I. [Biographie]

[page 777] Louis-Claude de Saint-Martin naquit en 1743, à Amboise, au sein d'une famille où régnait une grande piété. Il ne connut point sa mère qui mourut peu de temps après lui avoir donné le jour ; mais il eut, pour la remplacer, une belle-mère qui l'éleva avec une grande tendresse, et lui fit aimer Dieu et les hommes d'une façon singulièrement émue, en sorte que son cœur fut, dès son plus jeune âge, « comme pétri par l'amour. »

On connaît peu de détails sur l'enfance et la jeunesse du futur théosophe. Doué d'une organisation très délicate, il passa du collège à l'école de droit, non par goût, mais uniquement pour complaire à son père qui désirait vivement qu'il entrât dans la magistrature. Ce fut encore pour se rendre aux sollicitations paternelles que le jeune étudiant, qui sur les bancs de l'école n'avait guère fait que rêver aux futures grandeurs de l'écrivain, du poète, du philosophe, se fit recevoir avocat du roi au siège présidial de Tours. Sa réception ne fut pas brillante ; il raconte lui-même qu'il « y versa des larmes plein son chapeau. » [Portrait, § 207] La carrière du jeune avocat fut ce qu'avait promis le début. Décidément, Saint-Martin ne se sentait pas le moindre goût pour une profession où il eût pu cependant se créer un bel avenir, grâce aux hautes protections qui étaient assurées.

« Je n'ai jamais pu savoir, nous raconte-t-il, qui, dans une cause jugée, avait gagné ou perdu son procès, et cela après plaidoiries, délibérations et prononcé du président entendus. » [Portrait, § 207]

SM Portrait AmadouAutre tentative malheureuse : Saint-Martin se fit officier. Se laissa faire serait plus exact. Il détestait la guerre au nom de tous ses principes ; elle répugnait à la tournure de son esprit. Mais le duc de Choiseul, pour obliger sa famille, lui ayant fait délivrer, selon les usages du temps, un brevet d'officier dans le régiment de Foix, Saint-Martin endossa l'uniforme de lieutenant ; lieutenant, il fit ce qu'il avait fait avocat ; il s'occupa de religion, de philosophie mystique, plus que de procédure et de science militaire. Aussi ne tarda-t-il point à renoncer à la carrière des armes pour se donner tout entier aux occupations qui seules pouvaient convenir à sa nature et à ses penchants, à l'étude des questions théosophiques. C'est cette étude qu'il consacra le reste de ses jours. Il en poursuivit la solution dans les différentes villes où il séjourna tour à tour, à Bordeaux, à Lyon, à Toulouse, à Versailles, à Paris, à Strasbourg, non moins qu'à Rome et à Londres. C'est au [page 778] mysticisme qu'il consacra ses nombreux écrits (1), et jusqu'aux mémoires qu'il soumit au jugement de l'Académie de Berlin et à l'Institut de France ; c'est au mysticisme qu'il songeait constamment à gagner des adhérents dans la haute société qu'il fréquentait. Aussi ses derniers instants furent-ils marqués, en quelque sorte, du cachet de cette fraternité mystique qui avait été le but de toutes ses aspirations. Il sentit approcher la fin de ses jours sans se troubler. Il ne se sentait ni fatigué; ni accablé de la vie ; son courage demeura inaltéré. Loin de s'affliger des signes évidents d'une fin prochaine, il écrivit peu de mois avant sa mort :

« J'arrive à un âge et à une époque où l'on ne peut plus frayer qu'avec ceux qui ont ma maladie. » [Portrait, § 1105]

Il entendait le mal du pays, le spleen légitime de l'homme.

« Ce spleen est un peu différent, dit-il, de celui des Anglais ; car celui des Anglais les rend noirs et tristes, et le mien me rend extérieurement et intérieurement tout couleur de rose. » [Portrait, ibidem] »

Ce fut un coup d'apoplexie qui mit une douce fin à cette douce existence, laissant au pieux philosophe quelques moments pour prier et pour adresser de touchantes paroles à ses amis accourus. Il les pressa de vivre dans l'union fraternelle et dans la confiance en Dieu. C'est en prononçant ces paroles que Saint-Martin s'endormit, le 13 octobre 1803, au soir, dans la campagne que son ami le sénateur Lenoir-Laroche possédait à Aunay. Sa carrière pouvait se clore.

« Il avait vu, dit excellemment Matter, les plus grandes choses qu'on puisse voir en aucun temps ; il avait passé, âme forte et sereine, par des épreuves et avait accompli de notables travaux. Ni la gloire du monde, ni la fortune n'avaient salué sa vie ; et, à ses yeux, elles ne l'eussent pas même embellie ; il avait goûté les plus douces et les plus profondes de toutes les jouissances : aimé de Dieu et des hommes, il avait beaucoup aimé lui-même et beaucoup plus espéré de l’avenir que du présent. C'est un des beaux traits de sa foi d'avoir aimé son œuvre pour elle-même. Il n'a compté sur rien dans ce monde. Il se savait si bien uni à Dieu, que sa récompense était ailleurs. » [Matter, p. 341].