[Chateaubriand, La Harpe, Bernardin de Saint-Pierre]

L'utilité de Saint-Martin était toute dans la conversation intime, dans la discussion fine des questions religieuses et morales qui s'agitaient alors. Je ne trouve pas qu'à cet égard ses contemporains distingués aient assez songé à profiter de lui. M. de Chateaubriand, par exemple, qu'il eut occasion de voir vers l'époque d'Atala et du Génie du christianisme, et à qui il adressa de belles observations critiques dans son Ministère de l'Homme-Esprit (observations que M. de Chateaubriand ne lut jamais) ; n'avait gardé de Saint-Martin qu'un souvenir inexact et infidèle ; il lui est arrivé de travestir étrangement, dans un passage des Mémoires, la rencontre qu'il eut avec lui ; et lorsqu'il eut été averti par moi-même que Saint-Martin avait parlé précisément de cette rencontre et en des termes bien différents, il ne répara qu'à demi une légèreté dont il ne s'apercevait pas au degré où elle saute aujourd'hui à tous les yeux. Il parle de lui absolument comme si c'était [223] un sorcier avec qui on l'eût fait dîner (6). Saint-Martin vit La Harpe depuis sa conversation ; il le trouva plus sincère qu'éclairé ; mais cette connaissance eut peu de suite. Ainsi pour le prétendu athée Lalande, ainsi pour l'illuminé Cazotte ; les divers articles de Saint-Martin sur ces personnages et sur plusieurs autres seraient curieux à extraire :

« Bernardin de Saint-Pierre, de l'Institut, dit-il me paraît un excellent homme. Nous avons dîné ensemble chez nos bonnes amies Maisonneuve. Il est toujours persuadé de la perfection de la nature, et il travaille à en peindre les Harmonies. Je voudrais bien savoir comment il s'y prendra pour nous peindre les harmonies de la colique, du buhon-upas, du serpent à sonnettes et de tous les insectes malfaisants ». [Mon Portrait, 1008].

Saint-Martin se séparait profondément de Bernardin de Saint-Pierre en ce que, religieux comme lui, il croyait de plus à la chute, à une nature gâtée et corrompue et portant l'empreinte du mal ; il croyait en un mot que, dans l'univers tel qu'il est, il y a et il y aura toujours quantités de désharmonies, jusqu'à ce que le maître, le divin réparateur vienne remonter la lyre et en rajuster les cordes sacrées. – La douleur, dans l'homme et hors de l'homme, lui paraissait le cri universel, et il eût dit volontiers avec l'Apôtre : « Toutes les créatures soupirent et sont comme dans le travail de l'enfantement, attendant avec grand désir la manifestation des enfants de Dieu. »