[Conclusion]

En nous mettant à même d'esquisser, comme nous venons de le faire, la poétique figure du Philosophe inconnu, M. Matter a ajouté aux nombreux services que lui doit la littérature philosophique et morale. En parcourant le gros ouvrage dans lequel nous venons de puiser, on s'assurera sans peine qu'il dû coûter à son auteur de longues et nombreuses recherches. Mêlant habilement les analyses littéraires au tissu biographique, il a mis à la portée d'un grand nombre de lecteurs un sujet qui, traité d'une autre façon, eût couru risque d'en rebuter plusieurs. Il a d'ailleurs répandu dans son livre les paroles heureuses, des mots spirituels. Il excelle à trouver d'ingénieuses comparaisons. En voici une :

« Les pages de Saint-Martin sont toutes parsemées de ces sortes de points lumineux qui font l'effet d'autant de perles jetées sur un fond un peu sombre et trop souvent obscur. » [Matter, p. 90]

Il a su enfin, sans abandonner l'unité de son sujet, en bannir la monotonie en ne pas reculant devant de faciles et naturelles digressions. Aussi nous plaisons-nous à rappeler ces paroles que consacrait récemment au volume du savant professeur le premier de nos recueils périodiques, la Revue des Deux-Mondes :

« Nous recommandons ce livre comme offrant d'abondantes et curieuses indications sur le mouvement de l'esprit humain dans la dernière moitié du dix-huitième siècle. » [Matter, p. 349]

Pour ce qui est de Saint-Martin, ce n'est pas sans quelque regret que nous lui faisons nos adieux.

Je n'aime ni son style : il est, tour à tour, incorrect, obscur, négligé, affecté, et l'on sait quelle torture pour le lecteur qu’un style qui manque de naturel ; ni son mysticisme, soit que j'en considère la méthode d'investigation, soit que je tâche d'en peser les résultats, soit que j'essaye de dissiper les ténèbres dont il s'enveloppe trop volontiers.

« S'il est pour moi une chose [page 79] évidente, c'est que Saint-Martin ne voyait pas beaucoup plus clair en lui-même que nous n'y voyons après ses confidences... » [Matter, p.349]

Cet aveu, c'est M. Matter qui le fait en quelque endroit de son livre. Il nous console d'avoir fait de stériles efforts pour pénétrer jusqu'au fond de la pensée de l'aimable mystique.

1830 HeinrothMais ce qui me plaît en lui, c'est le souffle généreux qui anime presque toutes ses pages, c'est la sincérité de ses aspirations au spiritualisme ; c'est surtout son caractère que dépare sans doute une suffisance quelque peu vaniteuse, mais où brillent, d'un doux et pur éclat, encadrés dans de poétiques contours, quelques-uns de ces traits que l'humanité vraie ne cessera point d'avoir en haute estime, la charité, le désintéressement, la passion du vrai et du bien, un ardent désir d'atteindre à la perfection morale. Chateaubriand vante la noblesse et l'indépendance de son caractère, tandis qu'un critique allemand, Heinroth (Heinroth, Geschichte u. Kritik des Mysticismus. Leipz., 1830, p. 509 et suiv.), quelque sévère qu'il soit pour le mysticisme, ne peut s'empêcher d'appeler Saint-Martin un homme de beaucoup d'esprit et d'un sentiment délicat.

Pour notre part, nous souscrirons volontiers à ces jugements ; nous ajouterons qu'à nos yeux il fut certainement du nombre de ceux qui ont faim et soif de justice. Ils sont heureux, car ils seront rassasiés. [Allusion à une parole de l’évangile, Matt. 5,6 : Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés.]

Mars, 1863.