[Lettre à un ami - l''Éclair sur l'Association]

Dans le cours de cette même année (1795), Saint-Martin publia sa Lettre à un Ami ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française, avec cette épigraphe tirée des Nuits d'Young : « Le Ciel dispose toutes choses pour le plus grand bien de l'homme. » Cette brochure fut peu lue ; mais, éclairée pour nous aujourd'hui par le livre des Considérations de M. de Maistre, elle a une grande valeur comme indication et comme présage ; il [219] n'en faut point séparer l'Éclair sur l'Association humaine, qui parut deux ans après (1797).

On peut remarquer dans ces écrits de Saint-Martin sur la Révolution française deux portions distinctes : l'une qui est de la plus belle et de la plus incontestable philosophie religieuse (du moment qu'on admet les données d'une telle philosophie) ; l'autre qui est particulière, mystique et systématique, et toute personnelle à l'auteur.

Lorsque Saint-Martin croit que les vérités religieuses n'ont qu'à gagner à la grande épreuve que la société française traversait au moment où il écrit, il est dans le vrai de sa haute doctrine. Selon lui, l'âme humaine, toute déchue et altérée qu'elle est, est le plus grand et le plus invincible témoin de Dieu ; elle est un témoin bien autrement parlant que la nature physique, tellement que le vrai athée (s'il y en a) est celui qui, portant ses regards sur l'âme humaine, en méconnaît la grandeur et en conteste l'immortelle spiritualité. Le propre de l'âme de l'homme, tant elle a conservé de royales marques de sa hauteur première, est de ne vivre que d'admiration, « et ce besoin d'admiration dans l'homme suppose au-dessus de nous une source inépuisable de cette même admiration qui est notre aliment de première nécessité. » Après avoir établi quelques principes de cet ordre, Saint-Martin a donc confiance que ce témoin perpétuel de Dieu, l'âme de l'homme, gagnera à l'épreuve présente, et que le miroir sera plutôt nettoyé qu'obscurci. Sa profession de foi sur la Révolution française est simple, elle est celle d'un croyant : il pense que la Providence s'en mêle soit directement, soit indirectement, et par conséquent il ne doute pas que cette Révolution n'atteigne à son terme, puisqu'il ne convient pas que la Providence soit déçue et qu'elle recule.

« En considérant la Révolution française dès son origine et au moment où a commencé son explosion, je ne trouve rien à quoi je puisse mieux la comparer qu'à une image abrégée du Jugement dernier, où les trompettes expriment les sons imposants qu'une voix supérieure leur fait prononcer, où toutes les puissances de la terre et des cieux sont ébranlées…

« Quand on la contemple, cette Révolution, dans son ensemble et dans la rapidité de son mouvement, et surtout quand on la rapproche de notre caractère national, qui est si éloigné de concevoir et peut-être de pouvoir suivre de pareils plans, on est tenté de la comparer à une [220] sorte de féerie et à une opération magique : ce qui a fait dire à quelqu'un qu'il n'y aurait que la même main cachée qui a dirigé la Révolution, qui pût en écrire l'histoire.

« Quand on la contemple dans ses détails, on voit que, quoiqu'elle frappe à la fois sur tous les Ordres de la France, il est bien clair qu'elle frappe encore plus fortement sur le Clergé… »

Plein de respect pour l'idée de sacerdoce, qui est à ses yeux peut-être la plus haute de toutes, Saint-Martin trouve tout simple que les individus de cet Ordre aient été les premiers atteints et châtiés, de même que cette Révolution de genre humain a commencé par les Lys de France : « Comme aînés, dit-il, ils devaient être les premiers corrigés. »

Je ne fais qu'indiquer ces manières de voir qui nous sont devenues depuis lors familières par le langage si net et si éclatant de M. de Maistre ; mais Saint-Martin y mêle des idées et des sentiments qui lui sont propres et qui ont beaucoup moins de netteté. Au fond, il est adversaire et rival du christianisme constitué et établi dans l'Église ; il a tout bas son ordre trouvé, sa religion à lui, son règne de Dieu qui doit en partie réparer le monde et réintégrer l'homme dans une état de presque divine félicité, lui rendre même des facultés tout à fait merveilleuses et des lumières présentement surnaturelles. Il voit dans la Révolution française une sorte de Jugement dernier qui doit hâter cette sorte de restauration religieuse et de théocratie libérale, qu'il appelle, qu'il ne définit pas, mais qui sera le triomphe plus ou moins complet de sa doctrine secrète. Il tend à refaire, avec les hommes, des dieux. Selon lui, il ne tiendra qu'à chaque homme restauré de redevenir un roi-mage faisant miracle tout le long du jour. C'est à sa manière un millénaire, un utopiste à l'imagination pieuse ; et les beaux résultats qu'il se peint à l'avance, le futur âge d'or de sa philosophie divine, cette espèce d'Éden, plus ou moins retrouvé dès ici-bas, quelles que soient les épreuves de la crise dernière, ne lui paraissent pas trop chèrement payés. – Lui, de tous les hommes le moins semblable assurément à Condorcet, il lui arrive de rêver et de délirer comme lui. Toute la différence, c'est qu'il délire plus divinement.

Il me suffit de dénoncer ce côté chimérique et personnel, qui se mêle à d'autres idées élevées et vraiment dignes de [221] n'y être pas compromises. Saint-Martin comprend au reste qu'il a eu des malheurs d'expression et des duretés apparents (4), des torts d'indiscrétion et de négligence dans l'exposition de ses idées, et il s'explique par là leur peu d'effet et d'action sur les contemporains. L'amour propre est si ingénieux, même chez les plus humbles, que cet aveu de son tort et l'explication qu'il en donne vont tourner encore à la glorification de son rôle réservé et de son utopie chérie :

« Il y a, confesse-t-il, dans quelque-uns de mes ouvrages plusieurs points qui sont présentés avec négligence, et qui auraient dû l'être avec beaucoup de précaution pour ne pas réveiller les adversaires. Tels sont les articles où je parle des prêtres et de la religion, dans ma Lettre sur la Révolution française, et dans mon Ministère de l'Homme-Esprit. Je conçois que ces points-là n'ont pu nuire à mes ouvrages, parce que monde ne s'élève pas jusqu'au degré où, s'il était juste, il trouverait abondamment de quoi se calmer et me faire grâce, au lieu qu'il n'est pas même assez mesuré pour me faire justice. Je crois que les négligences et les imprudences où ma paresse m'a entraîné en ce genre ont eu lieu par une permission divine, qui a voulu par là écarter les yeux vulgaires des vérités trop sublimes que je présentais peut-être par ma simple volonté humaine, et que ces yeux vulgaires ne devaient pas contempler. [Mon Portrait, 116] – Le monde et moi, disait-il encore pour se consoler, nous ne sommes pas du même âge. [Mon Portrait, 116] (5).