II. [Relations mondaines]

Telle fut, dans ses contours les plus généraux, la vie de Saint-Martin. Nous aurons occasion, dans le cours de cette étude, d'en faire [page 778] connaître encore différentes particularités. Il importe, avant d'y arriver, et pour nous mettre à même d'apprécier ses théories mystiques, de rechercher les influences qu'il subit, les relations qui aidèrent au développement de son esprit et de son caractère.

Saint-Martin fut, dans la force du terme, un homme du monde, un homme de bonne compagnie. Il nous fait connaître lui-même, avec une complaisance un peu puérile, les nobles, les comtes, les marquis, les princes qu'il fréquentait. Une page ne suffirait pas à énumérer les personnages plus ou moins illustres qu'il se vante, en divers passages de ses écrits, d'avoir eu pour amis ou pour le moins d'avoir connus. Il cite volontiers les noms de Lusignan, Modène, Suffren, Choiseul, La Rivière, Duvivier d'Argenton, de Noailles, Flavigny, Montaigu, la marquise de Clermont-Tonnerre, la marquise de Chabanais, la duchesse de Bourbon, le duc de Bouillon, Madame de Coislin, le prince russe de Galitzin, les princesses italiennes de Santa-Croce et Borghèse, le duc et la duchesse Braschi, Madame la duchesse de Wurtemberg, le duc d'Orléans... On le voit : notre philosophe était du meilleur monde ; il s'y plaisait, n'en doutons pas; ses relations étaient très multipliées et très excellentes ; mais, nous l'avouerons, nous ne savons pas si un pareil milieu est fait pour un véritable penseur, pour un philosophe de forte trempe ; nous aimons bien plutôt, peut-être à tort, à nous le figurer dans la solitude, laissant à des demi-philosophes le soin de vulgariser dans le monde brillant les principes qu'il a découverts et préférant, pour sa part, à l'agitation stérile le plus souvent de la grande société, les frais ombrages, le silence du cabinet, un petit cercle d'amis aimant, comme lui, les sérieuses méditations, les longs penseurs, les graves conversations, les solides lectures. M. Matter a beau dire, à la justification de Saint-Martin : « Il savait allier admirablement les deux choses les plus rares et les plus louables dans un savant, celle de penseur très-profond et celle d'homme du monde très répandu ;... » [Matter, p. 73] nous ne cacherons pas que ces deux choses nous semblent difficiles à concilier, sauf dans des hommes de haute élite. On ne peut servir à la fois le monde et la science. Nous ne voudrions pas faire du philosophe une espèce de paysan du Danube ; mais a priori, et en admettant d'ailleurs des exceptions aussi honorables que rares, nous nous défions des philosophes en gants blancs.