1942.le.Temps1942 – Le Temps – Rencontre Cagliostro & Willermoz

Le Feuilleton du quotidien Le Temps au début du mois de juillet 1942, propose trois articles (les 1er, 3 et 4-5 juillet) d'Alice Joly sur la rencontre entre Cagliostro et Jean-Baptiste Willermoz.

Madame Alice Joly (1898-1979) est l'autrice d'une bibliographie de Jean-Baptiste Willermoz, Un mystique lyonnais et les secrets de la franc-maçonnerie : Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) paru en 1938 (Macon, Protat Frères) et réédité chez Déméter en 1986 par Antoine Faivre (1934-2021).

Alice Joly décrit la venue de Cagliostro qui avait l'intention de « fonder un ordre maçonnique tout à fait sublime et inédit : le rite égyptien, dont la loge-mère, dite « La Sagesse triomphante », devait avoir Lyon comme siège et centre de rayonnement ».

L'auteure s'appuie évidemment sur son ouvrage, mais également sur Constantin Photiadès (1883-1949) qui a publié Les Vies du Comte de Cagliostro (Paris, Bernard Grasset, 1932), sur G. Van Rijnberk (1875-1953), l'Occultisme et la métapsychologie du XVIIIe siècle (Revue métapsychique, juin 1934 [en fait, il s'agit du numéro 2 de mars-avril 1934 : Willermoz et Cagliostro,  p.114-119. Le numéro 3 de mai-juin étudie Willermoz et l'écriture médiumnique, p.168-171.]) et sur Antoine Péricaud (1782-1867), Séjour de Cagliostro à Lyon de 1784 à 1785 (G. Rossary, 1830). Deux lettres de Jean-Baptiste Willermoz donnent des détails sur cette rencontre entre les deux personnages. La première, au duc d'Havré de Croy, Grand Maître de la province d'Auvergne.

Voici l'extrait de la Lettre du F∴ Willermoz ainé, membre du directoire écossais d’Auvergne séant à Lyon, et chancelier général du ressort provincial, au TRF Duc De Havré et de Croy grand maître provincial du ressort et vénérable maître de la respectable loge de la Bienfaisance à l’O∴ de Paris, l’an de la vrai lumière le 13 décembre 5785 (Manuscrit 5458, Bibliothèque Lyon) :

Le régime que Cagliostro a voulu établir en France sous le nom de rite égyptien est mixte et participe aux deux dernières classes , il est illusoire et trompeur en plusieurs points sur lesquels il veut s’en faire (mot illisible) ; dangereux et mauvais en quelques autres qui pourraient avoir plus de réalité, mais heureusement pour ses (mot incompréhensible), le moderne instituteur de ce régime mixte, n’est pas asses savant en cette partie pour le rendre aussi mauvais qu’il aurait pu le devenir entre ses mains et la divine providence qui veille au bien des humains en à arrêté les progrès dés sa naissance. Je puis parler pertinemment de cet homme et de ses principes. Arrivé à Lyon en octobre 1784, il avait projeté d’empoisonner le régime rectifié par le directoire de Lyon, dont il me savait membre, en m’offrant de m’établir personnellement dépositaire général de tout son savoir et de tous ses secrets, si je voulais favoriser la propagation de son régime. Je ne m’en (mot incompréhensible) encore aucunement par ce qu’il m’avait fait initier le lendemain de son arrivée sous un nom qui m’était inconnu, ce qui donna lieu à plusieurs longues conférences, après les qu’elles ayant reconnu les dangers et la perversité de ses principes, je lui tournai le dos en l’assurant qu’il ne me verrait plus.

La seconde seconde lettre est adressée au landgrave Charles de Hesse (1744-1836) « l'un des princes allemands qui présidaient aux destinées de la Stricte Observance ». Alice Joly cite plusieurs passages de cette dernière lettre dans laquelle Willermoz donne de nombreux détails de cette rencontre.

[Les titres sont du Webmestre]


1942.07.01.Le TempsArrivée de Cagliostro à Lyon

Le 20 octobre 1784 un voyageur avec sa maisonnée, venant de Bordeaux, arrivait à Lyon et s'installait à l'hôtel de la Reine, sur le quai Saint-Clair. Il se faisait appeler le comte Phoenix. Ce nom sentait le pseudonyme d'une lieue. D'ailleurs, pour que nul n'ignorât la personnalité qu'il cachait, des gazettes avaient pris soin d'informer le public que c'était sous ce nom que voulait désormais être connu le comte Alexandre de Cagliostro. Le fameux thaumaturge entendait faire comprendre clairement que, tel l'oiseau fabuleux qui renaît de ses cendres, il avait définitivement enterré le vieil homme et que c'était un homme nouveau, tout animé d'intentions neuves, qui arrivait sur les bords du Rhône et de la Saône.

Tout le monde sait quelles étaient ces intentions et que pendant les quelques mois qu'il resta à Lyon, d'octobre 1784 à février 1785, il employa son temps à fonder un ordre maçonnique tout à fait sublime et inédit : le rite égyptien, dont la loge-mère, dite « La Sagesse triomphante », devait avoir Lyon comme siège et centre de rayonnement. Les biographes de cet étonnant personnage ont donné maints détails aussi bien sur ses succès de magicien que sur le luxe théâtral de la loge construite aux Brotteaux, ils ont disserté sur le rite égyptien, décrit les costumes verts des adeptes. Mais ils semblent ne pas s'être étonnés du fait lui-même - pourtant assez surprenant - que, désirant abandonner la carrière de guérisseur pour celle de directeur-fondateur d'ordre maçonnique, Cagliostro ait choisi justement une ville où il n'avait ni relations ni fidèles.

Certes, il est vain de chercher les causes qui dirigent les actions des personnes inspirées. Car les unes ne relèvent pas de la sagesse humaine et les autres, celles dont l'activité est pour ainsi dire professionnelle et qui vivent de la curiosité et de l'admiration de leurs contemporains, doivent se laisser guider non par la logique ou le simple bon sens, mais par les réactions de leur clientèle, et par leur instinct publicitaire, ce qui met dans leur conduite un certain imprévu. Cagliostro avait toujours bien compris les nécessités de sa carrière. Même ne tenant pas compte des circonstances où la plus élémentaire prudence lui recommandait de partir, il savait qu'il y avait toutes sortes de bonnes raisons pour ne pas mettre trop longtemps à l'épreuve le même public. Ainsi avait-il erré à travers l'Europe, d'Italie en France, d'Angleterre en Allemagne, poursuivant avec fruit la popularité jusqu'en Pologne et en Russie. Depuis 1781 il avait partagé son temps entre Paris, Strasbourg et Bordeaux, avec un court voyage vers sa terre natale. En 1784 il avait annoncé son intention de gagner l'Angleterre lorsque, renonçant à son projet, il vint s'installer à Lyon.

Tout de même, on se demande pourquoi.

Photiades.CagliostroJe sais qu'on explique d'habitude ce voyage par le fait que, Lyon étant à l'époque un centre mystico-maçonnique de brillante renommée, il ne pouvait trouver un meilleur endroit pour y installer une nouvelle loge avec le maximum de chances de succès. Mais la question est de savoir si Lyon avait bien, en 1784, une pareille réputation. M. Constantin Photiadès, le plus érudit et le plus spirituel des biographes de Cagliostro, semble n'en pas douter :

« C'était Lyon qui, après la capitale, écrit-il page 252, exerçait une attraction sur les centres maçonniques de France. C'était à Lyon que le vicaire de la Stricte Observance, le baron de Weiller, venait d'inaugurer en grande pompe le chapitre de la province d'Auvergne. Les frères de Lyon se distinguaient entre tous par leur savoir, leur ferveur, leur munificence ; aucune cité en France n'accueillait aussi favorablement les nouveautés ésotériques. »

N'exagérons pas. Car enfin, à cette époque, presque toutes les grandes villes de France et d'Europe accueillaient avec ferveur les « nouveautés ésotériques », et l'histoire même de Cagliostro contribuerait, si cela était nécessaire, à prouver ce fait bien connu. Lyon ne jouissait à ce point de vue spécial d'aucun privilège, tout au contraire. Elle n'avait pas attiré l'immortel Saint-Germain, qui pourtant se vantait, entre autres pouvoirs merveilleux, de savoir teindre la soie d'une façon aussi magique que solide et qui, semble-t-il, aurait trouvé là un centre favorable à l'exercice de ses talents. Casanova traversa plusieurs fois la ville sans s'attarder pour y chercher des protecteurs ou des dupes. Elle ne fut jamais un lieu d'apparition, comme Leipzig au temps où le cabaretier Schraepfer, dans les fumées de son arrière-boutique, faisait naître des prodiges ; il ne s'y trouvait aucun cercle d'alchimistes réputés ; ce n'était pas à Lyon, mais à Paris que Mesmer avait inauguré sa thérapeutique aventureuse ; aucun philosophe n'y enseignait de psychologie originale ou de système mystique comme le Suédois Swedenborg ou le Suisse Lavater.

On se demande aussi quels noms ou quels faits peuvent étayer sa conviction que les maçons lyonnais étaient fervents et munificents. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'avant l'arrivée de Cagliostro ils n'avaient eu aucune occasion d'en faire preuve.
L'attraction même que la ville, en tant que centre important, pouvait exercer sur les loges de la région, avait certes existé. Mais c'était de l'histoire ancienne. Son influence avait fort baissé depuis que la restauration de l'ordre maçonnique en 1772 avait fait admettre la suprématie du Grand Orient de Paris.

Cependant, le voyage du baron de Weiller aurait été un événement qui consacrerait la primauté de Lyon en matière de franc-maçonnerie. Encore faut-il remarquer que le voyage en question avait eu lieu quelque dix ans auparavant. Ceci étant, l'argument paraît sans réplique parce que personne, sauf de malheureux spécialistes, ne se soucie de ce qu'était au juste cet Allemand. Pourtant il ne faudrait pas s'imaginer - malgré le beau titre que lui décerne l'auteur des Vies de Cagliostro - que le personnage tenait une place importante dans la direction de son ordre. En fait, c'était un simple aventurier qui s'efforçait de trouver dans la maçonnerie une source de revenus et qui s'était institué, de sa propre autorité, l'intermédiaire intéressé de tous les étrangers qui voulaient se faire affilier au rite allemand. Il se fit le commis voyageur de son ordre et porta à Strasbourg, Nancy, Lyon, Montpellier, Bordeaux, ses secrets, ses bijoux, ses décorations, ses rituels, ses règlements. Sa tournée de propagande le mena même en Italie du Nord, où il mourut, juste un an après sa visite à Lyon. On voit donc que le voyage en question n'avait eu aucune signification particulière. Quant à la pompe avec laquelle les Lyonnais le reçurent... mieux vaut penser que le terme est ironique, car la vingtaine de personnes qui avaient fait les frais de son voyage n'avaient ni l'envie ni les moyens de faire des dépenses excessives ; elles eurent même pas mal de peine à payer ce que coûta l'initiation. Tout se borna à quelques réunions privées et à un cordial dîner d'adieu.

Ce n'est donc pas le voyage de Weiller, vieux de dix ans, qui avait pu en rien attirer l'attention de Cagliostro.

Ce qui ne veut pas dire que Lyon était, en 1784, le modèle des villes raisonnables et qu'elle avait su se garder des folies à la mode. Là comme partout de nombreuses loges de francs-maçons s'étaient ouvertes, qui groupaient bon nombre de notables. La principale société était celle du Grand Orient. Le régime allemand qu'avait instauré Weiller comptait une seule loge : « La Bienfaisance. » L'ordre des « Elus Cohens », qu'on cite aussi parfois pour parfaire la gloire ésotérique de Lyon, avait quatre ou cinq affiliés dans la ville. Mais à cette date pouvait-on encore parler de cet ordre ? La petite société, sans directeur, sans loges, sans travaux réguliers, ne survivait plus que dans le cœur de quelques fidèles.

1905.geille.ex librisCe court abrégé ne peut d'ailleurs donner qu'une idée imparfaite de la vie secrète de Lyon ; bien d'autres ordres et d'autres sociétés pseudo-maçonniques y eurent sûrement, dans le cours du dix-huitième siècle, quelques petits cercles plus ou moins prospères. Dernièrement, en parcourant un recueil d'anciennes lettres provenant d'un certain Geille [Charles Geille Saint-Léger de Bonrecueille (1753-1818), Inspecteur des Douanes, Inspecteur Principal et de 1ère Classe des Douanes Impériales à La Ciotat], commerçant de La Ciotat, qui séjourna à Lyon quatorze ans avant la Révolution, je trouvai mention d'une « arche » lyonnaise de Philosophes inconnus, société mystique dont tous les grades étaient d'allure nautique. Elle était gouvernée de Paris par le célèbre Etteila, grand amiral de toute une flotte symbolique, qu'il était censé conduire vers la science absolue au moyen des cartes et des calculs cabalistiques. Une « arche » de même espèce existait aussi à Grenoble. Le tout d'ailleurs semble n'avoir été, comme tant d'autres sociétés excentriques, que la distraction confidentielle d'un petit nombre d'amis. Ce qui, à Lyon, en cette année 84, agitait le plus le bon public avide de nouveautés, c'était la découverte de Mesmer, depuis que des magnétiseurs y étaient venus appliquer ses traitements et pratiquer ses expériences. Rien de tout cela n'était d'ailleurs remarquable. Lyon ne faisait que suivre la mode d'un siècle qui fut, on le sait, extrêmement fécond en confréries excentriques, comme il fut avide de merveilleuses recherches et de secrets exaltants.

Il me semblait donc improbable que Cagliostro fût venu à Lyon attiré par une renommée que la ville était alors bien loin de posséder, et j'aurais cru que le hasard ou le désir de changer l'y avait seul conduit, si un article de M. Van Rijnberk paru en 1934 dans la Revue métapsychique (1) n'avait éclairé pleinement ce léger mystère. Grâce à cet érudit hollandais, grand découvreur et rassembleur de textes du dix-huitième siècle qui se rapportent à l'occultisme, nous savons maintenant que Cagliostro vint à Lyon pour tenter une démarche précise, et que ce n'était, pas la réputation de la ville qui l'attirait, mais bien celle d'un de ses habitants : celle du négociant Jean-Baptiste Willermoz.

La preuve en est que le lendemain de son arrivée il envoya vers ce Lyonnais un messager pour le prier de venir le trouver en toute urgence, afin de recevoir d'importantes propositions. On ne peut mieux marquer que son voyage n'avait pas de but plus pressant.

Ce Willermoz, qui était-il, qui pût justifier la démarche de Phoenix Cagliostro ?

 Source gallica.bnf.fr / BnF  : Feuilleton du Temps - 1 juillet 1942 - Alice Joly, Cagliostro et Lyon 


475px J B WillermozJean-Baptiste Willermoz

C'était un fabricant et commissionnaire en soieries d'une cinquantaine d'années, qui depuis deux ans s'était retiré des affaires. Sa fortune était moyenne ; sa famille, très honorable, n'appartenait pas à la riche bourgeoisie de la ville. Il vivait simplement dans un appartement du nouveau quartier des Brotteaux, auprès d'une sœur veuve qui tenait son ménage, menant la paisible existence d'un négociant retraité. Mais, en fait, ces apparences médiocres cachaient une activité fort curieuse et que connurent à l'époque un très petit nombre de gens.

Quelques francs-maçons bien renseignés et la plupart des frères de Lyon pouvaient savoir cependant que ce Willermoz, qui avait été autrefois premier chancelier et archiviste de la « Grande loge des maîtres réguliers », était un des plus anciens maçons de la ville, un de ceux qui connaissaient le mieux les secrets de l'institution et qui possédaient le plus grand nombre d'initiations et de grades divers. On savait aussi qu'il avait abandonné le Grand Orient pour se rattacher au rite allemand de la Stricte Observance et qu'il avait fondé avec ses amis « La Bienfaisance » de Lyon, chef-lieu de la Ve province dite d'Auvergne, selon les vocables templiers qui avaient cours dans la société d'outre-Rhin. Certains n'ignoraient pas que, malgré sa désertion, Willermoz avait conservé de nombreuses relations et de puissants appuis dans les conseils de l'Orient de Paris, puisque, malgré leur bon droit et leurs efforts répétés, ses concitoyens n'avaient jamais pu faire condamner officiellement cette scission. On savait aussi qu'il était allé en Allemagne pour assister à l'important convent de Wilhemsbad, en 1782, et qu'il y avait joué un rôle de premier plan, qu'il avait converti à ses idées les princes Charles de Hesse et Ferdinand de Brunswick, et par eux exerçait une grande influence sur les loges d'outre-Rhin. Ainsi, tout modeste et discret qu'il fût, Willermoz faisait figure de personnage dans le monde chimérique de la franc-maçonnerie, surtout dans celui plus restreint encore de la maçonnerie mystique. Si l'on dit que le monde est petit, cela est encore plus vrai quand il s'agit d'un tel univers en miniature. Pour peu que l'on y pénétrât, il était presque impossible de ne pas rencontrer les quelques initiés qui se targuaient du même genre de connaissances secrètes. Cagliostro, désirant exercer ses talents dans les loges françaises afin de les ranger sous sa direction, devait fatalement entendre parler de Willermoz. On peut deviner, presque à coup sûr, quelle fut la source de ses informations.


1942.07.03.Le TempsRencontre entre Cagliostro et Willermoz

À Strasbourg, comme à Bordeaux, Cagliostro avait pu rencontrer des membres de la Stricte Observance allemande qui avaient pu lui donner l'idée de taire la connaissance du chancelier de Lyon. Bordeaux même avait été le lieu où avait vécu, avant de quitter la France, le fondateur des « Elus Cohens », Martines de Pasqually, maître de Willermoz es sciences secrètes ; c'était là qu'habitait encore un de ses disciples les plus fervents. Mais je ne crois pas qu'il reçut grands renseignements de ce côté-là. La preuve en est que l'Italien ne semble pas avoir eu la moindre idée de ce qu'étaient les convictions de l'homme qu'il désirait séduire ni du but final qu'il poursuivait. Le plus simple est donc de penser que Cagliostro qui avait pris à Bordeaux un secrétaire d'origine lyonnaise, un certain Rey de Morande, se laissa déterminer par lui à tenter cette démarche. Rey, en effet, ainsi que plusieurs de ses parents, appartenait à l'ancienne loge lyonnaise de la Sagesse, qu'avait longtemps dirigée un ami intime de Willermoz et que peuplaient encore bon nombre de ses anciens confrères. Ce fut lui certainement, qui, voyant son maître enclin à délaisser le métier de guérisseur pour tenter sa chance dans les loges, lui parla de la réputation dont jouissait son compatriote, fit naître en lui le désir de gagner un tel homme à la cause du rite égyptien, pour mieux en assurer le succès.

Willermoz répondit volontiers à l'appel de l'énigmatique comte Phoenix. Il était trop avide de toute espèce de révélation, trop curieux d'étrangeté pour hésiter devant un tel message.

Que vit-il, sitôt introduit dans la chambre de l'hôtel de la Reine qu'occupait l'étranger ? Un petit homme gras, noir, laid, au type italien fortement accusé, à la physionomie mobile et si expressive qu'elle valait, au dire de Lavater, « une douzaine de physionomies ordinaires ». L'allure, l'accent, les manières du personnage le renseignèrent immédiatement. Il était trop au courant de l'actualité pour hésiter plus longtemps, et reconnut le fameux comte de Cagliostro. L'autre d'ailleurs ne le nia point.

Nous avons le récit de cette entrevue et des conversations qui suivirent par Jean-Baptiste Willermoz lui-même, qui en narra l'essentiel à deux de ses correspondants : au landgrave Charles de Hesse, l'un des princes allemands qui présidaient aux destinées de la Stricte Observance, dans une lettre du 6 novembre 1785 ; et au duc d'Havré de Croy, qui officiellement était le grand maître maçonnique de la province d'Auvergne. Mais il écrivit à ce dernier d'une façon toute protocolaire, tandis que la lettre au prince de Hesse, malgré le médiocre talent épistolaire du Lyonnais, reste extrêmement évocatrice et toute remplie de vivants détails.

revue.metapsychique.RijnberkPour mettre en confiance son visiteur et le frapper tout de suite d'admiration, Cagliostro tint à lui présenter ses titres maçonniques. Il lui apprit qu'il avait dans l'Art Royal les meilleurs répondants, car il avait été reçu maçon « sous la grande pyramide d'Egypte », tout comme Moyse « qui en était sorti il y a deux cent trente-neuf ans, qu'il le savait très bien et qu'il devait bien le savoir ». Le récit de Willermoz est plus savoureux que toute espèce de paraphrase :

« Il me dit qu'il avait renoncé à la médecine qui lui faisait des ennemis partout ; qu'il ne voulait plus s'occuper qu'à instruire des maçons bien choisis ; qu'il possédait la seule vraie maçonnerie du rite égyptien, qui apprenait à travailler pour la gloire du seul grand Dieu, pour le bonheur de soi-même et pour celui du prochain ; que par la grande estime qu'il avait pour moi, depuis longtemps, que mon nom lui était bien connu, il voulait me rendre le dépôt spécial de toutes ses profondes connaissances et m'établir principal instructeur de son rite pour tout renvoyer ensuite à moi ; qu'il me donnerait des preuves de son savoir, et a ajouté ces mots : « Non verbis sed factis et operibus probo. »
« Je lui demandai de quel genre de science seraient ses preuves, il me répondit : « Qui potest majus potest minus ».
« Je lui dis que n'ayant jamais eu d'attraits pour les sciences naturelles dites le « minus », dont nous venions de parler, j'acceptais ses preuves pour celles surnaturelles, dites le « majus », mais que je me réservais d'être présent à son opération, que je me tiendrais à cette distance de lui qu'il voudrait, mais que je voulais avoir les yeux sur sa personne pendant qu'il opérait.
« Ma réponse ne lui plut pas ; cependant, après bien des objections, il accepta ma proposition et me promit formellement ses preuves, et de les donner incessamment.
« Après quatre heures d'entretien nous nous séparâmes ».

Les conditions que son visiteur imposait avaient toutes sortes de raisons pour ne guère satisfaire Cagliostro. C'est que l'ingénieux Italien avait mis au point depuis plusieurs années, pour produire des phénomènes surnaturels, une technique qui avait fait ses preuves. Comme tout bon escamoteur, il lui fallait quelques accessoires et un aide pour faire naître les prodiges. L'aide était généralement une jeune fille dite « Colombe », ou bien un jeune garçon, le « pupille » ; les accessoires : un paravent ou un rideau. Les assistants, relégués au-delà d'une ligne qu'ils ne devaient pas franchir, ne saisissaient pas grand'chose du processus magique. La colombe restait souvent cachée, et Cagliostro lui-même disparaissait de temps en temps, pour mieux faire éclater le miracle.
On pouvait difficilement concilier cette méthode avec les exigences de Willermoz. Cependant l'Italien ne voulait pas paraître embarrassé. Un nouveau rendez-vous fut pris pour le lendemain.

« Nous en avons eu de semblables pendant les quatre jours suivants, attendant tous les jours les preuves qui n'arrivaient point, mais dont la promesse était solennellement renouvelée tous les jours. J'employais le temps de ces entretiens à saisir ce qui lui échappait pour connaître ses principes, sa doctrine, sa morale, et l'espèce de ses connaissances, autant néanmoins que la réserve qu'il y mettait encore pouvait le permettre. J'en connus bientôt assez pour savoir que nous ne pouvions pas sympathiser personnellement, ni ses connaissances avec les miennes ; mais j'étais curieux de voir de quelle espèce seraient ses preuves, ce qui me faisait prendre patience, et il les renvoya toujours à un autre jour. Dès notre première entrevue, ne voulant pas lui donner droit de me demander la communication de mes propres connaissances, je lui avais dit que je n'avais que de simples notions qui me suffiraient pour apprécier ses preuves, mais que je n'avais pas de connaissances positives, et que j'étais charmé de l'occasion d'en acquérir auprès de lui.
« Le quatrième jour il se plaignit, à celui qui m'avait conduit auprès de lui, de ma réserve ; qu'il voyait bien par mes réponses et par les questions que je lui faisais que je n'étais pas ignorant sur les matières autant que j'affectais de le paraître ; que je restais boutonné sans me laisser entamer d'aucun côté, et que cela lui déplaisait. Je vis par là qu'il fallait en venir au dénouement, mais je me voulais pas rompre les conférences sans l'avoir fait expliquer sur sa croyance en la nature de Jésus-Christ. »

C'était faire à Cagliostro beaucoup d'honneur.

« Dans la première conférence qui suivit cet avis et qui a été notre dernière, je lui fis une question ad hoc sur ce point. Il parut embarrassé et hésita. Il termina cependant par déclarer que Jésus-Christ n'est pas Dieu, qu'il était seulement fils de Dieu, comme lui Cagliostro et un philosophe. Je lui demandais comment donc il expliquait tels et tels passages de l'Evangile qu'il avait nommés quelquefois ; il prétendit que tous ces versets étaient faux et ajoutés au texte. Il me demanda à mon tour quelle était ma croyance. Je lui fis ma profession de foi. Dès ce moment il ne voulut plus me donner de preuves, à cause de cette différence de croyance. »

En fait Cagliostro, sentant que la partie était perdue, dut se sentir enchanté d'avoir un semblant de prétexte pour revenir sur ses promesses et se débarrasser à la fois d'une situation gênante et d'un visiteur importun.

« J'eus beau lui objecter qu'elle n'empêchait pas les faits qu'il m'avait offerts comme preuves de son savoir. Il persista dans son refus, mais cependant de manière à me retenir auprès de lui en me les faisant désirer davantage. Je le sommais de sa parole. Il prétendit que je l'avais extorquée. Je le rembrouai fermement sur le mot et sur la chose.
« Ce fut alors que, perdant toute mesure, il prit le ton de hauteur et d'arrogance qui lui est familier pour subjuguer ceux qui paraissent prêts à lui échapper, ce qui lui a réussi fort souvent. Mais je lui fis connaître que ce ton-là ne m'en imposait pas.
« Est-ce donc, me dit-il, que vous seriez venu pour juger le comte de Cagliostro ? Apprenez que personne ne peut juger le comte de Cagliostro, qu'il peut se dire comte, duc ou prince, tout comme il lui plaît.
« Je lui répondis que je ne lui avais manqué de rien, que je savais autant que personne respecter les rangs distingués dans l'ordre de la société humaine ; mais quant aux objets qui nous avaient rapprochés depuis quelques jours, fut-il le premier potentat de la terre, je ne voyais en lui qu'un homme, comme moi, qui devait savoir tenir sa parole ; que je le sommais pour la dernière fois et que s'il ne la tenait pas, loin de me prouver son savoir, il prouverait au contraire que ses ennemis (dont il s'était plaint) avaient raison, et que je lui laissais le temps d'y penser jusqu'au jour qu'il voudrait m'indiquer pour cela ; que je suspendrais jusque-là mon jugement définitif sur son compte, mais qu'avant de nous séparer je voulais savoir sur quoi compter.
« Il prit alors le ton de colère et refusa encore.
« Sur quoi je lui dis que j'en avais assez vu et entendu pour savoir ce que je devais penser et qu'il ne me reverrait plus chez lui. Comme je me retirais après cinq heures de conférences ce jour-là, il me jura de colère qu'il ne quitterait pas Lyon sans m'avoir donné [des] preuves [et] que je ne nierais pas son savoir. Je lui dis que je l'en défiais et que de quelque espèce qu'elles fussent je ne les craignais pas. Il parut bien me comprendre. Je ne l'ai pas revu. Il partit trois mois après pour Paris et je n'ai pas encore reçu de sa part aucune preuve. »


« La Sagesse triomphante»

Il ne restait plus pour l'Italien qu'à oublier sa déconvenue et utiliser au mieux de ses intérêts son séjour à Lyon. Déjà les malades et les curieux, avertis de sa présence, se pressaient en foule à l'hôtel, réclamant ses conseils. Pouvait-il refuser l'aubaine habituelle que venaient lui offrir tous ceux qui avaient foi en lui ? C'est ainsi qu'il donna ses soins à un riche propriétaire, M. Delorme, qui, atteint d'une maladie incurable, fut remis, paraît-il, entre ses mains par son propre docteur qui désespérait de le sauver. Cagliostro lui prescrivit quelques-unes de ses fameuses poudres, et le malade eut le tact de ne mourir qu'après son départ. La vogue du guérisseur ne fut pas moindre à Lyon qu'elle n'avait été à Strasbourg et à Bordeaux. En peu de jours les consultants devinrent si nombreux qu'il fallut prendre des dispositions pour les recevoir. Rey de Morande signale qu'en décembre son maître fit organiser deux grandes pièces de plain-pied pour donner ses audiences. Les consultations avaient lieu trois fois la semaine : le lundi et le mercredi pour la « première et deuxième classe des citoyens » et le samedi pour la » troisième » : pauvres gens, ouvriers, campagnards.

Cependant, les projets maçonniques n'étaient pas oubliés, loin de là. Puisque Willermoz et « La Bienfaisance » repoussaient ses avances, Cagliostro se tourna tout naturellement vers « La Sagesse ». La loge existait depuis plus de vingt ans et restait florissante, puisqu'elle venait d'acquérir une maison aux Brotteaux pour s'y installer. Elle était nombreuse et bien composée : le frère et le beau-frère de Rey de Morande, MM. Rey de Collonge et Magneval, en étaient membres avec bien d'autres Lyonnais riches et considérés. Plusieurs d'entre eux étaient même des francs-maçons chevronnés qui présidaient à la direction de toutes les loges du Grand Orient de la ville, tels Jean Alquier, le banquier Saint-Costard, Delorme (probablement le malade dont if a été question). Willermoz, qui n'ignora rien de ces tractations, parle avec dédain de cette réunion d'ignorants, qui ne connaissaient d'autre science que celle des délibérations et des banquets. C'était justement le milieu qu'il fallait à Cagliostro. Il y put sans craindre étaler sa faconde, se répandre en discours sibyllins et organiser des cérémonies sans avoir à redouter aucune objection malveillante, aucune intempestive curiosité.

 Source gallica.bnf.fr / BnF  : Feuilleton du Temps - 3 juillet 1942 - Alice Joly, Cagliostro et Lyon, 2.


1942.07.04Cagliostro à Lyon

Antoine Péricaud, qui publia le premier une intéressante étude sur le séjour de Cagliostro à Lyon et qui, écrivant quarante-sept ans après l'événement, put interroger encore quelques personnes qui se souvenaient du bruit qu'il avait fait dans la ville, rapporte que des sommes énormes furent dépensées dans toutes les loges en son honneur, que des fêtes brillantes lui furent offertes et qu'on combla sa femme de présents en étoffes de soie. Son succès fut complet. Ce n'était pas d'ailleurs le premier qu'il avait remporté dans les loges. Il avait déjà fait ses écoles chez les francs-maçons de Hollande, d'Allemagne, et surtout de Courlande et de Russie. En relisant dans le livre de M. Photiadès ses diverses expériences, on ne peut qu'être frappé de la ressemblance qu'elles ont toutes, de la similitude des discours prononcés, des promesses offertes, des séances organisées. A Lyon pourtant, il prétendit fonder une société nouvelle. Ce rite, cette maçonnerie à l'égyptienne, était plutôt qu'une doctrine originale un décor inédit propre à séduire les francs-maçons avides de changement. On peut penser que c'était une invention naturelle, pour un homme qui faisait courir le bruit qu'il avait passé en Afrique des années d'initiation et qu'il possédait la science médico-chimique des pharaons. Elle parut en tout cas tout à fait étrange et savante, bien qu'il fût permis à chacun de s'initier, sans tant de frais, à la religion, à l'histoire et aux sciences de l'ancienne Egypte, ou à ce qu'on en croyait savoir, en quelques livres fort courants.

Quoi qu'il en soit, parmi les nombreux candidats qui brûlaient de partager sa science, Cagliostro choisit quelques disciples privilégiés. Douze, comme l'avait fait le Christ, ou quatorze, comme le croit Willermoz. Peu importe. Il fallait surtout que les élus fussent assez fortunés, car l'initiation coûtait à chacun d'eux environ quatre à cinq cents livres. Le maître devait les payer de leurs peines par des discours, des séances magiques et des travaux alchimiques.

1830.PericaudPour le premier point, nous sommes assurés qu'ils en eurent pour leur argent. Cagliostro était extrêmement bavard, il avait une capacité d'éloquence véritablement surprenante, un bagout étonnant. Discourir plusieurs heures de suite n'était qu'un jeu pour lui. La lettre de Willermoz nous en apporte un dernier témoignage. On peut imaginer facilement de quoi il était capable au milieu d'un cercle d'auditeurs attentifs et béants d'admiration. Les Lyonnais purent donc entendre de grandiloquentes dissertations traitant de Dieu, du bien et du mal, des mystères de la foi, du rite égyptien et de sa propre grandeur. Cagliostro avait l'habileté élémentaire d’entremêler ses discours de démonstrations de respect envers les souverains de la France et les pouvoirs établis. Peut-être aussi, averti qu'il était que beaucoup de ses disciples lyonnais - les Magneval entre autres - étaient de pieux catholiques, s'efforça-t-il de modérer ses divagations à propos du christianisme. Mais j'en doute un peu, car il avait la manie de se comparer à Jésus-Christ afin de faire remarquer à tout propos et hors de propos quelle parité de puissance, d'importance et de destin existait entre lui et le fils de Dieu. Cette habitude, qui faisait « frémir d'horreur » le bon Lavater, faisait toujours son petit effet. C'est ainsi qu'il annonça à Lyon, dans la première assemblée de ses fidèles, que l'un d'eux, comme l'avait fait l'un des douze apôtres, le trahirait et qu'il serait pareillement puni par la main de Dieu. Le traître fut, paraît-il, un certain Figuerlin, riche marchand, qui abandonna la société avant d'avoir payé ses cotisations, et qui l'année suivante - la main de Dieu ayant emprunté celle d'un cambrioleur - fut volé de plus de 400.000 livres.

Témoignages

Si nous en croyons les témoignages qui nous sont parvenus, Cagliostro ne semble pas s'être mis, à Lyon, en grands frais d'imagination pour renouveler ses effets. Était-ce la peine ? En représentation, comme en petit comité, les bons vieux moyens éprouvés provoquaient toujours la stupeur admirative de l'entourage. Aussi, comme l'avait toujours fait avant lui Saint-Germain, et comme lui-même l'avait toujours fait dans tous les lieux où l'avait conduit son extravagante fortune, il insinua à tout venant qu'il vivait depuis des milliers d'années, il parla familièrement de Moïse, de Jésus-Christ. Est-ce à Strasbourg en présence d'un Lyonnais digne de foi, ou à Lyon même devant le Christ de la chapelle du Gonfalon, qu'il s'écria : « C'est bien lui, ressemblance parfaite. Je lui avais bien prédit qu'il finirait ses jours sur un gibet. Ah ! si celui-là avait suivi mon conseil, ils ne l'auraient pas cloué là. » L'anecdote nous arrive toute semblable de deux sources différentes. Mais il n'y a pas de raison de douter de l'une ou de l'autre, car on ne voit pas pourquoi Cagliostro n'aurait pas osé cette galéjade de mauvais goût à Lyon aussi bien qu'à Strasbourg. Son valet, bien stylé, répondait à ceux qui s'informaient depuis combien de temps il était à son service : « Je le servais déjà aux noces de Cana. »

Quelques séances spectaculaires, où se produisirent des phénomènes mystérieux, eurent lieu pour l'édification de ses fidèles. Là encore il employa sa méthode favorite, aidé de paravents et d'innocentes « colombes ». La seule des fantasmagories dont la mémoire ait subsisté à Lyon est celle où il fit apparaître l'ombre du défunt lieutenant de police Prost de Royer. Nous pensons qu'il le fit apparaître, faute de renseignements plus précis. En fait nous ne savons pas du tout si ce fut un fantôme ou une voix de l'au-delà, qui vint représenter l'illustre magistrat dans le temple do la Sagesse. Quoi qu'il en soit, c'était là un coup d'audace propre à causer la plus vive sensation. Prost de Royer était mort au mois de septembre précédent, il avait été un des personnages les plus célèbres de sa ville ; ses idées avancées, son amitié avec Voltaire, sa philanthropie brouillonne, ses démêlés avec l'archevêché avaient souvent défrayé la chronique. Je vois aussi dans cette évocation l'indice d'une malice vengeresse, car Prost de Royer avait été un des plus notables membres de la Bienfaisance, il avait même présidé la loge pendant bon nombre d'années. Certes, il devait être vexant pour Willermoz d'apprendre que feu son confrère venait, outre-tombe, de déserter sa loge et que, fantôme renégat, docile à l'appel de Cagliostro, il était accouru mettre toute son autorité au service d'un ordre rival. Mais le chancelier de la Bienfaisance avait d'autres sujets d'irritation. Il savait que l'Italien le dénigrait chaque fois qu'il le pouvait, insinuant qu'il n'était qu'un ignorant dont deux louis d'or suffisaient à acheter toute la science ; et, bien que cela ne lui fût guère agréable, il affectait de rire de ces misérables propos.

Les membres de « La Sagesse » furent aussi conviés à des travaux pratiques, afin d'être initiés aux divers secrets chimiques et alchimiques de leur maître. Le comte de Cagliostro se targuait en effet de savoir faire de gros diamants avec plusieurs petits, aussi bien que multiplier l'or et l'argent. En guise de preuve il défiait les incrédules d'établir qu'aucun banquier lui eût jamais payé de lettres de change pour soutenir son train de maison. Le bon public admirait, car peu de gens pouvaient savoir, comme l'avait su Willermoz par un correspondant strasbourgeois, que c'était la fortune du prince de Rohan qui avait dernièrement réalisé le miracle de lui permettre de dépenser largement sans avoir recours aux banques. A Lyon, quelques admirateurs spécialement enthousiastes jouèrent le même rôle. J'ai rencontré il y a quelques années le descendant de l'un d'entre eux qui gardait dans des papiers de famille le souvenir désabusé des moyens extrêmement ordinaires qu'employait l'aventurier italien pour se procurer de l'argent. Malgré les perspectives brillantes qu'elles offraient, les séances d'instruction n'eurent pas grand succès. Pourtant le maître avait fait quelques frais en leur honneur. On retrouve mention, justement dans les lettres de Geille, du transport de diverses caisses, flacons de verre, journaux et machines faits pour le compte de Cagliostro et destinés à ses travaux. En fait, au lieu d'apprendre à ses adeptes la façon dont il fabriquait de l'or et dont il composait ses infaillibles remèdes, le comte leur fit simplement quelques expériences avec le mercure ; mais il ne laissa pas passer l'occasion de leur rappeler que celui qui aspire, à la science magique doit d'abord la mériter par sa pureté de cœur, sa foi sans défaut, sa patience inébranlable.

Au milieu de tout cela, la transformation de la « Sagesse » en « Sagesse triomphante » se faisait avec un plein succès. Willermoz constatait avec inquiétude, dès le début du mois de novembre : « Il nous taille ici de la besogne, car il y fait des maçons à l'égyptienne. » Aidé du fidèle Rey de Morande, Cagliostro composait le rituel, les patentes nécessaires, choisissait les uniformes verts à ganse d'or, l'emblème de l'ordre qui devait être un serpent transpercé d'une flèche ; il compulsait les plans des architectes, les devis des décorateurs et fixait la hiérarchie de l'association, dont il devait être le « Grand Cophte ».

En attendant que tout fût prêt, une grande loge d'installation eut lieu le 26 décembre dans un local provisoire. Ce fut sans doute à cette occasion que furent proclamés les noms des deux privilégiés auxquels Alexandre Ier, le Grand Cophte, se proposait de transmettre son pouvoir et qui porteraient le nom d'Alexandre II et Alexandre III. En attendant, Saint-Costard fut choisi comme vénérable. Il prit comme assesseurs Journet, Auberjois, Alquier, Rey, Magneval et Gabriel et Philippe Barthélémy. Au cours de cette séance solennelle, de riches tabliers maçonniques brodés d'or et ornés de pierreries furent offerts au comte et à la comtesse. Mais la cérémonie ne faisait que préluder à ce que serait la véritable inauguration du rite égyptien, lorsque seraient terminés aux Brotteaux les aménagements du temple de la « Sagesse triomphante » et que, revêtus de leurs uniformes neufs, rutilants de dorures et gonflés de secrets définitifs, les maçons égyptiens pourraient officiellement célébrer le succès de leur société et la gloire de leur maître.


Départ de Lyon

Cependant rien n'était terminé, ni la construction du temple ni l'instruction des fidèles, lorsque, à la fin du mois de janvier 1785, Le comte de Cagliostro, sa femme, son secrétaire, son domestique quittèrent Lyon pour Paris, d'une façon aussi inopinée qu'ils étaient venus.

À cela nul mystère. Le propre secrétaire du cardinal de Rohan avait envoyé de Paris d'inquiétantes nouvelles. Cagliostro avait appris qu'une Madame de la Motte se poussait fort avant dans les bonnes grâce du prince archevêque ; il sut probablement qu'elle se faisait fort de le réconcilier avec la reine. Quelque fût l'intérêt que le Grand Cophte portait à l'enseignement de la vraie maçonnerie, aux beautés du rite égyptien, au bonheur de l'humanité et à la gloire du seul grand Dieu, il lui était surtout utile de ne pas perdre, par sa négligence, la protection du richissime et crédule prélat. C'est pourquoi, sans plus attendre, il regagna Paris, abandonnant ses fidèles lyonnais et laissant la « Sagesse triomphante » à l'état d'ébauche.

Il n'était pas plus tôt parti que l'enthousiasme des disciples se refroidit ; des défections se produisirent, quelques-uns refusèrent de payer leurs cotisations. Bien que la « Sagesse triomphante » fût supposée diriger toute l'association, à partir de cette date les progrès du rite égyptien furent plutôt parisiens que lyonnais. Cependant, en attendant le retour du maître, la préparation du temple s'achevait, on imprimait de belles patentes qui, sous la devise « Gloire, Union, Sagesse, Bienfaisance, Prospérité », devaient à perpétuité consacrer l'inauguration de la loge de Lyon et sa primauté « par tout l'Orient et l'Occident », aussi bien que la nomination de ses premiers officiers. Les patentes restèrent en blanc, le temple fastueux ne vit pas revenir le Grand Cophte pontifier en ses murs, ainsi qu'il l'avait promis. Cagliostro ne figura qu'en buste au milieu de ses disciples abandonnés.

En août, lorsque eut lieu l'inauguration projetée, il était déjà à la Bastille. La scandaleuse affaire du Collier vint mettre un terme à l'histoire du rite égyptien à Lyon comme à Paris. La désillusion et l'oubli succédèrent au triomphe escompté.

1868.Gleichen.souvenirsJean-Baptiste Willermoz respira. Au mois d'août 1785, constatant les débuts brillants de la « Sagesse triomphante » et l'énorme popularité de son fondateur, il semblait persuadé que Cagliostro était un « maçon de l'espèce la plus dangereuse », un véritable prêtre de Baal. Mais quatre ou cinq mois plus tard il remerciait la Providence d'avoir mis un terme aux progrès du rite égyptien, et, le péril passé, jugeait les choses beaucoup moins dramatiquement. Il considérait le Grand Cophte comme un simple bateleur, qui voulait seulement « s'en faire accroire » et qui n'était pas bien dangereux. C'était l'opinion générale, on méprisait maintenant le mage qu'on avait tant admiré. Quelques fidèles obstinés persistèrent cependant dans la confiance inlassable qu'ils avaient accordée à Cagliostro, d'autres qui l'avaient connu ou avaient eu recours à lui, lui accordèrent un souvenir indulgent et amusé.

« Sa loge égyptienne en valait bien une autre, écrit le baron de Gleichen, car il a tâché de la rendre plus merveilleuse et plus honorable qu'aucune loge européenne. Elle offrait plus de charges de grands officiers que n'en avait la couronne de France, et dans le dernier grade il y avait l'apparition d'un ange derrière un paravent avec un petit garçon, auquel cet ange révélait tout ce que le premier lui demandait à la requête des spectateurs du paravent. Comme Cagliostro choisissait un enfant de beaucoup d'esprit, on a toujours été merveilleusement étonné de la sagacité de ses réponses. » [Charles-Henri, baron de Gleichen (1735-1807), Souvenirs, 1868, p. 126]

L'une de ses anciennes clientes, Mme de Charrière, tirait en peu de mots la moralité de toute cette aventure : « Je dis toujours, écrit-elle : pauvre Cagliostro ! » C'est la meilleure conclusion qu'on puisse donner à l'extravagante histoire d'un homme qui expia durement l'habileté qu'il avait à exploiter les folies de ses contemporains.

Tout de même cet intermède dans la vie laborieuse de la ville de la soie garde une certaine importance. L'aventureux Italien, par le retentissement spectaculaire de sa fondation de la « Sagesse triomphante », et par l'aide financière qu'il reçut de quelques Lyonnais, vint apporter aux francs-maçons de Lyon auprès du grand public cette renommée de faste, de richesse, de connaissances secrètes qu'ils n'avaient guère jusqu'alors. On peut se demander si ce n'est pas de lui surtout que date la réputation de la ville comme mystique capitale du mystère. Son séjour serait la première étape certaine d'une légende dont le développement est amusant à suivre. Mais décortiquer les légendes est un jeu qui a le tort d'être un peu long et de n'amuser qu'un nombre de gens fort restreint. La majorité d'entre nous aime croire ce qu'elle a toujours entendu répéter ou ce qu'on lui répète avec assez d'insistance. Laissons donc à Lyon cette réputation, romanesque, qu'elle a eu le temps d'acquérir depuis et qui s'accorde en tout cas assez bien avec la lumière voilée de son ciel brumeux.

 Source gallica.bnf.fr / BnF  : Feuilleton du Temps, 4 juillet 1942 – Cagliostro et Lyon, 3.