[L'École normale]

Après la Terreur, il se retira quelque temps à sa maison de campagne de Chaudon et ne songea qu'à y vivre caché, selon sa maxime « qu'un sage (au sens complet qu'il donnait à ce mot) était un homme qui prenait autant de soin à cacher ce qu'il avait, que les autres en prennent pour montrer ce qu'ils n'ont pas. » Il en fut tiré à la fin de 1794 (frimaire, an III) lorsqu'il fut nommé par son district pour aller assister comme élève aux leçons des Écoles normales que l'enseignement conventionnel venait d'instituer. Il hésitait d'abord à accepter, craignant que cela ne le dissipât et ne le jetât, comme il disait, dans l'externe, tandis qu'il sentait de plus en plus le goût des voies intérieures et silencieuses ; puis il pensa qu'il était peut-être appelé par là à rendre témoignage de sa doctrine et à briser quelque lance contre l'ennemi :

« Il est probable, pensait-il, que l'objet qui m'amène à l'École normale est pour y subir une nouvelle épreuve spirituelle dans l'ordre de la doctrine qui fait mon élément… Je serai là comme un métal dans le creuset, et probablement j'en sortirai plus fort et plus persuadé encore qu'auparavant des principes dont je suis imprégné dans tout mon être ». [Mon Portrait, 524].

Il accepta donc, vint à Paris se loger rue de Tournon, au ci-devant hôtel de l'empereur Joseph II, et suivit de là les cours des Écoles qui se tenaient au Jardin des Plantes.

Au premier rang de ces cours les plus en vogues aux Écoles normales, il y avait celui de Garat, intitulé De l'analyse de l'Entendement humain. Garat, homme de talent, littérateur distingué et disert, mais esprit vague et peu précis, professait la doctrine du jour, celle de Condillac, qui se réduisait à la sensation pour tout principe : il simplifiait l'homme outre mesure, et répandait sur des explications, qui n'en étaient pas, un certain prestige, je ne sais quel luxe académique et oratoire. Il y avait des jours destinés aux conférences, et où les élèves prenaient la parole ou lisaient des objections.

Dans la séance du 9 ventôse (27 février 1795), Saint-Martin s'enhardit. Il avait déjà parlé à une précédente séance et [217] obtenu quelques amendements qu'il demandait sur ces expressions exagérées, faire nos idées, créer nos idées, etc., qu'il voulait qu'on réduisît à leur juste valeur et sans préjudice pour la faculté intérieure naturelle qui seule avait réellement ce pouvoir. À cette nouvelle séance, il demanda, par une lettre motivée qu'il lut à haute voix, trois nouveaux amendements à la doctrine du professeur : 1° sur le sens moral dont il réclamait la reconnaissance nette et distincte et le rétablissement formel dans une bonne description de la nature humaine ; 2° sur la nécessité d'une première parole accordée ou révélée à l'homme dès la naissance du monde, et sur la vérité de ce mot de Rousseau que la parole a été une condition indispensable pour l'établissement même de la parole ; 3° sur la matière non pensante, et qu'il fallait remettre à sa place bien loin de ce sublime attribut :

« Je fus mal reçu par l'auditoire, dit-il, qui est dévoué en grande partie à Garat à cause des jolies couleurs de son éloquence et de son système des sensations. Malgré cela on me laissa lire jusqu'au bout, et le professeur ne me répondit que par des assertions et des raisons collatérales, de manière que mes trois observations restent encore dans leur entier, et je puis dire qu'il s'y trouve des bases neuves que je n'aurais pas eues sans cette circonstance. Garat avait l'air de souhaiter que je me fisse connaître davantage et que j'entrasse plus amplement en matière, mais je ne m'y sentis nullement poussé, et je me contentai d'avoir lancé mon trait… [Mon Portrait, 528].

Ce n'était qu'une première escarmouche. Garat, en revoyant ses leçons dans le Compte-Rendu imprimé des séances, fit comme beaucoup d'orateurs ; il recomposa à neuf sa réponse, y mit ce qu'il n'avait pas dit, et s'y donna tout l'avantage. Saint-Martin répondit par une Lettre qui est une pièce importante, et qui aurait pu porter pour épigraphe cette pensée de lui :

« J'ai vu la marche des docteurs philosophiques sur la terre, j'ai vu que, par leurs incommensurables divagations lorsqu'ils discutaient, ils éloignaient tellement la vérité, qu'ils ne se doutaient seulement plus de sa présence ; et, après l'avoir ainsi chassée, ils la condamnaient par défaut ». [Mon Portrait, 931].

Saint-Martin, dans ce débat, forcé à regret de se produire et de parler devant la galerie, le prend d'emblée avec Garat sur le pied non plus d'un élève, mais d'un maître : on reconnaît l'homme qui a longtemps médité sur les plus grands et les plus intimes problèmes de notre nature, et qui souffre d'avoir [218] à en démontrer les premiers éléments. Il démêle l'espèce de jeu de mots et d'escamotage à l'aide duquel l'école de Condillac se flattait d'expliquer tout l'homme :

« Vous êtes tellement plein de votre système des sensations, que ce ne sera pas votre faute si tous les mots de nos langues, si tout notre dictionnaire enfin ne se réduit pas un jour au mot sentir. Toutefois, quand vous auriez ainsi simplifié le langage, vous n'auriez pas pour cela simplifié les opérations des êtres ».

Il se pose nettement au nom des spiritualistes contres les idéologues : « Les spiritualistes, dit-il, son spécialement et invariablement opposés aux idéologues qui voudraient que nous fissions nos idées avec nos sensations, tandis qu'elles nous sont seulement transmises par nos sensations. » Il attaque l'idée matérialiste qui est le fond de la doctrine adverse, et la force à reculer. Garat avait dit en opposition à l'universalité des idées morales ou autres idées premières : « Je ne connais rein d'universel, à la rigueur, que l'univers. » Saint-Martin le presse sur ce mot et lui en demande compte :

« Malgré l'opposition que vous annoncez contre le matérialisme, vous avez cependant été entraîné à dire, comme ses sectateurs, que vous ne connaissiez rien d'universel, à la rigueur, que l'univers, tandis qu'il y a autre chose en vous de bien plus universel que cet univers, savoir votre pensée ».

Je ne me charge pas ici d'entrer dans les points particuliers du débat, ni de voir si, parmi les assertions de Saint-Martin, il n'en est point de bien vagues et de bien fuyantes aussi, et si, parmi celles de Garat, il n'en est pas qui eussent pu se défendre dans un meilleur et plus véritable sens : ce qui est manifeste, c'est que Garat et les idéologues de seconde main qui se croyaient maîtres du jeu ont, ce jour-là, rencontré leur maître à l'improviste dans Saint-Martin. Il les définit, il les raille, il les persifle même sur cette dextérité et cette adresse d'exposition dont leur doctrine a grand besoin ; il établit avec un haut et paisible dédain la différence profonde qu'on doit faire entre un Condillac et un Bacon, deux noms que l'on affectait toujours d'associer ; il replace celui-ci sur le trône de la science, parmi les princes légitimes de l'esprit humain. Après avoir parlé, puisqu'il le faut, de Condillac, de ce fameux Traité des sensations, de cette statue [218] « où tous nos sens naissent l'un après l'autre, et qui semble être la dérision de la nature, laquelle les produit et les forme tous à la fois », il en vient à la lecture qu'il a faite également de Bacon :

« Quelle impression différente j'en ai reçue ! s'écrie-t-il. Rien ne m'y repousse, tout m'y attraie. Quoique Bacon me laisse beaucoup de choses à désirer, il est néanmoins pour moi, non seulement moins repoussant que Condillac, mais encore cent degrés au-dessus. Condillac me paraît auprès de lui en philosophie, ce qu'en fait de physique Comus est auprès de Newton ».

Qu'il y ait en tout ceci une pointe exagérée de polémique et d'insulte à l'égard de Condillac, on le voit sans peine, mais elle était de bonne guerre et de généreuse audace en plein camp ennemi.

Garat, depuis cette contradiction à laquelle il était peu fait, parut rarement dans sa chaire. Les Écoles normales finirent avant terme, n'ayant rempli qu'imparfaitement leur objet, et Saint-Martin put se comparer au petit berger prédestiné qui avait atteint Goliath au front.

Faisons d'ailleurs comme Saint-Martin, et rendons toute justice à Garat. Lorsqu'en 1801 parut la nouvelle édition des Séances des Écoles normales, où se trouve l'exposé du débat, on fit des difficultés pour y laisser insérer cette Lettre, et Garat fut des premiers à intervenir pour lever tous obstacles à la publication de l'écrit qui était contre lui (3).