Départ de Lyon
Cependant rien n'était terminé, ni la construction du temple ni l'instruction des fidèles, lorsque, à la fin du mois de janvier 1785, Le comte de Cagliostro, sa femme, son secrétaire, son domestique quittèrent Lyon pour Paris, d'une façon aussi inopinée qu'ils étaient venus.
À cela nul mystère. Le propre secrétaire du cardinal de Rohan avait envoyé de Paris d'inquiétantes nouvelles. Cagliostro avait appris qu'une Madame de la Motte se poussait fort avant dans les bonnes grâce du prince archevêque ; il sut probablement qu'elle se faisait fort de le réconcilier avec la reine. Quelque fût l'intérêt que le Grand Cophte portait à l'enseignement de la vraie maçonnerie, aux beautés du rite égyptien, au bonheur de l'humanité et à la gloire du seul grand Dieu, il lui était surtout utile de ne pas perdre, par sa négligence, la protection du richissime et crédule prélat. C'est pourquoi, sans plus attendre, il regagna Paris, abandonnant ses fidèles lyonnais et laissant la « Sagesse triomphante » à l'état d'ébauche.
Il n'était pas plus tôt parti que l'enthousiasme des disciples se refroidit ; des défections se produisirent, quelques-uns refusèrent de payer leurs cotisations. Bien que la « Sagesse triomphante » fût supposée diriger toute l'association, à partir de cette date les progrès du rite égyptien furent plutôt parisiens que lyonnais. Cependant, en attendant le retour du maître, la préparation du temple s'achevait, on imprimait de belles patentes qui, sous la devise « Gloire, Union, Sagesse, Bienfaisance, Prospérité », devaient à perpétuité consacrer l'inauguration de la loge de Lyon et sa primauté « par tout l'Orient et l'Occident », aussi bien que la nomination de ses premiers officiers. Les patentes restèrent en blanc, le temple fastueux ne vit pas revenir le Grand Cophte pontifier en ses murs, ainsi qu'il l'avait promis. Cagliostro ne figura qu'en buste au milieu de ses disciples abandonnés.
En août, lorsque eut lieu l'inauguration projetée, il était déjà à la Bastille. La scandaleuse affaire du Collier vint mettre un terme à l'histoire du rite égyptien à Lyon comme à Paris. La désillusion et l'oubli succédèrent au triomphe escompté.
Jean-Baptiste Willermoz respira. Au mois d'août 1785, constatant les débuts brillants de la « Sagesse triomphante » et l'énorme popularité de son fondateur, il semblait persuadé que Cagliostro était un « maçon de l'espèce la plus dangereuse », un véritable prêtre de Baal. Mais quatre ou cinq mois plus tard il remerciait la Providence d'avoir mis un terme aux progrès du rite égyptien, et, le péril passé, jugeait les choses beaucoup moins dramatiquement. Il considérait le Grand Cophte comme un simple bateleur, qui voulait seulement « s'en faire accroire » et qui n'était pas bien dangereux. C'était l'opinion générale, on méprisait maintenant le mage qu'on avait tant admiré. Quelques fidèles obstinés persistèrent cependant dans la confiance inlassable qu'ils avaient accordée à Cagliostro, d'autres qui l'avaient connu ou avaient eu recours à lui, lui accordèrent un souvenir indulgent et amusé.
« Sa loge égyptienne en valait bien une autre, écrit le baron de Gleichen, car il a tâché de la rendre plus merveilleuse et plus honorable qu'aucune loge européenne. Elle offrait plus de charges de grands officiers que n'en avait la couronne de France, et dans le dernier grade il y avait l'apparition d'un ange derrière un paravent avec un petit garçon, auquel cet ange révélait tout ce que le premier lui demandait à la requête des spectateurs du paravent. Comme Cagliostro choisissait un enfant de beaucoup d'esprit, on a toujours été merveilleusement étonné de la sagacité de ses réponses. » [Charles-Henri, baron de Gleichen (1735-1807), Souvenirs, 1868, p. 126]
L'une de ses anciennes clientes, Mme de Charrière, tirait en peu de mots la moralité de toute cette aventure : « Je dis toujours, écrit-elle : pauvre Cagliostro ! » C'est la meilleure conclusion qu'on puisse donner à l'extravagante histoire d'un homme qui expia durement l'habileté qu'il avait à exploiter les folies de ses contemporains.
Tout de même cet intermède dans la vie laborieuse de la ville de la soie garde une certaine importance. L'aventureux Italien, par le retentissement spectaculaire de sa fondation de la « Sagesse triomphante », et par l'aide financière qu'il reçut de quelques Lyonnais, vint apporter aux francs-maçons de Lyon auprès du grand public cette renommée de faste, de richesse, de connaissances secrètes qu'ils n'avaient guère jusqu'alors. On peut se demander si ce n'est pas de lui surtout que date la réputation de la ville comme mystique capitale du mystère. Son séjour serait la première étape certaine d'une légende dont le développement est amusant à suivre. Mais décortiquer les légendes est un jeu qui a le tort d'être un peu long et de n'amuser qu'un nombre de gens fort restreint. La majorité d'entre nous aime croire ce qu'elle a toujours entendu répéter ou ce qu'on lui répète avec assez d'insistance. Laissons donc à Lyon cette réputation, romanesque, qu'elle a eu le temps d'acquérir depuis et qui s'accorde en tout cas assez bien avec la lumière voilée de son ciel brumeux.
Source gallica.bnf.fr / BnF : Feuilleton du Temps, 4 juillet 1942 – Cagliostro et Lyon, 3.