1863 revue chretienne IV. [L’école de Martines]

2e article : Revue chrétienne n°10 du 15 janvier 1863, pages 38-45

Le rôle que joua au dix-septième siècle le fameux théosophe Bœhme est suffisamment connu. Nous n'avons point à exposer ici les principes du cordonnier-visionnaire, à caractériser la mémoire si humble et si audacieuse à la fois au moyen de laquelle le grand illuminé osait aborder les plus hautes questions de la cosmologie métaphysique, de la théologie spéculative, s'enveloppant le plus souvent d'une impénétrable obscurité, mais faisant parfois jaillir sur les problèmes qu'il posait les éclairs d'un génie non indigne de figurer à côté de Malebranche ou de Spinoza. Il suffit à notre dessein, de constater que ses ouvrages furent de ceux que Saint-Martin ne se lassait point d'étudier. Il essaya même de traduire quelques-uns des écrits du célèbre visionnaire allemand qu’il appelle « la plus grande lumière qui ait paru sur la terre, après celui qui est la lumière même, » [Correspondance, p.9, Lettre II, 8 février 1792] et à qui il se déclare indigne « de dénouer les cordons de ses souliers. » [ibidem]

Nous nous arrêterons plus longtemps à faire connaître l’homme qui, le premier, initia Saint-Martin au mysticisme, à savoir Martinez et le groupe de ses disciples. Les étudier, c'est non seulement entrer dans une région toute particulière de l'esprit humain, dans cette singulière sphère mystique où se [page 39] rencontraient, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, en plein voltairianisme, tant d'esprits distingués appartenant aux rangs les plus divers de la société de Lyon, de Paris, de Bordeaux ; ce sera encore étudier Saint-Martin lui-même, car s'il refusa constamment de passer pour le continuateur du mystagogue portugais, s'il demeure vrai qu'il s’éloigna de plus en plus des mystérieuses opérations théurgiques de l'école de Bordeaux, il resta néanmoins, qu'au terme de sa carrière, le respectueux disciple du juif converti, dom Martinez de Pasqualis, de mystique mémoire.

1899 Martinez traiteQuelle était donc la doctrine de cet homme qui ne cherchait, nous assure-t-on, ni l'argent ni la renommée, qui ne tenait qu'à former école et à initier ses dignes adeptes aux grands mystères dont il se disait le possesseur, faisant briller à leurs yeux crédules les lumières d'en haut, des visions célestes, des apparitions graduées, leur promettant enfin la plus haute inspiration ? il ne semble pas que les contours en aient jamais été nettement arrêtés dans l'esprit de Martinez même.
Martinez se complaisait au milieu des ténèbres. Sa vie se passa dans le mystère. Toute sa politique, nous dit-on, consistait à ne pas s'user sur place, à disparaître et à reparaitre au moment opportun. Mystérieuses aussi furent ses doctrines, plus mystérieuses encore ses cérémonies, ses opérations dont il ne communiqua le secret qu'à un petit nombre d'élus. Martinez prétend s'appuyer sur la Bible ; il la prend pour point de départ de ses élucubrations, mais il l'explique, l'amplifie à sa manière. Ivre de lui-même, il se donne pour inspiré ; il croit obtenir, du monde supérieur, des communications, des lumières, des forces extraordinaires, grâce à des pratiques secrètes et à des moyens magiques (1). Il prétend être aussi raisonnable que chrétien ; il n'est ni l'un ni l'autre. Il s'attache à quelques fragments de la doctrine chrétienne, mais pour les cacher sous des formes ambiguës. Rien de plus juste, par exemple que le point de départ de son traité sur la Réintégration des êtres (2), à savoir la chute, une chute arrivée dans les cieux comme sur la terre, la nécessité d'un relèvement, d'une réintégration universelle. Mais que de détails de pure imagination ! que de rêveries dans cet écrit ! Comment admettre que, dans cette œuvre de relèvement, l'assistance des majeurs, c’est-à-dire des esprits supérieurs, serait assurée aux esprits terrestres (mineurs), si ces derniers savaient intéresser leurs supérieurs à leur sort et en conquérir la bienveillance au moyen de savantes [page 40] pratiques ! Et encore, qu’est-ce que l'on entend au juste par vertus, par agents, opérations ? Cela est demeuré le secret de quelques privilégiés, initiés à la tradition ésotérique de l'école. Nous nous en consolerons aisément. Saint-Martin lui-même finit bien par préférer la voie intérieure à la voie extérieure d'agents travaillant sur l'organisme ; il s'impatienta et jeta au maître ces paroles de censure :

« Faut-il donc tant de choses pour prier Dieu ? » [Correspondance, p.26]

Tous les disciples de Martinez ne furent point aussi réservés que Saint-Martin. Que de choses curieuses à noter, en étudiant leur vie ! Pauvre esprit humain, de quels égarements n'est-il pas capable ! Voyez et écoutez le comte d'Hauterive, la marquise de la Croix, le bon Cazotte, l'abbé Fournié.

La marquise de la Croix entretient avec les esprits des rapports à tel point involontaires, qu'on la voit interrompre la conversation pour ses audiences hors ligne.

Le comte d'Hauterive arrive, ou croit arriver à l'intuition de la cause active intelligente, c'est-à-dire de Jésus-Christ. On allait jusqu'à lui attribuer le privilège de se dépouiller de son corps « au point de le laisser là pendant ses ascensions mystiques. » [Correspondance, p.19] On ajoutait même que cette séparation avait l'inconvénient de livrer le corps à des influences dangereuses (3).

1817 cazotte jeuneCazotte, crédule et bon homme selon les uns, selon d'autres homme très digne et très excellent qui n'eut que le tort de se croire devin et prophète. Cazotte ne fut point le plus extravagant des disciples de Martinez. Les hardies allures de son prosélytisme de salon ne laissèrent pas, il est vrai, que d'avoir quelque chose de choquant. Mais il est juste que la critique tienne compte de la sévérité morale qui présida à la plupart de ses compositions littéraires. Elle n'oubliera pas non plus que c'est lui qui osa intenter au père Lavalette ce célèbre procès qui devint celui d'un ordre fameux. Elle se souviendra surtout des touchants détails qui marquèrent sa fin ; on nous saura gré de les reproduire presque dans les termes mêmes de M. Matter. Les excès et les fautes de la révolution de 89 avaient provoqué ses craintes les plus vives ; il ne les cacha point, et les communiqua au contraire à tout venant, avec cette même expansion qu'il apportait dans son prosélytisme religieux. Il les consigna particulièrement dans sa correspondance avec un secrétaire de la liste civile, Ponteau. Ses lettres, saisies au 10 août, le firent arracher de Pierry et conduire, ainsi que sa fille, qui était son secrétaire, à la prison de l'Abbaye. En vain cette fille héroïque, âgée de [page 41] vingt ans, lui sauva la vie au 2 septembre, en l'entourant de ses bras et en criant aux massacreurs ces mots sublimes :

« Vous n'arriverez au cœur de mon père, qu'après avoir percé le mien. »

En vain ce cri de l'âme, joint à la vue du vénérable vieillard, fit reporter le père et la fille chez eux en triomphe. Réclamé par le tribunal institué pour juger les crimes du 10 août, Cazotte, séparé de sa fille fut condamné à mort. Après un interrogatoire qu'il soutint pendant trente-six heures, et malgré les éloges que l'accusateur public et le juge se plurent à donner à ses soixante-douze années de vertu, le proclamant bon fils, bon époux et bon père : « Cela ne suffit pas, dit le président, il faut encore être bon citoyen. » Avec un peu de justice, on lui aurait laissé le temps de le devenir. On ne voulut pas le soumettre à cette épreuve et Cazotte mourut le 25 septembre 1792.

[Pierre Fournié]

Reste à caractériser l'élève le plus remarquable de Martinez (du moins après Saint-Martin), prêtre moins lettré qu'enthousiaste, brûlant de concilier son martinézisme (le mot est reçu) avec les convictions d'un fervent catholique, l'abbé Fournié.

Dans un volume devenu très rare (4), cité et extrait par M. Matter, Fournié prête de longs discours à Adam, à Lucifer. Il y mêle, nous dit son biographe, des calculs ou des combinaisons de nombres apocalyptiques et des oracles qu'il ne pouvait tenir que de son maître, ou de son imagination, ou d'illuminations supérieures, mais sur lesquels il ne sent pas un seul instant le besoin de s'expliquer, pas plus que ne le ferait Martinez en pareille circonstance, des aspirations toutes morales et spirituelles. Il y raconte la manière dont il fut saisi, recruté et initié. Rien de plus piquant ni de plus naïf. Le prêtre tonsuré déclare qu'il n'a jamais fait d'études, qu'il n'a lu d'autres livres que les saintes Écritures, l'Imitation, le Petit paroissien et deux ou trois volumes de « l'humble servante de Dieu, » Madame Guyon. Tout à coup il se prend à désirer vivement que la vie future soit une réalité, ainsi que tout ce qu'on lui a dit concernant Dieu, Jésus-Christ et les apôtres, que cette réalité lui soit démontrée. Tourmenté, obsédé par ces désirs, il rencontre un jour un homme, un « révélateur » qui lui dit familièrement :

1801 Fournie« Vous devriez venir nous voir, nous sommes de braves gens. Vous ouvrirez un livre, vous regarderez au premier feuillet, au centre et à la fin, lisant seulement quelques mots, et vous saurez tout ce qu'il contient. Vous voyez marcher toutes sortes de gens dans la rue ; [page 42] eh bien ces gens ne savent pas pourquoi ils marchent, mais vous, vous le saurez. » [Pierre Fournié, Ce que nous avons été, ce que nous sommes et ce que nous deviendrons. Londres, 1801, pages 364-365]

Quelle promesse ! Est-elle d'un sorcier, se dit l'abbé, est-elle du diable en personne ? Ni l'un ni l'autre. Elle était de M. Pasqualis, dont, à partir de ce jour, Fournie fut le disciple. Une fois à sa suite, il fit de rapides et merveilleux progrès. Non seulement il s'entendait exhorter à se porter sans cesse vers Dieu, à croître de vertus en vertus, à travailler pour le bien général, à lire les Écritures (jusque-là rien de mieux) : mais encore, renonçant, en les lisant, à jamais chercher à les entendre lui-même, il lui arrivait parfois de recevoir d'en haut quelques lumières qui disparaissaient avec une rapidité prodigieuse. Puis, il eut des visions, mais des visions si petites, qu'à peine elles méritaient ce nom. Ce n'étaient que des éclairs. Le tour des apparitions ne se fit pas attendre. Donnons la parole à l'abbé illuminé. C'est nous qui soulignerons.

« Je vécus ainsi plus de cinq ans dans de fatigantes incertitudes, mêlées dans de grandes agitations, toujours désirant que Dieu fût, et d'échapper moi-même au néant, mais toujours enfoncé dans un abîme ténébreux, et ne me voyant entouré que de l'opposé de la réalité de l'existence de Dieu et conséquemment de l'autre vie, de sorte que j'étais tourmenté à l'extrême...

« Enfin, un jour que j'étais prosterné dans ma chambre, criant à Dieu de me secourir, vers les dix heures du soir, j’entendis tout à coup la voix de M. de Pasquallys, mon directeur, qui était corporellement mort depuis deux ans, qui parlait distinctement en dehors de ma chambre, dont la porte était fermée, ainsi que les fenêtres et les volets. Je regarde du côté d'où venait la voix, c’est-à-dire du côté d'un grand jardin attenant à la maison, et aussitôt je vois de mes yeux M. de Pasquallys qui se met à me parler, et avec lui mon père et ma mère, qui étaient aussi tous les deux corporellement morts. Dieu sait quelle terrible nuit je passai ! Je fus, entre autres choses, légèrement frappé sur mon âme par une main qui la frappa au travers de mon corps, me laissant une impression de douleur que le langage humain ne peut exprimer, et qui me parut moins tenir au temps qu'à l'éternité. O mon Dieu ! si c'est votre volonté, faites que je ne sois jamais plus frappé de la sorte ! Car ce coup a été si terrible que, quoique vingt-cinq ans se soient écoulés depuis, je donnerais de bon cœur tout l'univers, tous ses plaisirs et toute sa gloire, avec l'assurance d'en jouir pendant une vie de mille milliards d'années, pour éviter d'être frappé de nouveau seulement une seule fois.

« Je vis donc dans ma chambre M. de Pasquallys, mon directeur, avec mon père et ma mère, me parlant, et moi parlant à [page 43] eux comme les hommes se parlent entre eux à l'ordinaire. Il y avait, de plus, une de mes sœurs, qui était aussi corporellement morte depuis vingt ans, et enfin un autre être qui n'est pas du genre des hommes.

« Peu de jours après, je vis passer distinctement devant moi et près de moi notre divin maître Jésus-Christ, crucifié sur l'arbre de la croix. Puis, au bout de quelques jours, ce divin Maître m'apparut de nouveau et vint à moi dans l'état où il était lorsqu'il sortit tout vivant du tombeau où on avait enseveli son corps mort.
« Enfin, après un autre intervalle de peu de jours, notre divin maître Jésus-Christ m'apparut pour la troisième fois, tout glorieux et triomphant du monde, de Satan et de ses pompes, marchant devant moi avec la bienheureuse vierge Marie, sa mère et suivie de différentes personnes.
« Voilà ce que j'ai vu de mes yeux corporels, il y a plus de vingt-cinq ans, et voilà ce que je publie maintenant comme étant véritable et certain. Ce fut immédiatement après que j'eus été favorisé de ces visions ou apparitions de notre divin maître Jésus-Christ dans ses trois différents états, que Dieu m'accorda la grâce d'écrire, avec une vitesse extraordinaire, le traité dont on vient de lire la première partie… » ... [Fournié, idem, pp. 366-368]

Quel être privilégié que Fournié ! voir des trépassés ! voir dès ici-bas Jésus-Christ ! Il est peu de mortels qui puissent se vanter de telles faveurs. Et ce n'est pas tout encore : il a non-seulement obtenu quelques visions particulières, il a joui d'un commerce intime avec des esprits, d'une communauté de pensées continuée avec eux pendant des années entières. Qui est-ce qui lui refuserait le droit de se ranger parmi les hommes les plus extraordinaires dont Dieu gratifie parfois l'humanité, à savoir les mystiques, parmi ces hommes où brillent au premier rang Bœhme, Madame Guyon, de Swedenborg, dont les 'écrits, s'il faut en croire Fournié, ne sont tant décriés que parce qu'on ne les lit pas « chrétiennement ? » Heureuse humanité si, répudiant son déplorable scepticisme, elle osait croire enfin que cette phalange d'illuminés a ses libres entrées dans le monde des esprits, qu'ils les voient, qu'ils conversent familièrement avec eux, que des hommes corporellement morts, soit mauvais soit bons, les favorisent de leurs révélations ! Notre abbé ne doute pas que, du jour où les hommes sauraient renoncer à leur tenace incrédulité concernant les apparitions, s'ouvrirait pour l'humanité une ère de renouvellement spirituel... Le « brave ecclésiastique ! » il serait bien difficile vraiment de démontrer qu'il se trompe.

Nous en avons dit assez pour faire connaître l'école au sein de [page 44] laquelle se fit l'éducation mystique de Saint-Martin, les différentes influences sous l'empire desquelles se développa son âme impressionnable, féminine, poétique, religieuse. Ces influences, Saint-Martin ne les subit point sans réagir contre elles ; il se forma son système. Essayons d'en dégager les lignes essentielles des ténèbres dont Saint-Martin lui-même les a enveloppées comme à dessein.