1855 - Causeries du Lundi (2) de Charles-Augustin Sainte-Beuve,
de l’Académie française (1804-1869) - Tome dixième
Paris. Garnier frères, libraires,
Palais Royal, 215 – Rue des Saints Pères, 6 - M DCCC LV
Saint-Martin - Le Philosophe inconnu
2e partie, pages 208-225
Voir la présentation de cet article :Les Causeries du Lundi (1)
Avertissement
Comme pour tous les ouvrages et articles que nous publions, nous avons mis entre crochets [..] la numérotation des pages.
Nous avons également mis entre crochets […], quand cela était possible, les références des citations du Portrait que Sainte-Beuve a citées, selon la numérotation de Robert Amadou dans l’édition Julliard de 1961.
Cet article sur Saint-Martin est tiré des Causeries du lundi, tome X, publiées à Paris en 1855, par Garnier frères, libraires, Palais Royal, 215 – Rue des Saints Pères, 6.
On peut trouver cet ouvrage
- au format pdf dans Google livres : http://books.google.fr/books?id=3PZcAAAAMAAJ ou
- sur le site du Philosophe inconnu le même article d’après le texte de la 3e édition publiée par Garnier Frères en 1870 : www.philosophe-inconnu.com/Homme/Sainte_beuve1.htm.
- On peut trouver l’ensemble du tome X sur Gallica : http://gallica2.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k37445b
Cet article est un peu long. Nous avons pensé, pour faciliter la lecture, proposer plusieurs paragraphes en ajoutant un sous-titre entre crochets […] permettant une lecture plus agréable.
Lundi, 16 juin 1854
[Strasbourg]
On ne peut se dissimuler que Saint-Martin, avant la Révolution, n'ait été un théosophe d'une espèce particulière et suivant le grand monde. Il y avait eu un temps, au commencement du siècle, où les grandes dames avaient auprès d'elles leur bel esprit, puis un autre temps où elles avaient leur géomètre, puis leur philosophe ; vers la fin, quelques princesses avaient renchéri sur ces goûts de luxe et avaient voulu avoir leur théosophe. Saint-Martin était celui de la duchesse de Bourbon ; il logeait dans son palais ; quand la dame d'honneur était absente, c'était lui qui faisait les honneurs de la table. Il convient lui-même « qu'un de ses torts a été de se laisser un peu trop mondifier par les différentes circonstances commodes, agréables et flatteuses qu'il a rencontrées dans sa vie. » On pourrait s'étonner, après cela, de l'extrême facilité et de l'ouverture naturelle avec laquelle il prit la Révolution française, si l'on ne savait combien les idées chères à certains esprits l'emportent auprès d'eux sur les intérêts et les agréments.
Il faut dire qu'il n'était pas à Paris dans les premiers moments de cette Révolution, et qu'il ne la vit d'abord que de loin dans l'arc-en-ciel des promesses et dans l'auréole. Il était en 89 à Strasbourg, dans un petit monde mystique comme [209] cette ville en a eu à diverses époques ; il voyait tous les jours celle qu'il appelle sa meilleure amie, madame Boechlin [sic] ; il formait le projet de se réunir encore plus entièrement à elle en logeant dans la même maison ; il venait même de réaliser ce projet depuis deux mois, en 1791 ; il allait entamer la lecture de Jacob Boehm et suivait tout un roman idéal, tout un rêve de vie intérieure accomplie, lorsqu'une maladie de son père l'appela à Amboise et le rejeta dans la réalité :
« Au bout de deux mois (de cette réunion dans un même logement), il fallut, dit-il, quitter mon paradis pour aller soigner mon père. La bagarre de la fuite du roi me fit retourner de Lunéville à Strasbourg, où je passai encore quinze jours avec mon amie ; mais il fallut en venir à la séparation. Je me recommandai au magnifique Dieu de ma vie pour être dispensé de boire cette coupe ; mais je lus clairement que, quoique ce sacrifice fût horrible, il le fallait faire, et je le fis en versant un torrent de larmes. L'année suivante, à Pâques, tout était arrangé pour retourner près de mon amie ; une nouvelle maladie de mon père vient encore comme à point nommé arrêter tous mes projets. » [Mon portrait, 187].
On ne peut s'empêcher de remarquer que Saint-Martin ici nous présente une simple contrariété de sa vie intérieure comme un malheur horrible, et cela en regard de cette véritable infortune publique de Louis XVI et de Marie-Antoinette, qu'il se contente d'appeler une bagarre. Un esprit, ainsi tourné à son propre sens et à la poursuite d'une félicité intime, ne fut donc pas un témoin très attentif ni très rigoureux du détail de la Révolution ; il n'en prit que ce qui allait à ses vues et ce qui favorisait ses espérances (1). [210]
[Le Crocodile]
Il passa à Paris une partie de l'année 1792. Le vendredi 3 février, paraissant aux Tuileries comme député de la Société philanthropique au roi, il se confirma plus que jamais dans le sentiment de remercier Dieu de deux choses : la première, de ce qu'il y avait des chefs ; la seconde, de ce qu'il ne l'était pas. Dans le printemps et l'été de cette année 92, il vécut à Petit-Bourg, où il écrivait en prose un poème hiéroglyphique et baroque intitulé Le Crocodile ; il le termina le 7 août 1792, « à une heure après midi, dans le petit cabinet de son appartement de Petit-Bourg, donnant sur la Seine » [Mon Portrait, 669]. Il est dommage que cette date circonstanciée, qu'il note avec complaisance, ne se rattache pas à une œuvre plus digne de souvenir. Une des plus singulières aberrations de Saint-Martin était de croire que ce Crocodile, avec un peu plus de travail et moins de négligence, et, comme il dit, avec une lessive de plus, aurait pu devenir un bijou. [Mon Portrait, 960]. Saint-Martin paraît avoir eu une veine, une nuance de gaieté en causant ; il y revient sans cesse pour l'expliquer ; mais, plume en main, cette gaieté disparaît et fait place à une plaisanterie lourde le plus souvent et du plus mauvais goût. Le rire, en général, va peu aux mystiques ; on se figure malaisément un Fénelon jovial et en belle humeur. Saint-Martin ne gagne rien à s'approcher du genre de son compatriote Rabelais.
[Le 10 août]
Il se trouvait à Paris dans la journée du 10 août et dans les [211] journées suivantes ; il fut témoin des canonnades et des massacres, et paraît surtout sensible à la protection singulière dont le couvrit la Providence en ces journées : il avait des papiers d'affaires à retirer et à envoyer chez son père, et il ne cessa de circuler dans Paris sans qu'il lui arrivât malheur. Il attribue le sang-froid et la sérénité dont il jouit alors, et qui ne lui venait point de sa nature physique, à ses bonnes lectures spirituelles et à de vives prières qu'il avait faites pendant toute la nuit du 10. Revenant habiter à Paris l'année suivante, vers octobre 1793 : « J'ai la douce consolation, dit-il, d'y éprouver que l'on peut trouver Dieu partout, que partout où on trouve son Dieu on ne manque de rien, on ne craint rien, on est au-dessus de tout, enfin que l'on peut obtenir toutes les connaissances qui nous sont nécessaires sur notre propre conduite si on les demande avec confiance » [Mon Portrait, 435].
[La Révolution]
Dans l'intervalle, étant retourné à Amboise, il perdit son père le 11 janvier 1793. Il a parlé de la Révolution française, dans quelques-uns de ses écrits, en des termes grandioses et magnifiques, il est bon de voir comment il la prend et l'accueille dans le détail, avec une entière simplicité :
« Pendant la Révolution de France, dit-il, me trouvant à Amboise qui est mon lieu natal et ma commune domiciliaire, je me rendis comme les autres, avec les citoyens de ma compagnie, dans les bois de Chanteloup, au mois de thermidor l'an II de la République, pour y travailler à couper, porter et brûler de la bruyère, dont les cendres sont employées à faire de la poudre à tirer. Pendant le repas, j'allai me reposer à l'écart au pied d'un arbre, et là je ne pus m'empêcher de réfléchir à la bizarrerie des destins de l'homme en ce bas-monde, en me voyant par l'effet de la Révolution isolé de tous les rapports que j'ai dans l'Europe par mes objets d'étude, et de toutes les personnes qui me font l'amitié de désirer ma présence, et forcé au contraire à venir passer mon temps à travailler de mes bras au milieu d'une forêt pour concourir à l'avancement de la Révolution. Je l'ai fait néanmoins avec plaisir, parce que le mobile secret et le terme de cette Révolution se lient avec mes idées et me comblent d'avance d'une satisfaction inconnue à ceux mêmes qui se montrent les plus ardents. Cela n'empêche pas qu'il me venait quelquefois sur le terrain, pendant mon travail, quelques réflexions par rapport au blut (c'est-à-dire, sans doute, la séparation de la pure farine d'avec le mauvais mélange) [Mon Portrait, 478].
Peu de temps après avoir été sur la bruyère de Chanteloup, il servit de témoin, et, comme on dirait en temps ordinaire, [212] de parrain à un enfant mâle qui naquit à un brave homme d'Amboise. Il nomma le petit nouveau-né André-Régulus : « le premier nom pour ses parents, dit-il, et le second pour la République, ne connaissant pas dans l'histoire un patriote plus grand et plus fait pour servir de modèle que ce citoyen romain. » [Mon Portrait, 480]. On voit à quel point il entrait aisément dans les idées du temps et ne trouvait rien de ridicule à ces réminiscences romaines. La nouvelle de la victoire de Fleurus par Jourdan (26 juin 1793) le comble de joie, et il en consigne l'expression dans son journal en homme qui, à cette date déjà bien sanglante, était pour la Révolution tout entière, sans marquer ses réserves :
« De même qu'on a fait apporter aux prêtres leurs lettres de prêtrise, et aux nobles leurs lettres de noblesse, de même nous ne devrons accorder la paix à nos ennemis qu'autant que tous les rois faux auront apporté leurs lettres de royauté. La fameuse bataille de Fleurus, gagnée par Jourdan sur Cobourg dans la première décade de messidor l'an II, doit ajouter en ce genre un grands poids à nos prétentions : cette victoire me paraît un des plus beaux pas qu'ait faits la Révolution. [Mon Portrait, 481].
Les crimes du dedans frappaient pourtant Saint-Martin, mais ils ne l'épouvantaient et ne le révoltaient pas autant, ce semble, qu'ils auraient dû le faire pour une âme aussi délicate et aussi sensible ; il nous en donne naïvement la raison, lorsqu'il avoue que le sort de tant d'émigrés traqués de toutes parts et sans asile ne laisse pas de lui paraître véritablement lamentable :
« Moi-même, dit-il, j'ai été embarrassé un moment de résoudre cette question, mais, comme j'ai cru à la main de la Providence dans notre Révolution, je puis bien croire également qu'il est peut-être nécessaire qu'il y ait des victimes d'expiation pour consolider l'édifice ; et sûrement alors je ne suis pas inquiet sur leur sort, quelque horrible que soit dans ce bas monde celui que nous leur voyons éprouver ». [Mon Portrait, 679].
Tant qu'il ne s'agissait que du renversement des fortunes, il en prenait son parti encore plus facilement, et il allait même par instants jusqu'à désirer quelque chose au-delà de ce qu'il voyait :
« Le bien-être terrestre, disait-il, m'a paru si bien un obstacle au progrès de l'homme, et la démolition de son royaume en ce monde un si grand avantage pour lui, qu'au milieu des gémissements qu'occasionnait le renversement des fortunes pendant la Révolution par une [213] suite de la maladresse et de l'ignorance de nos législateurs, je me suis souvent trouvé tout prêt à prier que ce genre de désordres s'augmentât encore, afin de faire sentir à l'homme la nécessité de s'appuyer sur son véritable soutien dans tous les genres ». [Mon Portrait, 548].
Dans cette disposition où il se trouvait quelquefois de prier le Ciel pour que les maux de fortune allassent encore plus loin, il était néanmoins obligé de convenir que la Convention, par certains de ses décrets (notamment par son décret final sur la contribution de guerre), lui laissait bien peu à désirer, et qu'elle agissait exactement comme si elle eût voulu combler ses intentions et ses souhaits d'un dépouillement absolu de chacun (2).
Quoique Saint-Martin eût beaucoup moins à se plaindre qu'un autre de la Révolution et qu'il ait pu dire que jusqu'à une certaine heure elle l'avait traité en enfant gâté, il avait assez à en souffrir pour pouvoir récriminer contre elle s'il l'avait voulu et si son caractère l'y eût porté. Au printemps de 1794, le décret sur les nobles le força de quitter Paris où il avait passé l'hiver, et où il remplissait régulièrement ses devoirs civiques : il dut se retirer dans sa commune d'Amboise pour la confection du Catalogue des livres nationaux : il vit dans cette humble fonction une occasion d'être utile, si petite qu'elle fût :
« Ma besogne bibliographique a été reçue et approuvée au Comité d'instruction publique, sauf quelques observations… C'est une pitié que cette besogne-là, ajoutait-il, et cependant il a fallu m'y donner comme si elle était importante et profitable pour mon esprit. Mais ce qui m'a soutenu, c'est la persuasion que notre Révolution ayant un [215] grand but et un grand mobile, on doit s'estimer heureux toutes les fois qu'on se trouve pour quelque chose dans ce grand mouvement, surtout quand c'est de cette manière-là, où il ne s'agit ni de juger les humains, ni de les tuer. [Mon Portrait, 548].
[Chute de Robespierre]
La veille du jour où l'on apprit à Amboise la chute de Robespierre, Saint-Martin se sentit sollicité d'un ardent besoin de prier :
« Je repassais dans mon esprit les horreurs du règne où nous étions, et dont je pouvais à tout moment éprouver personnellement les cruels effets : je me résignais en conséquence à l'arrestation, à la fusillade, à la noyade, et je disais à Dieu que partout là je me trouverais bien, parce que je sentais et je croyais que j'y serais avec lui. Quand j'appris la nouvelle du lendemain, je tombai de surprise et d'admiration pour l'amour de ce Dieu envers moi ; car je vis qu'il avait pris de bon œil ce sacrifice que je lui avais fait, tandis que, lors même que je le lui offrais, il savait bien qu'il ne m'en coûterait rien. » [Mon Portrait, 542].
Il apprit ensuite qu'il y avait eu vers la fin un mandat d'arrêt lancé contre lui ; il ne le sut qu'un mois après et quand toute menace avait cessé.
Ce régime de Robespierre lui arrache quelques-unes de ces paroles d'indignation comme nous les désirons de lui et de tout homme de cœur. Son optimisme ici et cette espèce de béatitude que nous lui avons vue en quelques moments expire ; et avec cela il ne désespère jamais, il n'abdique pas son idée d'avenir et ne laisse pas échapper ce qu'il estime le fil conducteur :
« J'ai vu la plupart de mes concitoyens très alarmés aux moindres dangers qui à tout moment menacent l'édifice de notre Révolution ; ils ne peuvent se persuader qu'elle soit dirigée par la Providence, et ils ne savent pas que cette Providence laisse aller le cours des accessoires qui servent de voile à son œuvre, c'est alors qu'elle agit et qu'elle montre à la fois ses intentions et sa puissance ; aussi, malgré les secousses que notre Révolution a subies et qu'elle subira encore, il est bien sûr qu'il y a eu quelque chose en elle qui ne sera jamais renversé » [Mon Portrait, 559].
Il y a de la force dans cette vue-là, soit qu'on l'ait comme Joseph de Maistre en son belvédère de Savoie ou de Lausanne, soit qu'on l'ait comme Saint-Martin de plus près et à bout portant.
Et de plus, on sent dès à présent la différence d'esprit [216] entre lui et M. de Maistre. Saint-Martin croit qu'il y a dans la Révolution française autre chose encore qu'une destruction et qu'un jugement de Dieu, et qu'elle a introduit quelque élément nouveau dans le monde. Nous y reviendrons tout à l'heure.
[L'École normale]
Après la Terreur, il se retira quelque temps à sa maison de campagne de Chaudon et ne songea qu'à y vivre caché, selon sa maxime « qu'un sage (au sens complet qu'il donnait à ce mot) était un homme qui prenait autant de soin à cacher ce qu'il avait, que les autres en prennent pour montrer ce qu'ils n'ont pas. » Il en fut tiré à la fin de 1794 (frimaire, an III) lorsqu'il fut nommé par son district pour aller assister comme élève aux leçons des Écoles normales que l'enseignement conventionnel venait d'instituer. Il hésitait d'abord à accepter, craignant que cela ne le dissipât et ne le jetât, comme il disait, dans l'externe, tandis qu'il sentait de plus en plus le goût des voies intérieures et silencieuses ; puis il pensa qu'il était peut-être appelé par là à rendre témoignage de sa doctrine et à briser quelque lance contre l'ennemi :
Il accepta donc, vint à Paris se loger rue de Tournon, au ci-devant hôtel de l'empereur Joseph II, et suivit de là les cours des Écoles qui se tenaient au Jardin des Plantes.
Au premier rang de ces cours les plus en vogues aux Écoles normales, il y avait celui de Garat, intitulé De l'analyse de l'Entendement humain. Garat, homme de talent, littérateur distingué et disert, mais esprit vague et peu précis, professait la doctrine du jour, celle de Condillac, qui se réduisait à la sensation pour tout principe : il simplifiait l'homme outre mesure, et répandait sur des explications, qui n'en étaient pas, un certain prestige, je ne sais quel luxe académique et oratoire. Il y avait des jours destinés aux conférences, et où les élèves prenaient la parole ou lisaient des objections.
Dans la séance du 9 ventôse (27 février 1795), Saint-Martin s'enhardit. Il avait déjà parlé à une précédente séance et [217] obtenu quelques amendements qu'il demandait sur ces expressions exagérées, faire nos idées, créer nos idées, etc., qu'il voulait qu'on réduisît à leur juste valeur et sans préjudice pour la faculté intérieure naturelle qui seule avait réellement ce pouvoir. À cette nouvelle séance, il demanda, par une lettre motivée qu'il lut à haute voix, trois nouveaux amendements à la doctrine du professeur : 1° sur le sens moral dont il réclamait la reconnaissance nette et distincte et le rétablissement formel dans une bonne description de la nature humaine ; 2° sur la nécessité d'une première parole accordée ou révélée à l'homme dès la naissance du monde, et sur la vérité de ce mot de Rousseau que la parole a été une condition indispensable pour l'établissement même de la parole ; 3° sur la matière non pensante, et qu'il fallait remettre à sa place bien loin de ce sublime attribut :
Ce n'était qu'une première escarmouche. Garat, en revoyant ses leçons dans le Compte-Rendu imprimé des séances, fit comme beaucoup d'orateurs ; il recomposa à neuf sa réponse, y mit ce qu'il n'avait pas dit, et s'y donna tout l'avantage. Saint-Martin répondit par une Lettre qui est une pièce importante, et qui aurait pu porter pour épigraphe cette pensée de lui :
« J'ai vu la marche des docteurs philosophiques sur la terre, j'ai vu que, par leurs incommensurables divagations lorsqu'ils discutaient, ils éloignaient tellement la vérité, qu'ils ne se doutaient seulement plus de sa présence ; et, après l'avoir ainsi chassée, ils la condamnaient par défaut ». [Mon Portrait, 931].
Saint-Martin, dans ce débat, forcé à regret de se produire et de parler devant la galerie, le prend d'emblée avec Garat sur le pied non plus d'un élève, mais d'un maître : on reconnaît l'homme qui a longtemps médité sur les plus grands et les plus intimes problèmes de notre nature, et qui souffre d'avoir [218] à en démontrer les premiers éléments. Il démêle l'espèce de jeu de mots et d'escamotage à l'aide duquel l'école de Condillac se flattait d'expliquer tout l'homme :
« Vous êtes tellement plein de votre système des sensations, que ce ne sera pas votre faute si tous les mots de nos langues, si tout notre dictionnaire enfin ne se réduit pas un jour au mot sentir. Toutefois, quand vous auriez ainsi simplifié le langage, vous n'auriez pas pour cela simplifié les opérations des êtres ».
Il se pose nettement au nom des spiritualistes contres les idéologues : « Les spiritualistes, dit-il, son spécialement et invariablement opposés aux idéologues qui voudraient que nous fissions nos idées avec nos sensations, tandis qu'elles nous sont seulement transmises par nos sensations. » Il attaque l'idée matérialiste qui est le fond de la doctrine adverse, et la force à reculer. Garat avait dit en opposition à l'universalité des idées morales ou autres idées premières : « Je ne connais rein d'universel, à la rigueur, que l'univers. » Saint-Martin le presse sur ce mot et lui en demande compte :
« Malgré l'opposition que vous annoncez contre le matérialisme, vous avez cependant été entraîné à dire, comme ses sectateurs, que vous ne connaissiez rien d'universel, à la rigueur, que l'univers, tandis qu'il y a autre chose en vous de bien plus universel que cet univers, savoir votre pensée ».
Je ne me charge pas ici d'entrer dans les points particuliers du débat, ni de voir si, parmi les assertions de Saint-Martin, il n'en est point de bien vagues et de bien fuyantes aussi, et si, parmi celles de Garat, il n'en est pas qui eussent pu se défendre dans un meilleur et plus véritable sens : ce qui est manifeste, c'est que Garat et les idéologues de seconde main qui se croyaient maîtres du jeu ont, ce jour-là, rencontré leur maître à l'improviste dans Saint-Martin. Il les définit, il les raille, il les persifle même sur cette dextérité et cette adresse d'exposition dont leur doctrine a grand besoin ; il établit avec un haut et paisible dédain la différence profonde qu'on doit faire entre un Condillac et un Bacon, deux noms que l'on affectait toujours d'associer ; il replace celui-ci sur le trône de la science, parmi les princes légitimes de l'esprit humain. Après avoir parlé, puisqu'il le faut, de Condillac, de ce fameux Traité des sensations, de cette statue [218] « où tous nos sens naissent l'un après l'autre, et qui semble être la dérision de la nature, laquelle les produit et les forme tous à la fois », il en vient à la lecture qu'il a faite également de Bacon :
« Quelle impression différente j'en ai reçue ! s'écrie-t-il. Rien ne m'y repousse, tout m'y attraie. Quoique Bacon me laisse beaucoup de choses à désirer, il est néanmoins pour moi, non seulement moins repoussant que Condillac, mais encore cent degrés au-dessus. Condillac me paraît auprès de lui en philosophie, ce qu'en fait de physique Comus est auprès de Newton ».
Qu'il y ait en tout ceci une pointe exagérée de polémique et d'insulte à l'égard de Condillac, on le voit sans peine, mais elle était de bonne guerre et de généreuse audace en plein camp ennemi.
Garat, depuis cette contradiction à laquelle il était peu fait, parut rarement dans sa chaire. Les Écoles normales finirent avant terme, n'ayant rempli qu'imparfaitement leur objet, et Saint-Martin put se comparer au petit berger prédestiné qui avait atteint Goliath au front.
Faisons d'ailleurs comme Saint-Martin, et rendons toute justice à Garat. Lorsqu'en 1801 parut la nouvelle édition des Séances des Écoles normales, où se trouve l'exposé du débat, on fit des difficultés pour y laisser insérer cette Lettre, et Garat fut des premiers à intervenir pour lever tous obstacles à la publication de l'écrit qui était contre lui (3).
[Lettre à un ami - l''Éclair sur l'Association]
Dans le cours de cette même année (1795), Saint-Martin publia sa Lettre à un Ami ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française, avec cette épigraphe tirée des Nuits d'Young : « Le Ciel dispose toutes choses pour le plus grand bien de l'homme. » Cette brochure fut peu lue ; mais, éclairée pour nous aujourd'hui par le livre des Considérations de M. de Maistre, elle a une grande valeur comme indication et comme présage ; il [219] n'en faut point séparer l'Éclair sur l'Association humaine, qui parut deux ans après (1797).
On peut remarquer dans ces écrits de Saint-Martin sur la Révolution française deux portions distinctes : l'une qui est de la plus belle et de la plus incontestable philosophie religieuse (du moment qu'on admet les données d'une telle philosophie) ; l'autre qui est particulière, mystique et systématique, et toute personnelle à l'auteur.
Lorsque Saint-Martin croit que les vérités religieuses n'ont qu'à gagner à la grande épreuve que la société française traversait au moment où il écrit, il est dans le vrai de sa haute doctrine. Selon lui, l'âme humaine, toute déchue et altérée qu'elle est, est le plus grand et le plus invincible témoin de Dieu ; elle est un témoin bien autrement parlant que la nature physique, tellement que le vrai athée (s'il y en a) est celui qui, portant ses regards sur l'âme humaine, en méconnaît la grandeur et en conteste l'immortelle spiritualité. Le propre de l'âme de l'homme, tant elle a conservé de royales marques de sa hauteur première, est de ne vivre que d'admiration, « et ce besoin d'admiration dans l'homme suppose au-dessus de nous une source inépuisable de cette même admiration qui est notre aliment de première nécessité. » Après avoir établi quelques principes de cet ordre, Saint-Martin a donc confiance que ce témoin perpétuel de Dieu, l'âme de l'homme, gagnera à l'épreuve présente, et que le miroir sera plutôt nettoyé qu'obscurci. Sa profession de foi sur la Révolution française est simple, elle est celle d'un croyant : il pense que la Providence s'en mêle soit directement, soit indirectement, et par conséquent il ne doute pas que cette Révolution n'atteigne à son terme, puisqu'il ne convient pas que la Providence soit déçue et qu'elle recule.
« En considérant la Révolution française dès son origine et au moment où a commencé son explosion, je ne trouve rien à quoi je puisse mieux la comparer qu'à une image abrégée du Jugement dernier, où les trompettes expriment les sons imposants qu'une voix supérieure leur fait prononcer, où toutes les puissances de la terre et des cieux sont ébranlées…
« Quand on la contemple, cette Révolution, dans son ensemble et dans la rapidité de son mouvement, et surtout quand on la rapproche de notre caractère national, qui est si éloigné de concevoir et peut-être de pouvoir suivre de pareils plans, on est tenté de la comparer à une [220] sorte de féerie et à une opération magique : ce qui a fait dire à quelqu'un qu'il n'y aurait que la même main cachée qui a dirigé la Révolution, qui pût en écrire l'histoire.
« Quand on la contemple dans ses détails, on voit que, quoiqu'elle frappe à la fois sur tous les Ordres de la France, il est bien clair qu'elle frappe encore plus fortement sur le Clergé… »
Plein de respect pour l'idée de sacerdoce, qui est à ses yeux peut-être la plus haute de toutes, Saint-Martin trouve tout simple que les individus de cet Ordre aient été les premiers atteints et châtiés, de même que cette Révolution de genre humain a commencé par les Lys de France : « Comme aînés, dit-il, ils devaient être les premiers corrigés. »
Je ne fais qu'indiquer ces manières de voir qui nous sont devenues depuis lors familières par le langage si net et si éclatant de M. de Maistre ; mais Saint-Martin y mêle des idées et des sentiments qui lui sont propres et qui ont beaucoup moins de netteté. Au fond, il est adversaire et rival du christianisme constitué et établi dans l'Église ; il a tout bas son ordre trouvé, sa religion à lui, son règne de Dieu qui doit en partie réparer le monde et réintégrer l'homme dans une état de presque divine félicité, lui rendre même des facultés tout à fait merveilleuses et des lumières présentement surnaturelles. Il voit dans la Révolution française une sorte de Jugement dernier qui doit hâter cette sorte de restauration religieuse et de théocratie libérale, qu'il appelle, qu'il ne définit pas, mais qui sera le triomphe plus ou moins complet de sa doctrine secrète. Il tend à refaire, avec les hommes, des dieux. Selon lui, il ne tiendra qu'à chaque homme restauré de redevenir un roi-mage faisant miracle tout le long du jour. C'est à sa manière un millénaire, un utopiste à l'imagination pieuse ; et les beaux résultats qu'il se peint à l'avance, le futur âge d'or de sa philosophie divine, cette espèce d'Éden, plus ou moins retrouvé dès ici-bas, quelles que soient les épreuves de la crise dernière, ne lui paraissent pas trop chèrement payés. – Lui, de tous les hommes le moins semblable assurément à Condorcet, il lui arrive de rêver et de délirer comme lui. Toute la différence, c'est qu'il délire plus divinement.
Il me suffit de dénoncer ce côté chimérique et personnel, qui se mêle à d'autres idées élevées et vraiment dignes de [221] n'y être pas compromises. Saint-Martin comprend au reste qu'il a eu des malheurs d'expression et des duretés apparents (4), des torts d'indiscrétion et de négligence dans l'exposition de ses idées, et il s'explique par là leur peu d'effet et d'action sur les contemporains. L'amour propre est si ingénieux, même chez les plus humbles, que cet aveu de son tort et l'explication qu'il en donne vont tourner encore à la glorification de son rôle réservé et de son utopie chérie :
« Il y a, confesse-t-il, dans quelque-uns de mes ouvrages plusieurs points qui sont présentés avec négligence, et qui auraient dû l'être avec beaucoup de précaution pour ne pas réveiller les adversaires. Tels sont les articles où je parle des prêtres et de la religion, dans ma Lettre sur la Révolution française, et dans mon Ministère de l'Homme-Esprit. Je conçois que ces points-là n'ont pu nuire à mes ouvrages, parce que monde ne s'élève pas jusqu'au degré où, s'il était juste, il trouverait abondamment de quoi se calmer et me faire grâce, au lieu qu'il n'est pas même assez mesuré pour me faire justice. Je crois que les négligences et les imprudences où ma paresse m'a entraîné en ce genre ont eu lieu par une permission divine, qui a voulu par là écarter les yeux vulgaires des vérités trop sublimes que je présentais peut-être par ma simple volonté humaine, et que ces yeux vulgaires ne devaient pas contempler. [Mon Portrait, 116] – Le monde et moi, disait-il encore pour se consoler, nous ne sommes pas du même âge. [Mon Portrait, 116] (5).
[Dernières années]
Laissons le prophète, et ne voyons que le philosophe d'une belle âme et d'infiniment d'esprit dans ces matières morales déliées. Les dernières années de Saint-Martin se passèrent tantôt à Paris, tantôt à la campagne, à méditer, à écrire, à traduire Boehme, à revoir ses amis de l'émigration et de la haute société qui rentraient peu à peu et se ralliaient après l'orage. Il lui semblait que les horizons s'étendaient et s'élargissaient chaque jour, à mesure que la Révolution s'apaisait et tendait à son déclin. Les grands objets s'annonçaient à lui d'une manière de plus en plus imposante et douce, [222] et proportionnée à son état présent : « J'ai mille preuves réitérées que la Providence ne s'occupe, pour ainsi dire, qu'à me ménager. » [Mon Portrait, 639]. Il était d'ailleurs tellement inapplicable et impropre aux choses positives, que dans le second trimestre de l'an IV, ayant été porté sur la liste du jury pour le tribunal criminel de son département, il crut devoir se récuser par toutes sortes de raisons qui, si elles étaient admises, paralyseraient la société :
« Je ne cachai point mon opinion ; je dis tout haut que, ne me croyant pas le droit de condamner un homme, je ne me croyais pas plus en droit de le trouver coupable, et que sûrement, tout en obéissant à la loi qui me convoquait, je me proposais de ne trouver jamais les informations et les preuves assez claires pour oser disposer ainsi des jours de mon semblable ». [Mon Portrait, 615].
Ces observations parvinrent aux autorités, et on ne le porta plus depuis sur la liste. À force de vouloir tout deviner dans le passé et dans l'avenir, de tels hommes ne voient plus rien de certain autour d'eux ; ils croient savoir au juste ce qui se passait dans le Paradis terrestre et ce qu'était Adam avant son sommeil, ce que redeviendra l'homme après sa réparation, et ils n'entendent rien aux conditions les plus indispensables et les plus immédiates de l'ordre social et du bon ménage politique. Ce n'est point avec des personnages de cette trempe qu'un chef d'État fera jamais un Code civil.
[Chateaubriand, La Harpe, Bernardin de Saint-Pierre]
L'utilité de Saint-Martin était toute dans la conversation intime, dans la discussion fine des questions religieuses et morales qui s'agitaient alors. Je ne trouve pas qu'à cet égard ses contemporains distingués aient assez songé à profiter de lui. M. de Chateaubriand, par exemple, qu'il eut occasion de voir vers l'époque d'Atala et du Génie du christianisme, et à qui il adressa de belles observations critiques dans son Ministère de l'Homme-Esprit (observations que M. de Chateaubriand ne lut jamais) ; n'avait gardé de Saint-Martin qu'un souvenir inexact et infidèle ; il lui est arrivé de travestir étrangement, dans un passage des Mémoires, la rencontre qu'il eut avec lui ; et lorsqu'il eut été averti par moi-même que Saint-Martin avait parlé précisément de cette rencontre et en des termes bien différents, il ne répara qu'à demi une légèreté dont il ne s'apercevait pas au degré où elle saute aujourd'hui à tous les yeux. Il parle de lui absolument comme si c'était [223] un sorcier avec qui on l'eût fait dîner (6). Saint-Martin vit La Harpe depuis sa conversation ; il le trouva plus sincère qu'éclairé ; mais cette connaissance eut peu de suite. Ainsi pour le prétendu athée Lalande, ainsi pour l'illuminé Cazotte ; les divers articles de Saint-Martin sur ces personnages et sur plusieurs autres seraient curieux à extraire :
« Bernardin de Saint-Pierre, de l'Institut, dit-il me paraît un excellent homme. Nous avons dîné ensemble chez nos bonnes amies Maisonneuve. Il est toujours persuadé de la perfection de la nature, et il travaille à en peindre les Harmonies. Je voudrais bien savoir comment il s'y prendra pour nous peindre les harmonies de la colique, du buhon-upas, du serpent à sonnettes et de tous les insectes malfaisants ». [Mon Portrait, 1008].
Saint-Martin se séparait profondément de Bernardin de Saint-Pierre en ce que, religieux comme lui, il croyait de plus à la chute, à une nature gâtée et corrompue et portant l'empreinte du mal ; il croyait en un mot que, dans l'univers tel qu'il est, il y a et il y aura toujours quantités de désharmonies, jusqu'à ce que le maître, le divin réparateur vienne remonter la lyre et en rajuster les cordes sacrées. – La douleur, dans l'homme et hors de l'homme, lui paraissait le cri universel, et il eût dit volontiers avec l'Apôtre : « Toutes les créatures soupirent et sont comme dans le travail de l'enfantement, attendant avec grand désir la manifestation des enfants de Dieu. »
[Rousseau]
Il se rapprochait et se séparait de Rousseau par bien des points. Il a pour lui un grand attrait et un grand faible :
« En lisant Rousseau, dit-il, et voyant que c'est un homme qui dit si bien, on est tenté de penser que c'est un homme qui ne [224] peut que dire vrai. D'ailleurs il ne vous laisse pas toujours le temps d'y regarder : il vous entraîne, il garde si bien tous les passages que vous ne pouvez vous échapper de lui ». [Mon Portrait, 516].
Il lui envie cette puissance et cette fermeté de talent qu'il n'avait pas, mais il se sent d'une région plus noble et plus élevée : « Rousseau, dit-il, frappait plus bas que moi. » [Mon Portrait, 577]. Il diffère de lui surtout en ce qu'il croit essentiellement à un Dieu qu'on ne salue pas seulement, qu'on ne se borne pas à proclamer, mais qu'on aime et qu'on prie : « À force de dire, Notre Père, espérons que nous entendrons un jour dire, Mon Fils. » Voilà ce que l'orgueil de Rousseau eût repoussé.
[L’approche de sa fin]
Âgé d'environ soixante ans, Saint-Martin sentait intérieurement les approches de sa fin et ne continuait pas moins de cultiver ses relations d'amitié :
« J'arrive à un âge et à une époque, disait-il, où je ne puis plus frayer qu'avec ceux qui ont ma maladie. Or, cette maladie est le spleen de l'homme. Ce spleen est un peu différent de celui des Anglais ; car celui des Anglais les rend noirs et tristes, et le mien me rend intérieurement et extérieurement tout couleur de rose ». [Mon Portrait, 1105].
Le doux vieillard avait la mélancolie riante. Il voyait dans la mort comme l'aurore d'une seconde et meilleure naissance. Il prenait part cependant à la restauration de la société qui se faisait autour de lui, et y voyait le doigt de la Providence [7]. Le rétablissement du culte en particulier, loin de l'irriter, l'attendrit, ce qui est un bon signe moral ; citons deux passages qui sont un correctif nécessaire à ce qu'on a dit, et qui font foi d'une impression salutaire :
« Vers la fin de 1802, j'assistai au mariage du jeune d'Arquelai. Son père, octogénaire et mourant, se fit apporter au pied de l'autel, et vint joindre ses bénédictions à celles du prêtre. Quinze jours après, le père mourut, et j'assistai à la cérémonie funèbre dans le même lieu où j'avais assisté à celle du mariage. Lorsque je vis le fils jeter de l'eau bénite sur le cercueil, je fus frappé jusqu'au vif du tableau de cette chaîne de bénédictions tantôt douces, tantôt déchirantes, qui lie toute [225] la famille humaine et qui la liera jusqu'à la fin des choses. Ceci serait un sujet inépuisable de magnificences divines ». [Mon Portrait, 1038].
Et cet autre passage encore :
« Un jour, à Saint-Roch, j'assistai au renouvellement des vœux de baptême que l'on fit faire aux enfants des deux sexes qui avaient fait leur première communion dans la quinzaine de Pâques. Cette cérémonie me causa beaucoup d'attendrissement et me parut propre à opérer, même sur les gens âgés, de très salutaires impressions. En général, lorsque l'on considère l'Église dans ses fonctions, elle est belle et utile ». [Mon Portrait, 1114].
Il est vrai qu'il ajoute « qu'elle ne devrait jamais sortir de ces limites-là, et que par ce moyen elle deviendrait naturellement une des voies de l'esprit. » [Mon Portrait, 1114].
[Décès]
Il mourut subitement dans le joli pays d'Aulnay, chez son ami le sénateur Lenoir-Laroche, le 13 octobre 1803 (8). – Dans ce souvenir rapide que je viens de lui consacrer et dont j'ai cru qu'il était digne, je ne vais point jusqu'à conseiller de relire aucun ouvrage de lui : « Ceux qui ont de l'âme, disait-il, prêtent à mes ouvrages ce qui leur manque : ceux qui ne les lisent point avec leur âme leur refusent même ce qu'ils ont. » [Mon Portrait, 1093]. S'il disait cela en son temps et à l'heure de la publication, que sera-ce à plus de cinquante ans de distance ? Ce qu'il appelle l'âme même n'y suffi pas : il faut un effort philosophique qui laisse souvent le lecteur à moitié du chemin. Mais ce que je désirerais vivement, c'est que le manuscrit que j'ai sous les yeux, Mon portrait historique et philosophique, qui n'a été imprimé que tronqué et très incomplet, s'imprimât dans toute sa suite (à part huit ou dix Pensées qu'il faudrait absolument retrancher comme étant de trop mauvais goût) ; on aurait alors un Saint-Martin à l'usage de tout le monde, à l'usage de ceux qui hantent Gui Patin comme de ceux qui lisent Platon ; un peu singulier, un peu naïf, agréable, touchant, élevé, communicatif, parfois bien crédule, nullement dangereux : on aurait enfin ce qui plaît toujours dans un auteur et ce qu'on aime à y rencontrer, un homme et un homme simple.
Sainte-Beuve
Notes
1. Si l'on en veut une preuve que j'ose dire inimaginable, on n'a qu'à lire la pensée suivante où l'illusion pacifique, jointe à la préoccupation de soi et à la confiance qu'on a d'être l'objet spécial de la prédilection divine, passe tous les degrés :
« Je me suis senti tellement né pour la paix et pour le bonheur, et j'ai eu de si fréquentes expériences que l'on m'avait même dès ce monde comme environné de repos, que j'ai eu la présomption de croire que dans tous les lieux que j'habiterais il n'arriverait jamais de bien grands troubles ni de bien grands malheurs. Ceci s'est vérifié pour moi non seulement dans plusieurs époques de ma jeunesse, mais aussi dans mon âge avancé, lors de la Révolution de la France. J'écris ceci l'an quatrième de la Liberté, le 25 juillet 1792. Jusqu’à ce moment je n'ai été témoin d'aucun des désastres qui ont désolé ma patrie dans cette circonstance, quoique je n'aie pas voulu quitter le royaume malgré les instances qui m'en ont été faites, notamment par madame de Rosenberg, qui voulait m'emmener avec elle à Venise. J'ai traversé en outre trois fois presque tout le royaume pendant ces temps de trouble, et la paix s'est trouvée partout où j'étais (excepté l'aventure du Champ-de-Mars de l'été de 1791, pendant laquelle j'étais à Paris) ; tout cela me fait croire que, sans oser me regarder comme un préservatif pour mon pays, il sera cependant garanti de grand maux et de désastres absolus tant que je l'habiterai ; non pas, comme je viens de le dire, que je me croie un préservatif, mais c'est parce que je crois que l'on me préserve moi-même, attendu que l'on sait combien la paix m'est chère, et combien je désire l'avancement du règne de mon Dieu… [Mon Portrait, 288].
Vous croyez peut-être que la suite des événements va le détromper : pas le moins du monde. Il ajoute un post-scriptum daté de 1801 ou 1802, dans lequel il paraît vouloir démontrer que partout où il s'est trouvé dans l'intervalle depuis 1792 jusqu'à la paix d'Amiens, toutes choses se sont passées pour le mieux là où il était de sa personne, même à Paris le 10 août.
2. En matière de propriété, Saint-Martin avait une doctrine très large et que ne diffère guère de celles que nous avons vu professer de nos jours par quelques-unes des écoles socialistes les plus avancées : « Quoique ma fortune souffre beaucoup de la Révolution, disait-il, je n'en persiste pas moins dans mon opinion sur les propriétés ; j'y peux comprendre particulièrement les rentes. Rien n'est plus éloigné de la racine que cet usage abusif du signe représentatif de la propriété : aussi je le trouve bien plus faux que la propriété même. Tous nos profits, touts nos revenus, devraient être le fruit de notre travail et de nos talents ; et ce renversement des fortunes opéré par notre Révolution nous rapproche de cet état naturel et vrai, en forçant tant de monde à mettre en activité leurs savoir-faire et leur industrie. » [Mon Portrait, 632].
3. Il resterait pour moi un point à éclaircir. Cette publication de 1801 est-elle la première édition de la Lettre de Saint-Martin à Garat ? Cette Lettre ne fut-elle pas imprimée dans le temps même –1795), vers l'époque où elle dut être composée ? Fut-elle lue seulement alors, en tout ou en partie, à l'issue de quelque conférence et devant le public des Écoles normales, pour produire son effet de réfutation ? Ce qui paraît sûr, c'est que Saint-Martin, qui avait eu d'abord l'auditoire assez mal disposé pour lui, finit par avoir les rieurs de son côté.
4. Dans sa Lettre sur la Révolution française, il parle des prêtres, alors persécutés, sans ménagement et avec des expressions qui ne s'oublient pas ; il leur reproche, par exemple, d'avoir rempli les temples d'images, « et par là d'avoir égaré et tourmenté la prière, tandis qu'ils ne devaient s'occuper qu'à lui tracer un libre cours ; » il les appelle les accapareurs des subsistances de l'âme, etc. De telles expression, si on les isolait, donneraient de Saint-Martin une idée fausse, et calomnieraient son cœur.
5. [La citation exacte est : « … le monde et moi nous n’étions pas faits l’un pour l’autre ». Note du webmestre].
6. Voici le petit récit de Saint-Martin, si parfaitement simple, et si honorable pour M. de Chateaubriand : « Le 27 janvier 1803, j'ai eu une première entrevue avec M. de Chateaubriand, dans un dîner arrangé pour cela chez M. Neveu à l'École polytechnique (alors au Palais-Bourbon). J'aurais beaucoup gagné à le connaître plus tôt : c'est le seul homme de lettres honnêtes avec qui je me sois trouvé en présence depuis que j'existe ; et encore n'ai-je joui de sa conversation que pendant le repas : car aussitôt après parut une visite qui le rendit muet pour le reste de la séance, et je ne sais quand l'occasion renaîtra, parce que le Roi de ce monde a grand soin de mettre des bâtons dans les roues de ma carriole. Au reste, de qui ai-je besoin, excepté de Dieu ?… » [Mon Portrait, 1095].
7. Cependant il disait assez spirituellement des plus grands hommes d'alors, de ceux même en qui il voyait des agents et instruments providentiels destinés à mener à bon terme la Révolution : « Ils se tromperont s'ils se croient arrivés. Je les regarde au contraire comme des postillons qui ont fait leur poste ; mais ils ne sont que des postillons de province, il en faudra d'autres pour nous faire arriver au but du voyage, qui est de nous faire entrer dans la Capitale de la Vérité. (Mars 1801.) » [Mon Portrait, 1024].
8. [Saint-Martin n'est pas mort de 13, mais le 14 octobre 1803 Note du webmestre].