III. [Strasbourg]

Nous n'avons pas tout dit pour caractériser les relations Saint-Martin avec le grand monde. De ce grand monde, une [page 780] partie surtout l'attirait avec la force de l'aimant. Son biographe avoue que Saint-Martin se créa beaucoup d'amitiés... surtout parmi les femmes. « Ajoutons tout de suite (continue-t-il, p. 34) qu'il en eût trop et de trop vives. » Arrêtons-nous à l'une de ces amitiés.

Saint-Martin séjourna à Strasbourg de 1788 à 1791.
Cette vieille cité du Rhin était alors un séjour charmant à plus d'un titre.
On y rencontrait la douceur et la gravité des mœurs (voilà pour le cœur), en même temps qu'une science de bon aloi que personnifiaient alors, dans ses diverses ramifications, des hommes tels que Blessig, Haffner, Oberlin, le frère du célèbre apôtre du Ban de la Roche. Des étrangers distingués par la naissance et par la fortune, attirés par l'amour de cette espèce de France « encore si allemande et si cordiale de mœurs, mais déjà si française de sympathies et d'idées, » [Matter, p.186] ajoutaient aux agréments de la société qu'on y rencontrait et aux sources d'instruction qu'allait y rechercher une jeunesse studieuse accourue de toutes parts.

Saint-Martin ne se plut pas d'emblée à Strasbourg. Il porta d'abord sur cette bonne ville un jugement d'une excessive sévérité. Voici comment il s'exprima sur son compte, dans son langage si négligé par moment et si obscur :

« J'ai vu des hommes qui n'étaient mal avec personne , mais dont on ne pouvait pas dire non plus qu'ils étaient bien ; car ils n'avaient pas assez de mesures développées pour être saisis de ce qui est vrai et vif, ni choqués de ce qui est mal et faux. C'est à Strasbourg où j'ai fait cette observation. » [Portrait, 272]

Cela est peu flatteur pour Strasbourg. Cependant Saint-Martin ne tarda pas à modifier ce premier jugement. Ainsi :

« Je dois dire que cette ville de Strasbourg est une de celles à qui mon cœur tient le plus sur la terre. » [Portrait, ibidem]

Plus tard encore, tandis qu'il appelle Amboise, sa ville natale, son « enfer » et Paris son « purgatoire » (2) Strasbourg est devenu son « paradis. » Le moment venu où il lui faut quitter la cité hospitalière, il se recommande « au magnifique Dieu de sa vie, pour être dispensé de boire cette coupe ; » voyant qu'il lui faut absolument consommer « cet horrible sacrifice, » il s'y résout... en versant un torrent de larmes. [Portrait, § 187].

D’où vient donc cet attachement qui lui arrache de si profonds gémissements ? Est-ce à l'historien Koch que s’adressent ses regrets ? au savant Oberlin ? à Haffner ou à Blessig ? Ses larmes coulent-elles en l'honneur de la science de l'antique ville [page 781] universitaire ? A-t-il donné son cœur à Salzmann, au major de Meyer, au baron Razenried, à Mademoiselle Schwing qui entretenait commerce avec les « trépassés ? » à cette autre voyante mystique qui, grâce à ses dons de seconde vue, connaissait les évènements qui se passaient à de grandes distances ?

[Madame de Bœcklin]

Rien de pareil. Une seule personne résumait Strasbourg, aux yeux de Saint-Martin, une dame qui, à ce que nous affirme M. Matter, portait avec honneur et avec un grand air un peu impérieux un des beaux noms de l'Alsace, protestante de naissance, mais devenue catholique par des considérations de famille, enfin séparée de son « frivole » mari, Madame de Bœcklin de Bœcklinsau. La place que cette aimable Allemande occupait dans son âme est peut-être unique dans l'histoire du mysticisme ; c’est encore M. Matter qui nous l'assure. Il n'y a point eu d'autre Égérie qui ait été l'objet de la part d'un théosophe, de sentiments aussi élevés, rendus dans des termes aussi vifs que le sont ceux de Saint-Martin parlant de Madame Bœcklin. Elle lui disait, il est vrai, que « ses yeux étaient doublés d'âme ; » [Portrait, §760] mais, à son tour, il l'appelle sa B., tout court, ou bien encore sa « délicieuse » [Portrait, § 348] amie, et nous n'oserions douter qu'elle ait été un assemblage vivant de qualités féeriques, parce que le grave historien de Saint-Martin va jusqu'à la qualifier de « magicienne » [Matter, p.167] et voit en elle « une heureuse mortelle, unique dans les annales de l'humanité, qui, à toutes les grâces de son sexe, a joint toutes les qualités du nôtre. » [Matter, p.170]

Je crois bien, après cela, que l'affection du théosophe pour sa B. n'avait rien de compromettant, que son amour pour elle était purement platonique, que l'amitié qu'elle lui faisait ressentir n'était qu'une de ces tendresses mystiques qui se conçoivent si bien dans le commerce des âmes spirituelles ; ce commentaire dont on se plaît à orner les relations de Saint-Martin avec Madame de Bœcklin, nous sommes tout disposé à l'admettre : mais les nombreuses prédilections féminines du tendre mystique, ces prédilections dont le volume de Matter nous fournit tant de preuves, sont-elles de nature à nous faire présumer favorablement de la profondeur philosophique du théosophe d'Amboise ? Nous posons cette question sans craindre qu'on ne nous accuse de vouloir amoindrir le profit que peuvent retirer, du commerce avec le monde féminin, les plus profonds penseurs. Il nous serait aisé de nommer telle dame dont la société, nous n'en doutons pas, exerce la plus heureuse influence non seulement sur le cœur, mais encore sur la pensée des savants qui l’entourent ; mais aussi, nous l'avouerons franchement, sûr d'avoir pour nous l'assentiment des femmes même les plus distinguées, nous avons peur qu'elle ne demeure bien à [page 782] la surface des choses, la philosophie du penseur le mieux doué qui ne va guère demander ses inspirations qu’au beau monde.

Sommes-nous trop sévère ? N'est-il pas tout au moins singulier que le « tendre » Saint-Martin, bien accueilli par les femmes et par les grands seigneurs, ait trouvé si mauvais accueil auprès des savants proprement dits ? Ne parlons ni de Voltaire ni de Rousseau ; Saint-Martin ne parvint pas à les approcher, leur mort l'en empêcha. Lalande, le grand astronome, il le rechercha ; mais on se sépara bientôt, peu satisfait l'un de l'autre, et pour toujours.

L'Académie de Berlin met au concours cette question-ci :

« Quelle est la meilleure manière de rappeler à la raison les nations, tant sauvages que policées, qui sont livrées aux erreurs et aux superstitions de tout genre ? »

Saint-Martin présente un mémoire, auquel l’académie préfère celui d'Ancillon.

À l'Institut, c'est Gérando qui l'emporte sur lui. Toujours animé du plus vif désir de s'instruire, Saint-Martin essaye d'étudier à Strasbourg, puis à la grande École normale ; il ne demande pas mieux que de connaître à fond les pensées des meilleurs esprits de tous les lieux et de tous les temps : mais la persévérance lui fait défaut ou, pour mieux dire, les fortes et solides études, dont il comprend la nécessité, répugnent, après tout, à sa nature poétique. Il estimait fort peu ces sciences si positives, et d'ordinaire si exactes en vertu de leurs méthodes, que les esprits les plus sévères pour la philosophie spéculative exceptent de leurs censures ; c'est l'un de ses biographes les plus bienveillants qui l'affirme. Il ne possédait point le don de la spéculation dans la science qu'il croyait avoir le mieux cultivée, la métaphysique. C'est toujours à la philosophie poétique, je veux dire au mysticisme, que le ramenait la tournure de son esprit, à Bœhme surtout et à Martinez ; ce furent-là ses véritables maîtres.

(Suite) - Adolphe Schæffer
[Fin du 1er article]