[La Révolution]

Dans l'intervalle, étant retourné à Amboise, il perdit son père le 11 janvier 1793. Il a parlé de la Révolution française, dans quelques-uns de ses écrits, en des termes grandioses et magnifiques, il est bon de voir comment il la prend et l'accueille dans le détail, avec une entière simplicité :

« Pendant la Révolution de France, dit-il, me trouvant à Amboise qui est mon lieu natal et ma commune domiciliaire, je me rendis comme les autres, avec les citoyens de ma compagnie, dans les bois de Chanteloup, au mois de thermidor l'an II de la République, pour y travailler à couper, porter et brûler de la bruyère, dont les cendres sont employées à faire de la poudre à tirer. Pendant le repas, j'allai me reposer à l'écart au pied d'un arbre, et là je ne pus m'empêcher de réfléchir à la bizarrerie des destins de l'homme en ce bas-monde, en me voyant par l'effet de la Révolution isolé de tous les rapports que j'ai dans l'Europe par mes objets d'étude, et de toutes les personnes qui me font l'amitié de désirer ma présence, et forcé au contraire à venir passer mon temps à travailler de mes bras au milieu d'une forêt pour concourir à l'avancement de la Révolution. Je l'ai fait néanmoins avec plaisir, parce que le mobile secret et le terme de cette Révolution se lient avec mes idées et me comblent d'avance d'une satisfaction inconnue à ceux mêmes qui se montrent les plus ardents. Cela n'empêche pas qu'il me venait quelquefois sur le terrain, pendant mon travail, quelques réflexions par rapport au blut (c'est-à-dire, sans doute, la séparation de la pure farine d'avec le mauvais mélange) [Mon Portrait, 478].

Peu de temps après avoir été sur la bruyère de Chanteloup, il servit de témoin, et, comme on dirait en temps ordinaire, [212] de parrain à un enfant mâle qui naquit à un brave homme d'Amboise. Il nomma le petit nouveau-né André-Régulus  : « le premier nom pour ses parents, dit-il, et le second pour la République, ne connaissant pas dans l'histoire un patriote plus grand et plus fait pour servir de modèle que ce citoyen romain. » [Mon Portrait, 480]. On voit à quel point il entrait aisément dans les idées du temps et ne trouvait rien de ridicule à ces réminiscences romaines. La nouvelle de la victoire de Fleurus par Jourdan (26 juin 1793) le comble de joie, et il en consigne l'expression dans son journal en homme qui, à cette date déjà bien sanglante, était pour la Révolution tout entière, sans marquer ses réserves :

« De même qu'on a fait apporter aux prêtres leurs lettres de prêtrise, et aux nobles leurs lettres de noblesse, de même nous ne devrons accorder la paix à nos ennemis qu'autant que tous les rois faux auront apporté leurs lettres de royauté. La fameuse bataille de Fleurus, gagnée par Jourdan sur Cobourg dans la première décade de messidor l'an II, doit ajouter en ce genre un grands poids à nos prétentions : cette victoire me paraît un des plus beaux pas qu'ait faits la Révolution. [Mon Portrait, 481].

Les crimes du dedans frappaient pourtant Saint-Martin, mais ils ne l'épouvantaient et ne le révoltaient pas autant, ce semble, qu'ils auraient dû le faire pour une âme aussi délicate et aussi sensible ; il nous en donne naïvement la raison, lorsqu'il avoue que le sort de tant d'émigrés traqués de toutes parts et sans asile ne laisse pas de lui paraître véritablement lamentable :

« Moi-même, dit-il, j'ai été embarrassé un moment de résoudre cette question, mais, comme j'ai cru à la main de la Providence dans notre Révolution, je puis bien croire également qu'il est peut-être nécessaire qu'il y ait des victimes d'expiation pour consolider l'édifice ; et sûrement alors je ne suis pas inquiet sur leur sort, quelque horrible que soit dans ce bas monde celui que nous leur voyons éprouver ». [Mon Portrait, 679].

Tant qu'il ne s'agissait que du renversement des fortunes, il en prenait son parti encore plus facilement, et il allait même par instants jusqu'à désirer quelque chose au-delà de ce qu'il voyait :

« Le bien-être terrestre, disait-il, m'a paru si bien un obstacle au progrès de l'homme, et la démolition de son royaume en ce monde un si grand avantage pour lui, qu'au milieu des gémissements qu'occasionnait le renversement des fortunes pendant la Révolution par une [213] suite de la maladresse et de l'ignorance de nos législateurs, je me suis souvent trouvé tout prêt à prier que ce genre de désordres s'augmentât encore, afin de faire sentir à l'homme la nécessité de s'appuyer sur son véritable soutien dans tous les genres ». [Mon Portrait, 548].

Dans cette disposition où il se trouvait quelquefois de prier le Ciel pour que les maux de fortune allassent encore plus loin, il était néanmoins obligé de convenir que la Convention, par certains de ses décrets (notamment par son décret final sur la contribution de guerre), lui laissait bien peu à désirer, et qu'elle agissait exactement comme si elle eût voulu combler ses intentions et ses souhaits d'un dépouillement absolu de chacun (2).

Quoique Saint-Martin eût beaucoup moins à se plaindre qu'un autre de la Révolution et qu'il ait pu dire que jusqu'à une certaine heure elle l'avait traité en enfant gâté, il avait assez à en souffrir pour pouvoir récriminer contre elle s'il l'avait voulu et si son caractère l'y eût porté. Au printemps de 1794, le décret sur les nobles le força de quitter Paris où il avait passé l'hiver, et où il remplissait régulièrement ses devoirs civiques : il dut se retirer dans sa commune d'Amboise pour la confection du Catalogue des livres nationaux : il vit dans cette humble fonction une occasion d'être utile, si petite qu'elle fût :

« Ma besogne bibliographique a été reçue et approuvée au Comité d'instruction publique, sauf quelques observations… C'est une pitié que cette besogne-là, ajoutait-il, et cependant il a fallu m'y donner comme si elle était importante et profitable pour mon esprit. Mais ce qui m'a soutenu, c'est la persuasion que notre Révolution ayant un [215] grand but et un grand mobile, on doit s'estimer heureux toutes les fois qu'on se trouve pour quelque chose dans ce grand mouvement, surtout quand c'est de cette manière-là, où il ne s'agit ni de juger les humains, ni de les tuer. [Mon Portrait, 548].