Arrivée de Cagliostro à Lyon
Le 20 octobre 1784 un voyageur avec sa maisonnée, venant de Bordeaux, arrivait à Lyon et s'installait à l'hôtel de la Reine, sur le quai Saint-Clair. Il se faisait appeler le comte Phoenix. Ce nom sentait le pseudonyme d'une lieue. D'ailleurs, pour que nul n'ignorât la personnalité qu'il cachait, des gazettes avaient pris soin d'informer le public que c'était sous ce nom que voulait désormais être connu le comte Alexandre de Cagliostro. Le fameux thaumaturge entendait faire comprendre clairement que, tel l'oiseau fabuleux qui renaît de ses cendres, il avait définitivement enterré le vieil homme et que c'était un homme nouveau, tout animé d'intentions neuves, qui arrivait sur les bords du Rhône et de la Saône.
Tout le monde sait quelles étaient ces intentions et que pendant les quelques mois qu'il resta à Lyon, d'octobre 1784 à février 1785, il employa son temps à fonder un ordre maçonnique tout à fait sublime et inédit : le rite égyptien, dont la loge-mère, dite « La Sagesse triomphante », devait avoir Lyon comme siège et centre de rayonnement. Les biographes de cet étonnant personnage ont donné maints détails aussi bien sur ses succès de magicien que sur le luxe théâtral de la loge construite aux Brotteaux, ils ont disserté sur le rite égyptien, décrit les costumes verts des adeptes. Mais ils semblent ne pas s'être étonnés du fait lui-même - pourtant assez surprenant - que, désirant abandonner la carrière de guérisseur pour celle de directeur-fondateur d'ordre maçonnique, Cagliostro ait choisi justement une ville où il n'avait ni relations ni fidèles.
Certes, il est vain de chercher les causes qui dirigent les actions des personnes inspirées. Car les unes ne relèvent pas de la sagesse humaine et les autres, celles dont l'activité est pour ainsi dire professionnelle et qui vivent de la curiosité et de l'admiration de leurs contemporains, doivent se laisser guider non par la logique ou le simple bon sens, mais par les réactions de leur clientèle, et par leur instinct publicitaire, ce qui met dans leur conduite un certain imprévu. Cagliostro avait toujours bien compris les nécessités de sa carrière. Même ne tenant pas compte des circonstances où la plus élémentaire prudence lui recommandait de partir, il savait qu'il y avait toutes sortes de bonnes raisons pour ne pas mettre trop longtemps à l'épreuve le même public. Ainsi avait-il erré à travers l'Europe, d'Italie en France, d'Angleterre en Allemagne, poursuivant avec fruit la popularité jusqu'en Pologne et en Russie. Depuis 1781 il avait partagé son temps entre Paris, Strasbourg et Bordeaux, avec un court voyage vers sa terre natale. En 1784 il avait annoncé son intention de gagner l'Angleterre lorsque, renonçant à son projet, il vint s'installer à Lyon.
Tout de même, on se demande pourquoi.
Je sais qu'on explique d'habitude ce voyage par le fait que, Lyon étant à l'époque un centre mystico-maçonnique de brillante renommée, il ne pouvait trouver un meilleur endroit pour y installer une nouvelle loge avec le maximum de chances de succès. Mais la question est de savoir si Lyon avait bien, en 1784, une pareille réputation. M. Constantin Photiadès, le plus érudit et le plus spirituel des biographes de Cagliostro, semble n'en pas douter :
« C'était Lyon qui, après la capitale, écrit-il page 252, exerçait une attraction sur les centres maçonniques de France. C'était à Lyon que le vicaire de la Stricte Observance, le baron de Weiller, venait d'inaugurer en grande pompe le chapitre de la province d'Auvergne. Les frères de Lyon se distinguaient entre tous par leur savoir, leur ferveur, leur munificence ; aucune cité en France n'accueillait aussi favorablement les nouveautés ésotériques. »
N'exagérons pas. Car enfin, à cette époque, presque toutes les grandes villes de France et d'Europe accueillaient avec ferveur les « nouveautés ésotériques », et l'histoire même de Cagliostro contribuerait, si cela était nécessaire, à prouver ce fait bien connu. Lyon ne jouissait à ce point de vue spécial d'aucun privilège, tout au contraire. Elle n'avait pas attiré l'immortel Saint-Germain, qui pourtant se vantait, entre autres pouvoirs merveilleux, de savoir teindre la soie d'une façon aussi magique que solide et qui, semble-t-il, aurait trouvé là un centre favorable à l'exercice de ses talents. Casanova traversa plusieurs fois la ville sans s'attarder pour y chercher des protecteurs ou des dupes. Elle ne fut jamais un lieu d'apparition, comme Leipzig au temps où le cabaretier Schraepfer, dans les fumées de son arrière-boutique, faisait naître des prodiges ; il ne s'y trouvait aucun cercle d'alchimistes réputés ; ce n'était pas à Lyon, mais à Paris que Mesmer avait inauguré sa thérapeutique aventureuse ; aucun philosophe n'y enseignait de psychologie originale ou de système mystique comme le Suédois Swedenborg ou le Suisse Lavater.
On se demande aussi quels noms ou quels faits peuvent étayer sa conviction que les maçons lyonnais étaient fervents et munificents. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'avant l'arrivée de Cagliostro ils n'avaient eu aucune occasion d'en faire preuve.
L'attraction même que la ville, en tant que centre important, pouvait exercer sur les loges de la région, avait certes existé. Mais c'était de l'histoire ancienne. Son influence avait fort baissé depuis que la restauration de l'ordre maçonnique en 1772 avait fait admettre la suprématie du Grand Orient de Paris.
Cependant, le voyage du baron de Weiller aurait été un événement qui consacrerait la primauté de Lyon en matière de franc-maçonnerie. Encore faut-il remarquer que le voyage en question avait eu lieu quelque dix ans auparavant. Ceci étant, l'argument paraît sans réplique parce que personne, sauf de malheureux spécialistes, ne se soucie de ce qu'était au juste cet Allemand. Pourtant il ne faudrait pas s'imaginer - malgré le beau titre que lui décerne l'auteur des Vies de Cagliostro - que le personnage tenait une place importante dans la direction de son ordre. En fait, c'était un simple aventurier qui s'efforçait de trouver dans la maçonnerie une source de revenus et qui s'était institué, de sa propre autorité, l'intermédiaire intéressé de tous les étrangers qui voulaient se faire affilier au rite allemand. Il se fit le commis voyageur de son ordre et porta à Strasbourg, Nancy, Lyon, Montpellier, Bordeaux, ses secrets, ses bijoux, ses décorations, ses rituels, ses règlements. Sa tournée de propagande le mena même en Italie du Nord, où il mourut, juste un an après sa visite à Lyon. On voit donc que le voyage en question n'avait eu aucune signification particulière. Quant à la pompe avec laquelle les Lyonnais le reçurent... mieux vaut penser que le terme est ironique, car la vingtaine de personnes qui avaient fait les frais de son voyage n'avaient ni l'envie ni les moyens de faire des dépenses excessives ; elles eurent même pas mal de peine à payer ce que coûta l'initiation. Tout se borna à quelques réunions privées et à un cordial dîner d'adieu.
Ce n'est donc pas le voyage de Weiller, vieux de dix ans, qui avait pu en rien attirer l'attention de Cagliostro.
Ce qui ne veut pas dire que Lyon était, en 1784, le modèle des villes raisonnables et qu'elle avait su se garder des folies à la mode. Là comme partout de nombreuses loges de francs-maçons s'étaient ouvertes, qui groupaient bon nombre de notables. La principale société était celle du Grand Orient. Le régime allemand qu'avait instauré Weiller comptait une seule loge : « La Bienfaisance. » L'ordre des « Elus Cohens », qu'on cite aussi parfois pour parfaire la gloire ésotérique de Lyon, avait quatre ou cinq affiliés dans la ville. Mais à cette date pouvait-on encore parler de cet ordre ? La petite société, sans directeur, sans loges, sans travaux réguliers, ne survivait plus que dans le cœur de quelques fidèles.
Ce court abrégé ne peut d'ailleurs donner qu'une idée imparfaite de la vie secrète de Lyon ; bien d'autres ordres et d'autres sociétés pseudo-maçonniques y eurent sûrement, dans le cours du dix-huitième siècle, quelques petits cercles plus ou moins prospères. Dernièrement, en parcourant un recueil d'anciennes lettres provenant d'un certain Geille [Charles Geille Saint-Léger de Bonrecueille (1753-1818), Inspecteur des Douanes, Inspecteur Principal et de 1ère Classe des Douanes Impériales à La Ciotat], commerçant de La Ciotat, qui séjourna à Lyon quatorze ans avant la Révolution, je trouvai mention d'une « arche » lyonnaise de Philosophes inconnus, société mystique dont tous les grades étaient d'allure nautique. Elle était gouvernée de Paris par le célèbre Etteila, grand amiral de toute une flotte symbolique, qu'il était censé conduire vers la science absolue au moyen des cartes et des calculs cabalistiques. Une « arche » de même espèce existait aussi à Grenoble. Le tout d'ailleurs semble n'avoir été, comme tant d'autres sociétés excentriques, que la distraction confidentielle d'un petit nombre d'amis. Ce qui, à Lyon, en cette année 84, agitait le plus le bon public avide de nouveautés, c'était la découverte de Mesmer, depuis que des magnétiseurs y étaient venus appliquer ses traitements et pratiquer ses expériences. Rien de tout cela n'était d'ailleurs remarquable. Lyon ne faisait que suivre la mode d'un siècle qui fut, on le sait, extrêmement fécond en confréries excentriques, comme il fut avide de merveilleuses recherches et de secrets exaltants.
Il me semblait donc improbable que Cagliostro fût venu à Lyon attiré par une renommée que la ville était alors bien loin de posséder, et j'aurais cru que le hasard ou le désir de changer l'y avait seul conduit, si un article de M. Van Rijnberk paru en 1934 dans la Revue métapsychique (1) n'avait éclairé pleinement ce léger mystère. Grâce à cet érudit hollandais, grand découvreur et rassembleur de textes du dix-huitième siècle qui se rapportent à l'occultisme, nous savons maintenant que Cagliostro vint à Lyon pour tenter une démarche précise, et que ce n'était, pas la réputation de la ville qui l'attirait, mais bien celle d'un de ses habitants : celle du négociant Jean-Baptiste Willermoz.
La preuve en est que le lendemain de son arrivée il envoya vers ce Lyonnais un messager pour le prier de venir le trouver en toute urgence, afin de recevoir d'importantes propositions. On ne peut mieux marquer que son voyage n'avait pas de but plus pressant.
Ce Willermoz, qui était-il, qui pût justifier la démarche de Phoenix Cagliostro ?
Source gallica.bnf.fr / BnF : Feuilleton du Temps - 1 juillet 1942 - Alice Joly, Cagliostro et Lyon