V. [Le système de Saint-Martin]

[Du mysticisme]

Le mysticisme a eu, de tout temps, d'ardents apologistes ; des adversaires acharnés ont essayé, d'autre part de mettre à néant ses audacieuses prétentions.
Nous ne sommes point de ceux qui le rejettent absolument. Nous voudrions que l'on évitât de mutiler l'âme humaine. La vérité religieuse appartient au domaine du sentiment non moins qu'à celui de la conscience, de la volonté, de la raison. Nous souscrivons aux paroles qu'écrivait, il y a peu de temps, à ce sujet, M. Ath. Coquerel fils :

« Quant au mysticisme, nous sommes bien éloignés de le flétrir ; nous croyons qu'il résulte nécessairement (c’est nous qui soulignons) du besoin de l'infini qui est inhérent à la nature humaine. » [Le Chrétien évangélique, Cinquième année, Lausanne, 1862, p.518

L'imagination et le sentiment, naturellement mystiques chez la plupart des hommes, il est impossible de les anéantir, et ce serait appauvrir déplorablement la nature humaine. Nous sommes convaincu, pour notre part, que certaines vérités essentiellement chrétiennes ne se perçoivent que par le sentiment. Nous plaindrions beaucoup celui qui n'eût point éprouvé les ineffables douceurs de la vie mystique, au sens de saint Jean, ou pour qui la vie cachée avec Christ en Dieu (Col. III, 3) ne fût jamais devenue une exquise réalité, cette vie qui est comme l'âme de la plus belle page de saint Paul. Supprimer, dans la théologie de l'un des deux grands apôtres que nous venons de nommer, l'élément mystique, serait en faire disparaître précisément ce qui en fait le charme divin.

Mais si l'imagination, le sentiment surtout, ont, en religion droit à une place des plus légitimes, faut-il leur permettre d'empiéter sur le domaine de facultés tout aussi légitimes, de se substituer, avec une téméraire audace, à certaines forces de l'âme qui ont précisément pour mission de les surveiller et d'en contrôler l'exercice ? Nous ne le pensons pas. Et telle, cependant, a été, bien qu'à des degrés très divers, la prétention des mystiques de tous les temps, de tous les lieux, de toutes les Églises. Au fond, et en faisant bien large la part des divergences qui les [page 45] séparent, il nous semble permis d'affirmer que ces mêmes tendances se retrouvent chez Tauler et Gerson, chez saint Bernard et Savonarole, Jean Wesel, Schwenckfeld et Weigel, Bœhme et Eckartshausen, Madame Guyon et Madame de Krudner.

Esprits malades, les mystiques ne peuvent point ou ne veulent point se soumettre aux conditions de l'existence terrestre telles que Dieu les a faites. Ils étouffent au dedans des étroites barrières où se trouve enfermé notre désir de connaître. Brûlant d'une impatience, légitime et noble chez quelques-uns, mais chez d'autres simplement fiévreuse et désordonnée, ils ne se contentent pas de recourir, pour se rapprocher de Dieu , aux lumières naturelles de la raison et de la conscience, ou bien aux lumières surnaturelles émanant de celui qui seul a osé dire « Je suis la lumière du monde. » Ils finissent par prendre pour des révélations leurs rêveries les plus excentriques. Lâchant follement les rênes à d'orgueilleux désirs que stimule sans relâche une imagination déréglée, ils vont se perdre dans les nues où la présomption les soutient à grand'peine, tandis que le vertige les égare de plus en plus, un terrible vertige qui fait taire la raison, étouffe la conscience et laisse parfois la volonté charnelle [page 285] errer à son gré dans les fanges du vice. Plus d'équilibre dans leur esprit ; de furieuses imaginations, des extases insensées y empêchent le jeu régulier des facultés naturelles. Tout en eux est trouble, désordre porté quelque fois jusqu'au délire. Ils prétendent voir Dieu face à face déjà dans cette vie, le saisir dans sa nature même et, pour me servir de l'excellente expression de M. Nicolas, brisant le cercle dans lequel les conditions de notre existence actuelle nous enferment, ils se flattent de participer, dès maintenant, directement, pleinement, à la vie divine, de se transformer, de s'absorber dans l'être divin. Au lieu de se soumettre à Dieu, aux lois que le Créateur lui-même a imposées à l'esprit humain, ils entendent au contraire se soumettre Dieu, renversant ainsi les relations naturelles entre créatures et Créateur. Tel un pauvre moucheron, non content de recevoir de la flamme une chaleur bienfaisante, s'y précipite et s'y anéantit.

(Suite) - Adolphe Schæffer
Fin du 2e article


3e article - Revue chrétienne n°10 du 15 février 1863 : pages 65-79

Pour le mystique conséquent, les recherches scientifiques, le rude labeur des investigations savantes n'ont plus de raison d'être. À quoi bon gravir péniblement un ardu sentier, puisque l'on peut, d'un coup d'aile, arriver au sommet ? La conscience, elle aussi, peut se reléguer au rang des inutilités : les inspirations supérieures, surnaturelles ne sont-elles point là pour en annuler le sérieux ministère ? Les prophètes même et les apôtres devant lesquels s'incline pieusement le chrétien, le mystique finira par s'en passer. Eh quoi, prophète inspiré lui-même, favorisé d'intuitions extraordinaires, de voix célestes, n'aurait-il point tort de prêter l'oreille, penché sur des feuilles écrites il y a deux ou trois mille ans, aux lointains échos d'accents prophétiques dont les premières vibrations se perdent dans la nuit des temps ?

Voilà le mysticisme de mauvais aloi, soit purement spéculatif, soit théurgique et pratique. En voilà les dernières conséquences. De l'aveu des plus grands théologiens (V. entre autres Nitzsch , System der christlichen Lehre, p, 30 et suiv.), la vraie religion n'est pas, ne saurait être sans un élément mystique, sans ces élans vifs et impétueux du sentiment vers l'infini qui nous enveloppe de toutes parts ; mais aussi le mysticisme tel que nous venons de [page 66] le décrire est l'ennemi le plus redoutable de toute religion sérieuse, comme de toute science vraiment digne de ce nom, de ces sages méthodes par lesquelles on arrive, lentement il est vrai, mais sûrement, de progrès en progrès, à voir de plus près la divine vérité. Chose étonnante ! le mystique ne voit pas ce qui se peut voir ; mais il prétend voir clair dans des domaines dont Dieu a interdit l'accès à de simples mortels. Il dédaigne la sagesse vraie et naturelle, qui se venge de ses dédains en l'abandonnant à de folles rêveries. Il s'imagine enfin être doué de vertus surnaturelles, et n'arrive qu'à travestir indignement les forces miraculeuses qui ont joué un si grand rôle dans le christianisme primitif.

soirees2Ajoutons, pour tout dire, que les mystiques dissimulent volontiers leurs creuses théories sous des mots sonores, verba sonantia, dont le bruit étourdissant remplit les bonnes âmes d'une respectueuse terreur. Ils ont la coutume presque invariable de décorer de noms extraordinaires les choses les plus connues. M. de Maistre [Soirées de Saint-Pétersbourg, 11e entretien] en a fait la remarque : un homme, pour eux, est un mineur, et sa naissance s'appelle le crime primitif ; les actes de la puissance divine ou de ses agents dans l'univers s'appellent des bénédictions, et les peines infligées aux coupables, des pâtiments.

« Souvent, ajoute-t-il spirituellement, souvent je les ai tenus moi-même en pâtiment lorsqu'il m'arrivait de leur soutenir que tout ce qu'ils disaient de vrai n'était que le catéchisme couvert de mots étrangers. »
Ces hommes, dit-il encore, m'ont souvent édifié, souvent ils m'ont amusé... »

Liste amusante, en effet, celle que l'on dresserait aisément en rassemblant, rien que dans le volume de M. Matter, les expressions mystiques qui y abondent, surtout si l'on se donnait la peine de les traduire en termes ordinaires, en arrachant aux idées souvent vulgaires qui s'y cachent le masque dont on s'est plu à les affubler ! Nous renvoyons au volume du savant historien de Saint-Martin ceux de nos lecteurs qui seraient désireux de savoir ce que c'est que la couronne, le sensible intérieur, les intelligences, le type du symbolisme universel, les genres actifs, les premiers mobiles, les cohen, le monde astral, la cause active et intelligente, les opérations extérieures, etc., etc., etc. Oh ! les mots ! les grands mots ! quel rôle ils jouent sur notre pauvre planète !