Lundi, 16 juin 1854

[Strasbourg]

On ne peut se dissimuler que Saint-Martin, avant la Révolution, n'ait été un théosophe d'une espèce particulière et suivant le grand monde. Il y avait eu un temps, au commencement du siècle, où les grandes dames avaient auprès d'elles leur bel esprit, puis un autre temps où elles avaient leur géomètre, puis leur philosophe ; vers la fin, quelques princesses avaient renchéri sur ces goûts de luxe et avaient voulu avoir leur théosophe. Saint-Martin était celui de la duchesse de Bourbon ; il logeait dans son palais ; quand la dame d'honneur était absente, c'était lui qui faisait les honneurs de la table. Il convient lui-même « qu'un de ses torts a été de se laisser un peu trop mondifier par les différentes circonstances commodes, agréables et flatteuses qu'il a rencontrées dans sa vie. » On pourrait s'étonner, après cela, de l'extrême facilité et de l'ouverture naturelle avec laquelle il prit la Révolution française, si l'on ne savait combien les idées chères à certains esprits l'emportent auprès d'eux sur les intérêts et les agréments.

Il faut dire qu'il n'était pas à Paris dans les premiers moments de cette Révolution, et qu'il ne la vit d'abord que de loin dans l'arc-en-ciel des promesses et dans l'auréole. Il était en 89 à Strasbourg, dans un petit monde mystique comme [209] cette ville en a eu à diverses époques ; il voyait tous les jours celle qu'il appelle sa meilleure amie, madame Boechlin [sic] ; il formait le projet de se réunir encore plus entièrement à elle en logeant dans la même maison ; il venait même de réaliser ce projet depuis deux mois, en 1791 ; il allait entamer la lecture de Jacob Boehm et suivait tout un roman idéal, tout un rêve de vie intérieure accomplie, lorsqu'une maladie de son père l'appela à Amboise et le rejeta dans la réalité :

« Au bout de deux mois (de cette réunion dans un même logement), il fallut, dit-il, quitter mon paradis pour aller soigner mon père. La bagarre de la fuite du roi me fit retourner de Lunéville à Strasbourg, où je passai encore quinze jours avec mon amie ; mais il fallut en venir à la séparation. Je me recommandai au magnifique Dieu de ma vie pour être dispensé de boire cette coupe ; mais je lus clairement que, quoique ce sacrifice fût horrible, il le fallait faire, et je le fis en versant un torrent de larmes. L'année suivante, à Pâques, tout était arrangé pour retourner près de mon amie ; une nouvelle maladie de mon père vient encore comme à point nommé arrêter tous mes projets. » [Mon portrait, 187].

On ne peut s'empêcher de remarquer que Saint-Martin ici nous présente une simple contrariété de sa vie intérieure comme un malheur horrible, et cela en regard de cette véritable infortune publique de Louis XVI et de Marie-Antoinette, qu'il se contente d'appeler une bagarre. Un esprit, ainsi tourné à son propre sens et à la poursuite d'une félicité intime, ne fut donc pas un témoin très attentif ni très rigoureux du détail de la Révolution ; il n'en prit que ce qui allait à ses vues et ce qui favorisait ses espérances (1). [210]