VI. [De la doctrine de Saint-Martin]

Saint-Martin connut à peu près toutes les exagérations du mysticisme. Il s'y livra et les repoussa tour à tour. Il y mêla (nous [page 67] l'établirons plus bas) les tendances les plus généreuses, mais il en partagea presque tous les égarements théoriques et spirituels, sinon pratiques et moraux. C'est ce que nous exposerons le plus succinctement possible ; nous tâcherons d'être clair, malgré les obscurités de style et de pensée dont il ne sut, pas plus que ses maîtres vénérés, se préserver entièrement. Il suffira d'ailleurs de quelques mots pour donner à nos lecteurs une idée générale de la doctrine qui semble être demeurée la même, sauf de légères oscillations, dans tous les écrits qu'il a légués à la postérité.1796.nouvel.homme

Qu'est-ce que l'âme humaine ? Elle est primitivement, répond Saint-Martin, une pensée de Dieu. Mais l'homme n'est plus ce qu'il fut dans sa primitive jeunesse. Il est le vieil homme, et il faut qu'il devienne ce qu'a voulu la pensée créatrice. Pour rentrer dans sa vraie nature, qu'il apprenne à « penser par son vrai principe. » (V. surtout son traité Le Nouvel homme. (M. Matter, p. 175 et suiv). Dans cette pensée est son renouvellement, et dans ce renouvellement, sa puissance, sa gloire.

Elle donnera à ses sens obscurcis, emprisonnés, l'ouverture qui leur manque. Elle donnera à son être l'éclosion, que dis-je, l'explosion qu'elle réclame. Elle le rendra semblable à Dieu, tout-puissant, maître de l'univers, car au fond, l'homme c'est la pensée divine.

On voit dès les premiers pas que, si Saint-Martin n'est pas absolument en dehors du domaine biblique ni du terrain rationnel, il fait volontiers des excursions en dehors de ces domaines-là. Il dépasse de beaucoup la pensée chrétienne surtout. M. Matter le premier en a fait la remarque : le point de départ des vues de Saint-Martin est à la fois biblique et rationnel, seulement la portée de tous les éléments qui en fournissent le fond est forcée. [Matter, p.175]

Mais oublions ce que ces premiers linéaments de sa doctrine peuvent avoir de forcé, d'exagéré. Comment Saint-Martin pense-t-il arriver à cette ressemblance avec Dieu, tant désirable ? Quelle est, selon lui, la voie mystérieuse qui mène à la « sphère supérieure ? »

Il ne se prononce pas franchement pour les secrètes opérations théurgiques si prônées par l'école de Martinez. Sans les condamner toutes, il se sent pour elles une sincère répugnance ; et sans se séparer de ceux qui s'y livrent, il recommande sans cesse à ses disciples et à ses amis de s'en défier. Ils les presse (c'est son biographe qui le dit) d'aller plus haut dans la région pure du Verbe. Tout ce qui se passe dans l'ordre sensible ou physique l'émeut péniblement et choque sa raison. Spiritualiste en tout, [page 68] il n'est matérialiste à aucun point de vue. Il ne veut pas même du matérialisme « pour son laquais. » Entre son commerce avec le monde spirituel et celui qui se faisait jour ou se pratiquait avec enthousiasme ailleurs, il y avait un abime. Le commerce avec les âmes des trépassés retenus dans les régions « astrales » n'est pas l'objet de ses craintes seulement, il est celui de ses dédains. Cela toutefois soit dit avec réserve, car, nous l'avons fait remarquer, la pensée de Saint-Martin hésite parfois, incertaine sur le parti à prendre ; il affirme et nie, avance et recule tour à tour.

Que d'égarements ne partage-t-il point avec son école !
Il lui arrive de se placer hardiment au rang des prophètes et des apôtres.
Il admet l'assistance de puissances et de vertus... de quelle espèce ? je ne sais ; il ne les définit point.
Sa foi ne se borne point à des influences invisibles, occultes : il croit à des communications sensibles et très diverses...
Il répète souvent que c'est « spirituellement, et non pas physiquement, qu'il faut jouir des ravissements de la présence de Dieu ; » mais il ne nie pas précisément que l'on puisse avoir de Dieu une communication physique.

Il dit très nettement dans sa correspondance que, s'il voulait parler sur l'union mystique avec Sagesse la divine, il n'aurait qu'à consulter son expérience personnelle, qu'elle le mettrait à même de confirmer, en fait de mariage, ce que son ami Liebisdorf lui a mandé sur celui de Gichtel [Johann Georg (1638-1710)]. Or, la légende raconte l'union de l'enthousiaste général Gichtel, du successeur de Bœhme, avec Sophie céleste : c'est au jour de Noël, en 1673, que sa divine fiancée lui fit sa première visite ; elle dépeint le ravissement du bienheureux mystique qui vit et entendit, dans le troisième principe, cette vierge d'une beauté éblouissante. Elle l'accepta pour son époux, et consomma avec lui ses noces spirituelles dans des délices ineffables. Il renonça, pour lui obéir, à toutes les femmes terrestres, riches et belles, qui le presseraient de l'épouser. Après sa mort, c'est elle qui présida au choix de ses Lettres posthumes.... Que n'a-t-elle révisé, cette « épouse chérie du soleil sacré, » les œuvres et les lettres de Saint-Martin, pour en éclairer tant d'obscurs passages !

Quelque grande et « pudique » que soit sa réserve, il se classe parmi les enfants de prédilection de Dieu auxquels il accorde des faveurs extraordinaires, des lumières, des oracles prophétiques. Il ne s'attribue pas précisément une extase ou un ravissement qui l'eût transporté hors du monde sensible et l'eût mis en face de Dieu, pas plus qu'il ne se vante d'avoir joui de l'apparition d'un esprit quelconque habitant le monde supérieur. Mais entre sa [page 69] discrétion et la négation de ces faits, il y a, pour lui, un espace infini. Il écrit à son plus impétueux adepte : « J'ai eu du physique aussi, » c'est-à-dire, d'après le langage de l'école, des manifestations ou des visions. Il prêche à ses amis la modération, mais il se garde de nier les faits de l'ordre extatique. Comme tous les mystiques, il aime le secret, les associations intimes, l'expression symbolique, le langage qui voile la pensée plutôt qu'il ne la dévoile ; il court après l'extraordinaire, le miraculeux ; en parle avec enthousiasme quand il croit l'avoir aperçu de loin, et ne s'assure, qu'au moment de le saisir, que c'est une ombre qui passe devant lui.

Il y a plus encore. Au-dessus des illuminations extraordinaires, des visions, des intuitions, Saint-Martin admettait la possibilité d'une transformation de notre être telle que, dans le vrai et sincère mystique, la nature humaine devienne autre, douée non seulement de facultés plus parfaites que celles de l'ordinaire des mortels, mais de facultés plus nombreuses et d'une autre nature. Il ne s'agit là plus seulement d'un effet naturel qui donnerait au jeu de toutes nos facultés une merveilleuse régularité, une facilité extraordinaire, mais bien d'une transformation réelle de l'organisme, d'une participation à la puissance divine. Il se dit né lui-même avec peu de ces éléments organiques de la sphère sidérale que gouvernent les puissances inférieures ; mais ce n'est là qu'un privilège de naissance : il lui est arrivé en outre de devenir la résidence permanente du Verbe qui l'a divinement transformé.

Il affirme enfin que l'initié, celui qui est rentré dans ses rapports primitifs avec son principe, grâce à son rétablissement par le Fils de Dieu et à l'identification de sa volonté avec la volonté divine, participe à la puissance de Dieu et fait œuvre avec Dieu ; il soutient qu'en lui tout est divinement transformé (Saint-Martin, etc., p. 384 et suiv.).

Vous vous étonnez, vous enviez cet état qui n'est rien moins qu'une anticipation de la condition des bienheureux ; mais gardez-vous de prendre à la lettre ce qu'il ne faut entendre que... spirituellement ! À y regarder de près, ce n'est que de choses naturelles qu'il s'agit.
Il faut en effet y regarder de près, avec les mystiques. Le plus souvent, que reste-t-il après mûr examen de leurs belles théories ? Des promesses fallacieuses, de vains jeux de l'esprit, un puéril enfantillage, des bulles de savon qui éclatent et disparaissent au moindre contact.

C'est le cas pour Saint-Martin. Il vante, par exemple, la vertu [page 70] de tel nombre mystérieux. Il trouve une puissance merveilleuse, énorme, à certains noms, au grand nom surtout, au nom de Jéhovah, prononcé d'une certaine manière. Il admet le pouvoir de faire des cures merveilleuses ; il croit si bien aux miracles, qu'il reproche avec vivacité aux ministres de la religion leur impuissance à l'endroit du merveilleux. Ailleurs encore il soutient que la science divine lui a donné « non pas seulement ce que donne l'étude mystique des nombres, c'est-à-dire l'étiquette du sac, mais la substance même de tous les testaments de l'Esprit de Dieu, de l'histoire de l'homme dans tous ses degrés primitifs, actuels et futurs. » Quelles ambitieuses promesses ! quelle vaste science ! quelles révélations on va nous faire ! Oh ! parlez, oracle divin ! Étanchez cette soif de connaître, cette soif brûlante qui nous dévore... mais rien. L'oracle se tait. La mystique « se drape dans son pallium de théosophe avec toute la dignité d'un stoïcien. » Il ne révèle rien, et, sans doute, pour des raisons qu'il est inutile de dire.

L'avouerai-je ? Ces folles prétentions à un savoir miraculeux, ces hardies affirmations en l'air, cet état de constantes hallucinations, cette revendication des forces surnaturelles au détriment d'un emploi judicieux des facultés réelles dont Dieu a fait nos guides ici-bas, cette obscurité dont on s'entoure comme à dessin, ce mépris hautain pour les lumières rationnelles, tout cet échafaudage en un mot d'ombres mensongères que l'on fait danser aux yeux de ceux qui n'ont guère que la simplicité d'esprit, m'impatiente et m'irrite. Plus j'étudie le mysticisme, moins je me sens d'estime pour lui. Fruit de l'orgueil et de l'ignorance chez les uns, il résulte chez d'autres (et ce sont les plus respectables) de la rupture de l'équilibre des facultés spirituelles et constitue, toutes manières, un état maladif de l'âme que l'on ne saurait contempler longtemps, sans éprouver une profonde pitié. Heureux les mystiques tels que Saint-Martin chez qui, du moins, il est aisé de constater les besoins d'une âme vraiment élevée ! Et c'est là une justice à lui rendre. Il s'est trompé de route, il est vrai, mais c'est du moins un but élevé, celui où tendaient ses plus fortes aspirations, le spiritualisme.