VIII. [Des qualités et des défauts !]

Une dernière question se présente à notre examen. Quel jugement porter sur la vie de Saint-Martin, sur son caractère ? La pratique, en lui, a-t-elle répondu à la théorie ? Jusqu'à quel degré le Philosophe inconnu a-t-il fait lui-même usage des belles théories sur le perfectionnement moral qu'il vante et recommande si fort à autrui ? Avons-nous en lui l'une de ces hautes personnalités qui tiennent de l'ange plus que de l'homme, l'une de ces belles individualités auxquelles il est permis de vouer une admiration sans mélange ?
M. Matter semble être de cet avis. Il nous parle presque avec enthousiasme de cette vie

« belle sous mille rapports, marquée de tant de luttes généreuses et des plus nobles immolations. »

Peut-être, en parlant ainsi, le savant historien a-t-il sacrifié quelque peu une exagération facile à expliquer. Il est si difficile de ne point idéaliser les beaux caractères dont on a pris l'engagement de tracer les contours ! Et, au demeurant, on ne saurait se refuser à classer Saint-Martin parmi les hommes remarquables. Tout bien pesé, et après avoir relu l'ouvrage de M. Matter, nous inclinons à dire que si la vie du théosophe d’Amboise n’a point été exempte de taches, si son caractère n'est pas digne de figurer en première ligne à côté de ceux qui ont approché de la perfection, il y a néanmoins des côtés lumineux et chauds auxquels nous ne saurions nous arrêter, sans ressentir, pour Saint-Martin, et de l'estime et de l'affection.

[Une ombre...]

Les ombres d'abord. Ou plutôt une seule ; car à quoi bon reparler de la crédulité de Saint-Martin ? ou élever des doutes à l'endroit de la science philosophique du Philosophe inconnu ? Aussi bien c'est son caractère seul, son caractère moral qui, en ce moment, est l'objet de nos études. C'est la vanité de Saint-Martin que nous voudrions montrer au doigt.

Il faut voir, dans le livre que nous annonçons, comme il se vante d’être l'ami du duc de Bouillon ! le directeur spirituel de telle grande dame ! Comme il se plaît à raconter que l'une d'elles, Madame la maréchale de Noailles, dans son impatiente ardeur à vouloir comprendre l'un de ses livres, va le chercher un jour, le livre sous le bras, au Luxembourg où il dînait ! [Portrait, § 414] Quelle bonne opinion ne faut-il point avoir de soi, pour faire, avec tant d'ingénuité, l'aveu suivant :

« Les personnes à qui je n'ai pas convenu ont été communément celles qui ne m'ont pas connu par elles-mêmes, mais par les opinions et les doctrines des [page 74] autres ou par leurs propres passions et par leurs propres préjugés ; celles qui m'ont laissé me montrer ce que je suis ne m'ont pas repoussé, et au contraire, elles m'ont aidé à me montrer encore davantage ! » [Portrait, § 35]

Quel plaisir, peu philosophique, il prend à raconter une entrevue qu'il eut, au château d'Étupes, près Montbéliard, avec la duchesse de Wurtemberg qui le « faisait comte toutes les fois qu'elle lui parlait ! » [Portrait, § 194] À l'École normale, il engage une lutte avec l'un des plus habiles écrivains et des plus brillants orateurs de son temps, avec Garat. Je veux bien que la bonne cause ait été du côté de Saint-Martin, et qu'il l'ait défendue avec talent ; mais avec quelle vanité il parle du rôle qu'il a joué ! Il trouve jusque dans sa petite taille et dans la haute position de son antagoniste, un parallèle biblique tout fait dont il ne manque pas de s'emparer :

« J'ai jeté une pierre au front d'un de ces Goliaths de notre École normale en pleine assemblée et les rieurs n'ont pas été pour lui, tout professeur qu'il est ! » (Saint-Martin, etc., p. 243.) [Portrait, § 1091]1802 sm ministere

Il ne craint pas de se mettre complaisamment en parallèle avec Descartes :

« Descartes a rendu un service essentiel aux sciences naturelles, en appliquant l'algèbre à la géométrie matérielle. Je ne sais si j'aurai rendu un aussi grand service à la pensée en appliquant l'homme, comme je l'ai fait dans tous mes écrits, à cette espèce de géométrie vive et divine, qui embrasse tout, et dont je regarde l'homme-esprit comme étant la véritable algèbre et l'universel instrument analytique. Ce serait pour moi une satisfaction que je n'oserais pas espérer, quand même je me permettrais de la désirer. Mais un semblable rapprochement avec ce célèbre géomètre dans l'emploi de nos facultés, serait une conformité de plus à joindre à celles que nous avons déjà, lui et moi, dans un ordre moins important, et parmi lesquelles je n'en citerai qu'une seule, qui est d'avoir reçu le jour l'un et l'autre dans la belle contrée connue sous le nom de jardin de la France. » [Le Ministère de l'homme-esprit, Paris, Introduction, p. XIV]

Ne sommes-nous pas fondé à soutenir que ce n'est point par un excès d'humilité que péchait Saint-Martin ? Non, certes ; bien qu'il se vante quelque part du contraire, en lui aussi il y avait de l'astral.

[Des qualités]

Et néanmoins, chose curieuse, dans d'autres circonstances le mystique d'Amboise se montre d'une humilité bien réelle et toute sincère. Il faut bien en croire son consciencieux biographe quand, à propos des rapports que Saint-Martin entretenait, à Strasbourg, avec la famille Salzmann, il nous vante sa « séduisante humilité. » Passant volontiers d'un extrême à un autre, notre théosophe a osé écrire, dans un moment [page 75] d'enivrement mystique ces incroyables paroles :

« Salomon a dit avoir tout vu sous le soleil. Je pourrais citer quelqu'un qui ne mentirait point quand il dirait avoir vu quelque chose de plus, c'est-à-dire ce qu'il y a au-dessus du soleil....

Mais il ajoute fort heureusement que

« ce quelqu'un-là est loin de s'en glorifier. » [Portrait, § 597]

Il convient que l'unique sentiment qui lui convienne

« c'est de se prosterner de honte et de reconnaissance pour la main miséricordieuse qui le comble de ses grâces et de ses miséricordes, malgré ses ingratitudes et ses lâchetés. » [Portrait, § 96]

Voilà qui est franc. Saint-Martin, disons-le à son honneur, aimait la franchise. Il en usait.... toutes les fois que la passion mystique n'y mettait obstacle. Prompt à dire la vérité aux autres, il ne se ménage pas lui-même. N'est-ce pas une confession qui a dû lui coûter, celle-ci :

« J'ai été très chaste dans mon enfance... Si ceux qui devaient veiller sur moi m'eussent conduit comme j'aurais désiré l'être et comme ils l'auraient dû, cette vertu ne m'aurait jamais abandonné, et Dieu sait quels fruits il en fût résulté pour l'œuvre à laquelle j'étais appelé ! Mes faiblesses en ce genre m'ont été préjudiciables, au point que j'en gémis souvent et que j'en gémirais encore davantage, si je ne sentais qu'avec du courage et de la constance nous pouvons obtenir que Dieu répare tout en nous ! » (Port. p. 346 (Matter, p. 127))

À part un grain de vanité, ces lignes honorent celui qui les a tracées.1795 SM Lettre a un ami

Oser s'accuser, c'est un courage que n'a pas tout le monde. Il en faut aussi parfois pour accuser autrui, et ce courage aussi Saint-Martin l'a connu. Seulement il n'a pas toujours bien pris son temps. Ce n'est pas au moment où le clergé catholique venait de traverser les plus cruelles épreuves, qu'il fallait dire :

« que la Providence saura bien faire naître une religion du cœur de l'homme, qui ne sera plus susceptible d'être infectée par le trafic du prêtre et par l'haleine de l'imposture, comme celle que nous venons de voir s'éclipser avec les ministres qui l'avaient déshonorée... » (Dans sa Lettre à un ami sur la République française.)

Voilà Saint-Martin. Il dit (ou croit dire) des vérités à Rome, à Berlin, à Paris, aux savants d'Allemagne, à ceux de France. Il lui arrive parfois de mal choisir son moment, de lancer ses objurgations à qui ne les mérite pas ; mais il n'a pas peur du moins de se prononcer : précieuse qualité, trop rare de nos jours, au fond de laquelle se découvre cet amour passionné du vrai que possédait à un si haut degré le philosophe d'Amboise. La Révolution française le frappe dans sa fortune, dans sa liberté ; elle lui fait [page 76] monter la garde au Temple où végète un jeune prince dont il avait été question de lui confier l'éducation : elle n'en est pas moins, à ses yeux

« un grand mouvement, ayant un grand but et un grand mobile [Portrait, § 462] ; il y voit « la main de la Providence. » [Portrait, § 679] 

Il applaudit à toutes les belles idées, sait admirer toutes les grandes renommées. Le calme de l'âme au milieu des préoccupations les plus graves, un dévouement sans bornes à la cause qu'il estime la meilleure, la résignation à l'heure de la pauvreté, les élans d'un cœur généreux, la plus pure amitié, le plus rare désintéressement, ce sont là des qualités qui nous inspirent pour Saint-Martin plus que de l'estime ; elles nous le font aimer.

Et comment refuser son admiration sympathique à un homme tellement dévoué à son idéal philosophique, qu'il n'interrompt même pas ses recherches mystiques, pendant que la France troublée suit, avec anxiété, les péripéties émouvantes de sa régénération sociale ? Ce n'est pas que Saint-Martin reste indifférent aux secousses terribles qui ébranlent le sol de sa patrie ; les malheurs qui viennent l'accabler font saigner son cœur ; mais ils ne sauraient empêcher son esprit de poursuivre, d'un vol hardi, l'éternelle vérité qui plane au-dessus de toutes les révolutions terrestres. C'est pour la servir qu'il va, à cinquante ans révolus, s'asseoir sur les bancs de l'école normale.

1804 gerando« Tous les districts de la république (c'est en ces termes qu'il raconte lui-même sa détermination) ont ordre d'envoyer à l'École normale à Paris, des citoyens de confiance, pour s'y mettre au fait de l'instruction, qu'on veut rendre générale ; et quand ils seront instruits, ils reviendront dans leurs districts pour former des instituteurs. L'on m'a fait l'honneur de me choisir pour cette mission... Le principal motif de mon acceptation est de penser qu'avec l'aide de Dieu je puis espérer, par ma présence et mes prières, d'arrêter une partie des obstacles que l'ennemi de tout bien ne manquera pas de semer dans cette grande carrière (de l'enseignement) qui va s'ouvrir, et d'où peut dépendre le bonheur de tant de générations. Je vous avoue que cette idée est consolante pour moi. Et quand je ne détournerais qu'une seule goutte du poison que cet ennemi cherchera à jeter sur la racine même de cet arbre qui doit couvrir de son ombre tout mon pays, je me croirais coupable de reculer. » [Correspondance, p. 166]

Ces lignes ne témoignent-elles pas de sentiments exquis ? La pauvreté même, nous le répétons, n'a point le pouvoir d'interrompre ses recherches ; il en prend son parti avec un courage digne de tout éloge. Il dédaigne ce qu'adore le monde, les richesses, les jouissances qu'elles procurent. La fortune vient-elle de nouveau lui sourire ? Il en partage les dons avec ceux qui souffrent, se refusant (chose plus rare qu'on ne [page 77] pense) ses distractions favorites pour soulager les infortunés. C'est le vénérable de Gérando qui l'affirme de toute son autorité. Il raconte que le Philosophe inconnu, qui aimait le spectacle, se mettait quelquefois en route pour en jouir, et prenait toujours, dans les quinze dernières années de sa vie, pour se procurer un plaisir plus vif et plus délicat encore, le chemin de la demeure d'une famille dans le besoin, pour lui offrir la petite somme qu'il aurait dépensée à la porte du théâtre. [Voir : Une conversation avec Saint-Martin sur les spectacles : dialogue entre  M. Joseph Marie de Gérando avec le philosophe inconnu]

[Correspondance avec Kirchberger]

1861.SM.correspondanceMais c'est surtout l'amitié qu'il eut pour le baron de Liebisdorf qui nous inspire pour Saint-Martin des sentiments de profonde sympathie. Singulières relations que celles qui existèrent entre l'ancien lieutenant du régiment de Foix et le membre du conseil souverain de Berne ! Ils n'arrivèrent point à jamais se rencontrer ; mais une correspondance des plus actives en fit les amis les plus dévoués. Et quel fut le sujet de leur correspondance ? Le roman du jour, la poésie en fait quelquefois les frais ; mais c'est surtout de mysticisme qu'elle est tout imprégnée. Il y est question d'intelligences, de saintes fiançailles avec la Sophie céleste, de l'art de faire parler les nombres, de Bœhme et de Gichtel. Les deux soldats discutent pour savoir si le Verbe est engendré éternellement sur un fond qui, quoique substance, est un néant infini ; si la Sophie céleste peut être aspirée jusque dans l'air de l'atmosphère émané de la terre végétale... (Saint-Martin, etc., p. 215 [Correspondance, p.89]), et voici que, en s'élevant ensemble à ces vertigineuses hauteurs, les deux philosophes sentent leurs cœurs se rapprocher. Ils se jurent une mutuelle affection, et, ce qui plus est, ils demeurent fidèles à leurs serments. Quelle généreuse délicatesse dans leurs rapports ! Quel échange de charmantes attentions !

En 1797, Saint-Martin fait savoir au baron que l'on prépare, à Paris, un nouveau décret de bannissement contre la caste des nobles. Si le décret est rendu, il n'aura pas un morceau de pain dans son exil. Et c'est ce moment qu'il choisit pour renvoyer les dix louis que le mystique bernois lui avait adressés, à un autre moment difficile, avec une délicatesse aussi tendre qu'ingénieuse ! Et quand plus tard le vieux baron se trouve lui-même dans une position voisine de la gêne, Saint-Martin, pauvre encore lui-même, devinant les embarras de son ami, veut prendre sa revanche et, comme il se trouve lui-même « réduit à la petite semaine, » il supplie le baron d'accepter deux ou trois pièces d’argenterie qui lui restent... De pareils traits ne valent-ils pas bien des élucubrations mystiques ? Mais l'amitié parfaite n'est point de ce monde, hélas ! Liebisdorf se trouve blessé d'une expression de [page 78] Saint-Martin. En vain celui-ci s'accuse pour désarmer un vieillard qui se plaît à s'exciter ; en vain il demande qu'on lui pardonne des offenses imaginaires, écrit à son vieil ami une lettre sublime de bons sentiments et de vraie tendresse : le baron meurt en 1799, avant que la réconciliation ait pu s'achever. Ce fut une rude épreuve pour Saint-Martin. Elle hâta sans doute sa propre fin ; il était de ces natures d'élite qui vivraient le double de leur vie, si Dieu leur avait donné, en échange de la vivacité et de la profondeur du sentiment, un peu plus de cette vulgarité de l'âme dont tant de gens se trouvent à merveille. Il est des gens à qui l'on pourrait hardiment promettre l'immortalité (sur terre, bien entendu), si l'on ne mourait que pour avoir beaucoup pensé ou beaucoup aimé... Tel ne fut point Saint-Martin.