[Introduction]

Philosophie - SAINT- MARTIN ET LE MYSTICISME EN FRANCE VERS 1800

1er article : Revue chrétienne n°9 du 15 décembre 1862 : pages 775-782 (I-III)

Saint-Martin, le philosophe inconnu, sa vie et ses écrits, son maître Martinez et leurs groupes, d'après des documents inédits par M. Matter, conseiller honoraire de l'Université de France, etc. 1 vol. in-8° de XII-460 pages. Paris, chez Didier, 1862.

1862 revue chretienne articleLe PHILOSOPHE INCONNU. C'est ainsi que s'intitulait volontiers le comte [sic ! Saint-Martin n'a jamais eu de titre de noblesse] de Saint-Martin, un peu ironiquement, je m’imagine. Aujourd'hui, j'en demande pardon à Saint-Martin et je l'en félicite, aucun de ces deux termes ne saurait convenir pour le désigner.

Inconnu ? Saint-Martin ne l'est plus. Il eût souri d'aise, le tendre et un peu vaniteux rêveur d'Amboise, s'il eût pu voir à l'œuvre, en Allemagne et en France, des littérateurs tels que Chateaubriand et Madame de Staël, M. de Maistre et M. de Baader, Cousin et Sainte-Beuve étudiant ses œuvres, essayant d'initier le monde aux vaporeuses conceptions de son esprit, jetant son nom à tous les vents de la publicité. L'un de ces critiques l'appelle « un homme d'un grand mérite, d'un caractère noble et indépendant, dont les idées (quand elles étaient  explicables étaient élevées et d'une nature supérieure. » « L'estime, dit-il encore, s'attachera toujours à sa mémoire. » [Chateaubriand, Mémoire d’outre-tombe, p.303] Il suffirait de moins que ces paroles de Chateaubriand pour tirer un auteur des rangs obscurs où la célébrité ne pénètre point.

Mais ce n'est point dire encore que Saint-Martin ait été philosophe. À vrai dire, je doute qu'il l'ait été. Il n'a point connu cette rigoureuse méthode des bons esprits qui, appuyés sur l'observation et l'induction, partent sagement de l'examen des faits, soit physiques, soit moraux, pour s'élever insensiblement à la connaissance des lois générales qui régissent le monde. Le mysticisme a été toute sa philosophie, et il n'est point sûr que les [page 776]  philosophes sérieux consentent jamais à tendre au mysticisme une main fraternelle.

Mais n'anticipons pas. Disons d'entrée que si Saint-Martin n'a point été un philosophe à la manière de Platon ou de Schopenhauer, il n'en est pas moins permis de voir en lui l'une des individualités les plus remarquables qui ont marqué la fin du dix-huitième siècle en France. Aux yeux de son dernier historien, Saint-Martin a été non seulement un penseur brillant, une âme tendre, le plus célèbre des mystiques de notre âge, mais encore « le sage en personne. » « Il n'est pas beaucoup d'âmes plus belles sur la terre. La sienne est économe et large, fière et humble, délicate et forte. » [Matter, p. 267] Tel est le témoignage rendu, par M. Matter au « philosophe inconnu. » À supposer même que l’éloge soit entaché de quelque exagération, un tel homme vaut bien la peine qu'on l'étudie. C’est ce que nous allons faire dans les pages qui suivent. Nous exposerons tour à tour, le plus succinctement possible, la vie de cet homme qui a trouvé de tels admirateurs, les influences qu'il a subies, son mysticisme , sa morale, son caractère.

1862 MatterPour remplir le cadre que nous nous traçons, nous n’avons guère qu'à puiser dans le beau volume de M. Matter. On pourra ne pas toujours partager les jugements que porte sur Saint-Martin son savant biographe ; on n'en lira pas moins son livre avec un très vif intérêt. Grâce à d’heureuses découvertes, à d'infatigables recherches secondées par l'obligeance de ses nombreux amis, M. Matter a pu être plus complet qu'aucun de ses prédécesseurs, en racontant la vie de Saint-Martin, soit en analysant ses écrits ; il a pu rendre ainsi un véritable service aux admirateurs de Saint-Martin, aux amis du mysticisme. L’ouvrage que nous annonçons présente d'ailleurs le charme d'une grande variété. Le gnosticisme et les anciennes cosmogonies, les spéculations pythagoriciennes et le spinozisme, le mesmérisme et le spiritisme, les loges maçonniques et des épisodes de la Terreur, M. Matter s'est trouvé appelé à effleurer en passant ces sujets-là et bien d'autres encore, d'où pouvait jaillir quelque lumière, soit sur la vie, soit sur les doctrines du rêveur tourangeau. Il instruit sans donner de l'ennui. [page 262] Aussi n'hésiterons-nous pas à appeler toute l'attention de nos lecteurs sur le livre auquel nous allons faire de nombreux emprunts ; ils y trouveront beaucoup de savoir, une grande érudition dégagée des formes arides et sèches dont on se plaît trop souvent à l'envelopper.