1942.07.03.Le TempsRencontre entre Cagliostro et Willermoz

À Strasbourg, comme à Bordeaux, Cagliostro avait pu rencontrer des membres de la Stricte Observance allemande qui avaient pu lui donner l'idée de taire la connaissance du chancelier de Lyon. Bordeaux même avait été le lieu où avait vécu, avant de quitter la France, le fondateur des « Elus Cohens », Martines de Pasqually, maître de Willermoz es sciences secrètes ; c'était là qu'habitait encore un de ses disciples les plus fervents. Mais je ne crois pas qu'il reçut grands renseignements de ce côté-là. La preuve en est que l'Italien ne semble pas avoir eu la moindre idée de ce qu'étaient les convictions de l'homme qu'il désirait séduire ni du but final qu'il poursuivait. Le plus simple est donc de penser que Cagliostro qui avait pris à Bordeaux un secrétaire d'origine lyonnaise, un certain Rey de Morande, se laissa déterminer par lui à tenter cette démarche. Rey, en effet, ainsi que plusieurs de ses parents, appartenait à l'ancienne loge lyonnaise de la Sagesse, qu'avait longtemps dirigée un ami intime de Willermoz et que peuplaient encore bon nombre de ses anciens confrères. Ce fut lui certainement, qui, voyant son maître enclin à délaisser le métier de guérisseur pour tenter sa chance dans les loges, lui parla de la réputation dont jouissait son compatriote, fit naître en lui le désir de gagner un tel homme à la cause du rite égyptien, pour mieux en assurer le succès.

Willermoz répondit volontiers à l'appel de l'énigmatique comte Phoenix. Il était trop avide de toute espèce de révélation, trop curieux d'étrangeté pour hésiter devant un tel message.

Que vit-il, sitôt introduit dans la chambre de l'hôtel de la Reine qu'occupait l'étranger ? Un petit homme gras, noir, laid, au type italien fortement accusé, à la physionomie mobile et si expressive qu'elle valait, au dire de Lavater, « une douzaine de physionomies ordinaires ». L'allure, l'accent, les manières du personnage le renseignèrent immédiatement. Il était trop au courant de l'actualité pour hésiter plus longtemps, et reconnut le fameux comte de Cagliostro. L'autre d'ailleurs ne le nia point.

Nous avons le récit de cette entrevue et des conversations qui suivirent par Jean-Baptiste Willermoz lui-même, qui en narra l'essentiel à deux de ses correspondants : au landgrave Charles de Hesse, l'un des princes allemands qui présidaient aux destinées de la Stricte Observance, dans une lettre du 6 novembre 1785 ; et au duc d'Havré de Croy, qui officiellement était le grand maître maçonnique de la province d'Auvergne. Mais il écrivit à ce dernier d'une façon toute protocolaire, tandis que la lettre au prince de Hesse, malgré le médiocre talent épistolaire du Lyonnais, reste extrêmement évocatrice et toute remplie de vivants détails.

revue.metapsychique.RijnberkPour mettre en confiance son visiteur et le frapper tout de suite d'admiration, Cagliostro tint à lui présenter ses titres maçonniques. Il lui apprit qu'il avait dans l'Art Royal les meilleurs répondants, car il avait été reçu maçon « sous la grande pyramide d'Egypte », tout comme Moyse « qui en était sorti il y a deux cent trente-neuf ans, qu'il le savait très bien et qu'il devait bien le savoir ». Le récit de Willermoz est plus savoureux que toute espèce de paraphrase :

« Il me dit qu'il avait renoncé à la médecine qui lui faisait des ennemis partout ; qu'il ne voulait plus s'occuper qu'à instruire des maçons bien choisis ; qu'il possédait la seule vraie maçonnerie du rite égyptien, qui apprenait à travailler pour la gloire du seul grand Dieu, pour le bonheur de soi-même et pour celui du prochain ; que par la grande estime qu'il avait pour moi, depuis longtemps, que mon nom lui était bien connu, il voulait me rendre le dépôt spécial de toutes ses profondes connaissances et m'établir principal instructeur de son rite pour tout renvoyer ensuite à moi ; qu'il me donnerait des preuves de son savoir, et a ajouté ces mots : « Non verbis sed factis et operibus probo. »
« Je lui demandai de quel genre de science seraient ses preuves, il me répondit : « Qui potest majus potest minus ».
« Je lui dis que n'ayant jamais eu d'attraits pour les sciences naturelles dites le « minus », dont nous venions de parler, j'acceptais ses preuves pour celles surnaturelles, dites le « majus », mais que je me réservais d'être présent à son opération, que je me tiendrais à cette distance de lui qu'il voudrait, mais que je voulais avoir les yeux sur sa personne pendant qu'il opérait.
« Ma réponse ne lui plut pas ; cependant, après bien des objections, il accepta ma proposition et me promit formellement ses preuves, et de les donner incessamment.
« Après quatre heures d'entretien nous nous séparâmes ».

Les conditions que son visiteur imposait avaient toutes sortes de raisons pour ne guère satisfaire Cagliostro. C'est que l'ingénieux Italien avait mis au point depuis plusieurs années, pour produire des phénomènes surnaturels, une technique qui avait fait ses preuves. Comme tout bon escamoteur, il lui fallait quelques accessoires et un aide pour faire naître les prodiges. L'aide était généralement une jeune fille dite « Colombe », ou bien un jeune garçon, le « pupille » ; les accessoires : un paravent ou un rideau. Les assistants, relégués au-delà d'une ligne qu'ils ne devaient pas franchir, ne saisissaient pas grand'chose du processus magique. La colombe restait souvent cachée, et Cagliostro lui-même disparaissait de temps en temps, pour mieux faire éclater le miracle.
On pouvait difficilement concilier cette méthode avec les exigences de Willermoz. Cependant l'Italien ne voulait pas paraître embarrassé. Un nouveau rendez-vous fut pris pour le lendemain.

« Nous en avons eu de semblables pendant les quatre jours suivants, attendant tous les jours les preuves qui n'arrivaient point, mais dont la promesse était solennellement renouvelée tous les jours. J'employais le temps de ces entretiens à saisir ce qui lui échappait pour connaître ses principes, sa doctrine, sa morale, et l'espèce de ses connaissances, autant néanmoins que la réserve qu'il y mettait encore pouvait le permettre. J'en connus bientôt assez pour savoir que nous ne pouvions pas sympathiser personnellement, ni ses connaissances avec les miennes ; mais j'étais curieux de voir de quelle espèce seraient ses preuves, ce qui me faisait prendre patience, et il les renvoya toujours à un autre jour. Dès notre première entrevue, ne voulant pas lui donner droit de me demander la communication de mes propres connaissances, je lui avais dit que je n'avais que de simples notions qui me suffiraient pour apprécier ses preuves, mais que je n'avais pas de connaissances positives, et que j'étais charmé de l'occasion d'en acquérir auprès de lui.
« Le quatrième jour il se plaignit, à celui qui m'avait conduit auprès de lui, de ma réserve ; qu'il voyait bien par mes réponses et par les questions que je lui faisais que je n'étais pas ignorant sur les matières autant que j'affectais de le paraître ; que je restais boutonné sans me laisser entamer d'aucun côté, et que cela lui déplaisait. Je vis par là qu'il fallait en venir au dénouement, mais je me voulais pas rompre les conférences sans l'avoir fait expliquer sur sa croyance en la nature de Jésus-Christ. »

C'était faire à Cagliostro beaucoup d'honneur.

« Dans la première conférence qui suivit cet avis et qui a été notre dernière, je lui fis une question ad hoc sur ce point. Il parut embarrassé et hésita. Il termina cependant par déclarer que Jésus-Christ n'est pas Dieu, qu'il était seulement fils de Dieu, comme lui Cagliostro et un philosophe. Je lui demandais comment donc il expliquait tels et tels passages de l'Evangile qu'il avait nommés quelquefois ; il prétendit que tous ces versets étaient faux et ajoutés au texte. Il me demanda à mon tour quelle était ma croyance. Je lui fis ma profession de foi. Dès ce moment il ne voulut plus me donner de preuves, à cause de cette différence de croyance. »

En fait Cagliostro, sentant que la partie était perdue, dut se sentir enchanté d'avoir un semblant de prétexte pour revenir sur ses promesses et se débarrasser à la fois d'une situation gênante et d'un visiteur importun.

« J'eus beau lui objecter qu'elle n'empêchait pas les faits qu'il m'avait offerts comme preuves de son savoir. Il persista dans son refus, mais cependant de manière à me retenir auprès de lui en me les faisant désirer davantage. Je le sommais de sa parole. Il prétendit que je l'avais extorquée. Je le rembrouai fermement sur le mot et sur la chose.
« Ce fut alors que, perdant toute mesure, il prit le ton de hauteur et d'arrogance qui lui est familier pour subjuguer ceux qui paraissent prêts à lui échapper, ce qui lui a réussi fort souvent. Mais je lui fis connaître que ce ton-là ne m'en imposait pas.
« Est-ce donc, me dit-il, que vous seriez venu pour juger le comte de Cagliostro ? Apprenez que personne ne peut juger le comte de Cagliostro, qu'il peut se dire comte, duc ou prince, tout comme il lui plaît.
« Je lui répondis que je ne lui avais manqué de rien, que je savais autant que personne respecter les rangs distingués dans l'ordre de la société humaine ; mais quant aux objets qui nous avaient rapprochés depuis quelques jours, fut-il le premier potentat de la terre, je ne voyais en lui qu'un homme, comme moi, qui devait savoir tenir sa parole ; que je le sommais pour la dernière fois et que s'il ne la tenait pas, loin de me prouver son savoir, il prouverait au contraire que ses ennemis (dont il s'était plaint) avaient raison, et que je lui laissais le temps d'y penser jusqu'au jour qu'il voudrait m'indiquer pour cela ; que je suspendrais jusque-là mon jugement définitif sur son compte, mais qu'avant de nous séparer je voulais savoir sur quoi compter.
« Il prit alors le ton de colère et refusa encore.
« Sur quoi je lui dis que j'en avais assez vu et entendu pour savoir ce que je devais penser et qu'il ne me reverrait plus chez lui. Comme je me retirais après cinq heures de conférences ce jour-là, il me jura de colère qu'il ne quitterait pas Lyon sans m'avoir donné [des] preuves [et] que je ne nierais pas son savoir. Je lui dis que je l'en défiais et que de quelque espèce qu'elles fussent je ne les craignais pas. Il parut bien me comprendre. Je ne l'ai pas revu. Il partit trois mois après pour Paris et je n'ai pas encore reçu de sa part aucune preuve. »