VII. [Le « Robinson de la spiritualité »]

Saint-Martin croit, de toutes les forces de son âme, au monde spirituel, à la sainte loi du devoir. Il a en horreur les doctrines matérialistes de son temps. Défendre la spiritualité mystique non seulement contre le matérialisme de certains théosophes, [page 71] mais encore contre le matérialisme sous toutes les formes possibles, telle est la tâche qu'il s'est imposée. Sur ce terrain-là, il sait qu'il rencontrera peu d'auxiliaires, qu'il sera, selon sa propre et pittoresque expression, le « Robinson de la spiritualité ; » [Correspondance, p.138] que lui importe ? il luttera avec un courage qui mérite tous nos éloges, contre le monde qu'il abhorre, contre la tendance de l'esprit humain à préférer aux choses de l'esprit les aspirations les plus égoïstes, les intérêts et les jouissances les plus vulgaires.
C'est la sainteté (une sainteté un peu mystique, il est vrai) qui est le but constant de ses efforts. Il aime la science ou du moins la croit digne de tous nos respects, mais il place la moralité au-dessus du savoir. Le rapport primitif entre Dieu et l'homme s'est altéré : tel est, nous l'avons dit, le point de départ de sa doctrine ; et telle est selon lui cette altération, que nous prenons volontiers le monde matériel pour le seul réel. Toutefois, le monde spirituel ne nous est point fermé : afin que la primitive harmonie se rétablisse entre Dieu et l'homme, il ne s'agit, pour nous, que d'entrer dans les voies de la régénération qui nous sont ouvertes par la manifestation de la vie divine, dans la personne de Celui qui, Fils de Dieu, est devenu le type suprême de l'humanité.

« Rentrer, par la renaissance spirituelle, en possession de sa grandeur primitive : voilà l'idéalité morale à laquelle chacun doit aspirer. »

Et chacun peut y aspirer. Et chacun peut y atteindre, selon Saint-Martin ; en dépit de sa chute, la grandeur qui reste à l'homme est attestée par le fait qu'il a encore un esprit. Aussi n'aura-t-il qu'à rentrer dans son rapport normal avec son principe, pour s'élever haut, très haut : pour voir Dieu spirituellement et pour revoir la nature entière en son vrai jour (Saint-Martin, etc., p. 407 et suiv.) ...1807 SM Portrait

Certes, ce sont là de bonnes et nobles pensées.
Saint-Martin y revient souvent. Il en tire de nombreuses conséquences. Il répète souvent que la science n'est pas un but, qu'elle n'est qu'un moyen ; le but essentiel, proposé à tous, consiste à s'élever, au-dessus des choses terrestres, jusque dans la sphère de l'esprit. Il craint bien de n'être qu'un demi-élu, il veut être un saint, et cela sans passer pour sot.

« Les gens du monde, dit-il, croient qu'on ne peut pas être un saint sans être un sot. Ils ne savent pas, au contraire, que la seule et vraie manière de n'être pas un sot, c'est d'être un saint. » [Portrait, § 980]

Encore une fois : nous doutons que la sainteté idéale de Saint-Martin fut sans tache ; mais c'est quelque chose déjà, c'est beaucoup que de le voir faire de la sainteté son idéal.
Aussi sommes-nous bien de l'avis de M. Matter, faisant [page 72] remarquer que l'importance de la vie de Saint-Martin, ce n'est pas dans ses théories qu'il faut la chercher, malgré le haut prix qu'il y attache : elle réside tout entière dans cette pensée, qui est comme l'âme de ses écrits, à savoir que c'est le perfectionnement moral qui importe. Il faut s'élever au-dessus de l'astral, voir dans le mysticisme, avant tout, une sainte pratique, l'instrument d'un sérieux amendement : c'est là l'une des assertions favorites de Saint-Martin ; il faut lui en savoir gré.

Non pas cependant que Saint-Martin ait été précisément un moraliste, ayant composé quelque savant traité d'éthique ; mais rien de plus aisé que de faire, en parcourant ses écrits, une ample moisson de pensées morales qui peut-être n'ont pas toujours le mérite d'être neuves, mais auxquelles on ne saurait du moins contester celui d'être à la fois justes pour ce qui est du fond et revêtues d'une forme piquante et originale. C'est au domaine moral qu'appartiennent les meilleures pages de Saint-Martin, celles qui seules braveront l'outrage des temps. Voici, par exemple une réflexion morale qu'il ne faudrait point laisser tomber dans l'oubli :

« Conduis-toi bien ; cela t'instruira plus dans la sagesse et dans la morale que tous les livres qui en traitent, car la sagesse et la morale sont des choses actives. » [Portrait, § 271]

Saint-Martin se souvient qu'il a cinquante-cinq ans révolus :1800 sm esprit des choses vol1

« J'ai goûté à cette période cinquante-cinquième de ma vie une profonde et vaste impression sur ce nouveau pas que je faisais dans la carrière ; il m'a semblé que j'entrais dans une nouvelle et sublime région qui me séparait comme tout à fait de ce qui occupe, amuse et abuse sur la terre un si grand nombre de mes semblables. » [Portrait, § 861]

Son Esprit des choses, à vrai dire, n'est pas un livre ; il en convient lui-même.

« Ce n'est pas un livre ; ce sont des articles cousus ensemble. »

Et en effet, à peine avez-vous dépassé les premières pages que le fil vous échappe ; point de méthode, adieu la logique, des réflexions détachées sur l'organisation des êtres, sur l'athéisme, sur la danse, sur les propriétés du café... ; et néanmoins au milieu de ce désordre se trouvent éparses des pensées dignes d'être connues, celles-ci entre autres :

« L'homme veut donner des raisons à tout ce qu'il fait et en trouver une à tout ce qu'il voit. Il lui faut une clarté totale que rien ne puisse voiler.... Ce désir seul prouve que l'homme a en lui des aperçus de la vérité et qu'il la pressent, quelque embarrassé, qu'il soit pour en rendre compte. » [Vol. 1, p.1, 2]

Pascal ne dirait guère mieux. [page 73]