelé que, par suite de son extrême impressionnabilité, Guttinguer n'a pas attaché son nom à tous ses volumes. C'est ainsi qu'outre son premier Arthur, il mit au jour, non moins anonymement, un petit livre qui lui tint pourtant fort à cœur. Nous voulons parler de l'opuscule dont Sainte- Beuve, sous le titre de : Pensées choisies, de Saint-Martin, a fait mention dans son étude sur le Philosophe inconnu, étude qui fait partie du tome dix des Causeries du Lundi.[p.132]

Or, chose rare chez Sainte-Beuve, le titre cité par lui est inexact, et ce n'est pas sans peine que nous avons réussi à retrouver l'ouvrage dont il s'agit. C'est une mince brochure, sans aucun nom d'auteur, intitulée : « Philosophie religieuse. Premier volume. Saint- Martin. » Imprimée à Rouen, chez le même imprimeur que l' Arthur de 1834, elle parut à Paris chez le libraire Toulouse, en avril 1835, et ne semble avoir eu d'ailleurs aucun succès, ni aucun retentissement. »

Charles de Spoelberch de Lovenjoul (1836-1907), Sainte-Beuve inconnu. Paris, Plon, 1901, p.131-132

 

« Quelques observations d'hommes sages (Le Prevost, peut-être ou un des prêtres d'Honfleur) sont venues tardivement nous trouver. « Saint-Martin, nous a-t-on dit, passe pour être peu orthodoxe. Votre enthousiasme ferait soupçonner que vous êtes un de ses disciples et disposé à vous éloigner des immuables principes du catholicisme ». Non, certes, pour lui, dans tout ce qu'il a lu de Saint-Martin, sous la [174] sage direction de Sainte-Beuve, il n'a « rien aperçu de contraire aux dogmes de la sainte Église ». Après quoi, nous déclarons, s'il le faut, « n'être point l'un des adeptes de Saint-Martin, qui ne fit ni secte, ni école et qui n'eut, en son temps, que des amis plus ou moins passionnés ». Notre âge ne nous permet pas d'en avoir fait partie. Trois points nous ont attiré. La vive croyance de l'auteur dans les prophètes ; sa foi non moins vive dans le Sauveur, sa défiance et son dédain pour la raison humaine. »

(2) Philosophie religieuse, pp. 25, 26.

Du Chalet, 2 octobre 1835.

« Mon cher Sainte-Beuve, quelle joie pour moi de voua voir songer positivement à vous approcher de la Croix, de prévoir le moment des prières et des pratiques, dont vous avez si bien conçu [p.189] le charme divin, si bien exprimé la vérité sainte ! Hâtez-vous, mon ami, n'attendez pas les grandes peines. Dieu souffle dans votre voile.
Dites-vous bien souvent le Porro unum est necessarium. Je pense beaucoup à vous quand je lis dans mes Pensées chrétiennes : Il y a une mesure de grâces et de péchés après laquelle Dieu se retire. Prenons garde. Et puis encore : Gratiam sequitur judicium. Que de belles et admirables choses, mon ami, dans le moindre livre chrétien ! Connaissez-vous l'oraison universelle qu'on attribue à un pape? Elle manque à la Journée de l'abbé de Lamennais ; rien de si sain, de si éloquent ; j'y trouve d'innombrables délices chaque jour et des beautés incomparables, mais pas en plus grand nombre que dans notre ami Saint-Martin. »

Un anglican est venu le voir pour lui parler de Saint-Martin.

« Je fus fort touché, mais malheureusement nous n'avions que ce point de sympathie (une commune vénération pour le Philosophe inconnu). Le ministre anglican avait tous les préjugés vulgaires sur la confession, les saints et la Vierge. Il était à peu près l'ennemi du catholicisme. »

De quelque manière que l'on apprécie le syncrétisme ingénu de Guttinguer, ces dernières lignes montreraient au besoin que, dans sa pensée, il n'y avait aucune opposition entre catholicisme et saint-martinisme, ou, si l'on veut, qu'il ne retirait [p.190] de la doctrine de Saint-Martin que ce qui n'était pas contraire au dogme catholique.