1942.07.04Cagliostro à Lyon

Antoine Péricaud, qui publia le premier une intéressante étude sur le séjour de Cagliostro à Lyon et qui, écrivant quarante-sept ans après l'événement, put interroger encore quelques personnes qui se souvenaient du bruit qu'il avait fait dans la ville, rapporte que des sommes énormes furent dépensées dans toutes les loges en son honneur, que des fêtes brillantes lui furent offertes et qu'on combla sa femme de présents en étoffes de soie. Son succès fut complet. Ce n'était pas d'ailleurs le premier qu'il avait remporté dans les loges. Il avait déjà fait ses écoles chez les francs-maçons de Hollande, d'Allemagne, et surtout de Courlande et de Russie. En relisant dans le livre de M. Photiadès ses diverses expériences, on ne peut qu'être frappé de la ressemblance qu'elles ont toutes, de la similitude des discours prononcés, des promesses offertes, des séances organisées. A Lyon pourtant, il prétendit fonder une société nouvelle. Ce rite, cette maçonnerie à l'égyptienne, était plutôt qu'une doctrine originale un décor inédit propre à séduire les francs-maçons avides de changement. On peut penser que c'était une invention naturelle, pour un homme qui faisait courir le bruit qu'il avait passé en Afrique des années d'initiation et qu'il possédait la science médico-chimique des pharaons. Elle parut en tout cas tout à fait étrange et savante, bien qu'il fût permis à chacun de s'initier, sans tant de frais, à la religion, à l'histoire et aux sciences de l'ancienne Egypte, ou à ce qu'on en croyait savoir, en quelques livres fort courants.

Quoi qu'il en soit, parmi les nombreux candidats qui brûlaient de partager sa science, Cagliostro choisit quelques disciples privilégiés. Douze, comme l'avait fait le Christ, ou quatorze, comme le croit Willermoz. Peu importe. Il fallait surtout que les élus fussent assez fortunés, car l'initiation coûtait à chacun d'eux environ quatre à cinq cents livres. Le maître devait les payer de leurs peines par des discours, des séances magiques et des travaux alchimiques.

1830.PericaudPour le premier point, nous sommes assurés qu'ils en eurent pour leur argent. Cagliostro était extrêmement bavard, il avait une capacité d'éloquence véritablement surprenante, un bagout étonnant. Discourir plusieurs heures de suite n'était qu'un jeu pour lui. La lettre de Willermoz nous en apporte un dernier témoignage. On peut imaginer facilement de quoi il était capable au milieu d'un cercle d'auditeurs attentifs et béants d'admiration. Les Lyonnais purent donc entendre de grandiloquentes dissertations traitant de Dieu, du bien et du mal, des mystères de la foi, du rite égyptien et de sa propre grandeur. Cagliostro avait l'habileté élémentaire d’entremêler ses discours de démonstrations de respect envers les souverains de la France et les pouvoirs établis. Peut-être aussi, averti qu'il était que beaucoup de ses disciples lyonnais - les Magneval entre autres - étaient de pieux catholiques, s'efforça-t-il de modérer ses divagations à propos du christianisme. Mais j'en doute un peu, car il avait la manie de se comparer à Jésus-Christ afin de faire remarquer à tout propos et hors de propos quelle parité de puissance, d'importance et de destin existait entre lui et le fils de Dieu. Cette habitude, qui faisait « frémir d'horreur » le bon Lavater, faisait toujours son petit effet. C'est ainsi qu'il annonça à Lyon, dans la première assemblée de ses fidèles, que l'un d'eux, comme l'avait fait l'un des douze apôtres, le trahirait et qu'il serait pareillement puni par la main de Dieu. Le traître fut, paraît-il, un certain Figuerlin, riche marchand, qui abandonna la société avant d'avoir payé ses cotisations, et qui l'année suivante - la main de Dieu ayant emprunté celle d'un cambrioleur - fut volé de plus de 400.000 livres.

Témoignages

Si nous en croyons les témoignages qui nous sont parvenus, Cagliostro ne semble pas s'être mis, à Lyon, en grands frais d'imagination pour renouveler ses effets. Était-ce la peine ? En représentation, comme en petit comité, les bons vieux moyens éprouvés provoquaient toujours la stupeur admirative de l'entourage. Aussi, comme l'avait toujours fait avant lui Saint-Germain, et comme lui-même l'avait toujours fait dans tous les lieux où l'avait conduit son extravagante fortune, il insinua à tout venant qu'il vivait depuis des milliers d'années, il parla familièrement de Moïse, de Jésus-Christ. Est-ce à Strasbourg en présence d'un Lyonnais digne de foi, ou à Lyon même devant le Christ de la chapelle du Gonfalon, qu'il s'écria : « C'est bien lui, ressemblance parfaite. Je lui avais bien prédit qu'il finirait ses jours sur un gibet. Ah ! si celui-là avait suivi mon conseil, ils ne l'auraient pas cloué là. » L'anecdote nous arrive toute semblable de deux sources différentes. Mais il n'y a pas de raison de douter de l'une ou de l'autre, car on ne voit pas pourquoi Cagliostro n'aurait pas osé cette galéjade de mauvais goût à Lyon aussi bien qu'à Strasbourg. Son valet, bien stylé, répondait à ceux qui s'informaient depuis combien de temps il était à son service : « Je le servais déjà aux noces de Cana. »

Quelques séances spectaculaires, où se produisirent des phénomènes mystérieux, eurent lieu pour l'édification de ses fidèles. Là encore il employa sa méthode favorite, aidé de paravents et d'innocentes « colombes ». La seule des fantasmagories dont la mémoire ait subsisté à Lyon est celle où il fit apparaître l'ombre du défunt lieutenant de police Prost de Royer. Nous pensons qu'il le fit apparaître, faute de renseignements plus précis. En fait nous ne savons pas du tout si ce fut un fantôme ou une voix de l'au-delà, qui vint représenter l'illustre magistrat dans le temple do la Sagesse. Quoi qu'il en soit, c'était là un coup d'audace propre à causer la plus vive sensation. Prost de Royer était mort au mois de septembre précédent, il avait été un des personnages les plus célèbres de sa ville ; ses idées avancées, son amitié avec Voltaire, sa philanthropie brouillonne, ses démêlés avec l'archevêché avaient souvent défrayé la chronique. Je vois aussi dans cette évocation l'indice d'une malice vengeresse, car Prost de Royer avait été un des plus notables membres de la Bienfaisance, il avait même présidé la loge pendant bon nombre d'années. Certes, il devait être vexant pour Willermoz d'apprendre que feu son confrère venait, outre-tombe, de déserter sa loge et que, fantôme renégat, docile à l'appel de Cagliostro, il était accouru mettre toute son autorité au service d'un ordre rival. Mais le chancelier de la Bienfaisance avait d'autres sujets d'irritation. Il savait que l'Italien le dénigrait chaque fois qu'il le pouvait, insinuant qu'il n'était qu'un ignorant dont deux louis d'or suffisaient à acheter toute la science ; et, bien que cela ne lui fût guère agréable, il affectait de rire de ces misérables propos.

Les membres de « La Sagesse » furent aussi conviés à des travaux pratiques, afin d'être initiés aux divers secrets chimiques et alchimiques de leur maître. Le comte de Cagliostro se targuait en effet de savoir faire de gros diamants avec plusieurs petits, aussi bien que multiplier l'or et l'argent. En guise de preuve il défiait les incrédules d'établir qu'aucun banquier lui eût jamais payé de lettres de change pour soutenir son train de maison. Le bon public admirait, car peu de gens pouvaient savoir, comme l'avait su Willermoz par un correspondant strasbourgeois, que c'était la fortune du prince de Rohan qui avait dernièrement réalisé le miracle de lui permettre de dépenser largement sans avoir recours aux banques. A Lyon, quelques admirateurs spécialement enthousiastes jouèrent le même rôle. J'ai rencontré il y a quelques années le descendant de l'un d'entre eux qui gardait dans des papiers de famille le souvenir désabusé des moyens extrêmement ordinaires qu'employait l'aventurier italien pour se procurer de l'argent. Malgré les perspectives brillantes qu'elles offraient, les séances d'instruction n'eurent pas grand succès. Pourtant le maître avait fait quelques frais en leur honneur. On retrouve mention, justement dans les lettres de Geille, du transport de diverses caisses, flacons de verre, journaux et machines faits pour le compte de Cagliostro et destinés à ses travaux. En fait, au lieu d'apprendre à ses adeptes la façon dont il fabriquait de l'or et dont il composait ses infaillibles remèdes, le comte leur fit simplement quelques expériences avec le mercure ; mais il ne laissa pas passer l'occasion de leur rappeler que celui qui aspire, à la science magique doit d'abord la mériter par sa pureté de cœur, sa foi sans défaut, sa patience inébranlable.

Au milieu de tout cela, la transformation de la « Sagesse » en « Sagesse triomphante » se faisait avec un plein succès. Willermoz constatait avec inquiétude, dès le début du mois de novembre : « Il nous taille ici de la besogne, car il y fait des maçons à l'égyptienne. » Aidé du fidèle Rey de Morande, Cagliostro composait le rituel, les patentes nécessaires, choisissait les uniformes verts à ganse d'or, l'emblème de l'ordre qui devait être un serpent transpercé d'une flèche ; il compulsait les plans des architectes, les devis des décorateurs et fixait la hiérarchie de l'association, dont il devait être le « Grand Cophte ».

En attendant que tout fût prêt, une grande loge d'installation eut lieu le 26 décembre dans un local provisoire. Ce fut sans doute à cette occasion que furent proclamés les noms des deux privilégiés auxquels Alexandre Ier, le Grand Cophte, se proposait de transmettre son pouvoir et qui porteraient le nom d'Alexandre II et Alexandre III. En attendant, Saint-Costard fut choisi comme vénérable. Il prit comme assesseurs Journet, Auberjois, Alquier, Rey, Magneval et Gabriel et Philippe Barthélémy. Au cours de cette séance solennelle, de riches tabliers maçonniques brodés d'or et ornés de pierreries furent offerts au comte et à la comtesse. Mais la cérémonie ne faisait que préluder à ce que serait la véritable inauguration du rite égyptien, lorsque seraient terminés aux Brotteaux les aménagements du temple de la « Sagesse triomphante » et que, revêtus de leurs uniformes neufs, rutilants de dorures et gonflés de secrets définitifs, les maçons égyptiens pourraient officiellement célébrer le succès de leur société et la gloire de leur maître.