1920.le.destin1920 - Le destin ou Les fils d'Hermès

François Jollivet-Castelot (1874-1937),
Président de la Société Alchimique de France

Le destin ou Les fils d'Hermès : roman ésotérique

Paris
Bibliothèque Chacornac
11, quai Saint-Michel
1920

« À la mémoire des trois mages : Stanislas de Guaita, Saint-Yves d’Alveydre, Papus. »
Leur Frère d’Armes, F. J. C.

Présentation

François Jollivet-Castelot (1874-1937), créateur et président de la Société alchimique de France, fonde et dirige les revues L'Hyperchimie, Rosa Alchemica, Les Nouveaux Horizons de la science et de la pensée et enfin La Rose+Croix. Ami de Papus, de Stanislas de Guaita, Alexandre Saint-Yves d'Alveydre, il écrit des articles dans les revues L’Initiation et le Voile d’Isis.

Sur le site Réflexions sur trois points se trouve une biographie de l’auteur : Grandes figures du passé, François Jollivet-Castelot

Son roman, Le Destin ou les Fils d’Hermès, édité en 1920, retrace à travers l’histoire du comte Gaston de Lambert, son parcours, son cheminement intérieur, ses recherches ésotériques, ses engagements et ses rencontres avec les personnalités occultisantes de son époque.

Sommaire : Paul Sédir, Papus, Stanislas de Guaita, Saint-Yves d'Alveydre, l'École martiniste, F-C. Barlet, L'Initiation avec le discours de Papus, les membres de l'École martiniste, Rochas d'Aiglun.
Les titres sont du Webmestre.


Rencontre avec Paul Sédir, pseudonyme de Yvon Le Loup (181-1926)

Extrait de la 2e partie, Les Fils d’Hermès, L’Ascèse. VIII – L’Equilibre, pages 196-200.

Dès son arrivée à Paris, Lambert se rendait chez Paul Sédir, avec lequel il avait particulièrement correspondu depuis un an et qui se trouvait en relations suivies et intimes avec la plupart des hermétistes, des théosophes et des spirites notoires ou éminents, connus ou cachés, de la Grande Ville.
Sédir, secrétaire général de la rédaction de la Revue L‘ Initiation, rédacteur en chef du Voile d’Isis les deux organes fondés par Papus, membre influent des Sociétés secrètes qui centralisaient le mouvement spiritualiste et bras droit de Papus, habitait alors avenue de l’Opéra.
Lambert monta cinq étages, s’égara dans un couloir à bifurcations où s’alignaient des portes identiques, heurta à deux ou trois d’entre elles avant de se trouver chez Sédir.
Une jeune femme ouvrit, qui s’effaça pour laisser pénétrer Gaston dans une petite pièce mansardée, plus longue que large et dont l’unique lanterneau prenait jour sur le toit.
Un rapide examen du lieu permit à Lambert de se rendre compte que le locataire, s’il n’était point fortuné, savait en artiste tirer partie des choses, simples, mais disposées avec goût.
Cet étroit cabinet de travail était meublé d’un bureau aux coins de cuivre ciselés, d’un sopha, de trois chaises en cuir genre-de Cordoue, et d’un fauteuil américain, large, au dossier bas, commode à l’homme d’étude.
Aux murs, des tentures, quelques belles affiches de Mucha représentant des évocations magiques ; sur le parquet, un tapis oriental. Des [page 197] fleurs sur le bureau, sortant d’une gaine de verre mauve craquelé.
Beaucoup de livres d’occultisme, aux couvertures usagées.

La portière de perles multicolores qui séparait la chambre voisine de celle-ci bruissa en s’écartant et Lambert vit s’avancer, la main tendue, la jambe gauche raide et traînante, un grand jeune homme imberbe, de 27 à 28 ans, sans teint, aux yeux étonnamment clairs et vagues, marron brûlé.
Les gestes étaient sobres, la voix grave et très lente, la tenue soignée. Correction anglaise. Col de chemise haut, à double cassure, manchettes reluisantes.
Sédir portait un complet veston gris foncé, de coupe élégante ; il avait une cravate bleu-marine et des bottines vernies.
Il parlait peu, se montrant affable, mais réservé. Lambert le jugea sympathique, d’une sincérité absolue et doué de connaissances étendues en occultisme, mais spécialement en mystique.
Disciple de Jacob Boehme, de Jeanne Leade, dont il traduisait des ouvrages peu connus, et de Cl. de Saint-Martin, Sédir pratiquait leurs enseignements théosophiques et kabbalistiques, abdiquait, disait-il, sa propre volonté pour accomplir celle d’autrui et obéir ainsi à la loi d’amour et de soumission christique, telle qu’il la concevait.
Il s’efforçait aussi de parvenir aux états supérieurs de la conscience par l’absorption de son être dans la vie intérieure de la Nature, au moyen de la vision astrale obtenue par le [page 198] miroir magique et qui permet d’atteindre le noyau, la racine même des choses, de concevoir leurs correspondances.
La magie constituait à cette époque, le fond de la doctrine exposée par les centres occultistes, à la tête desquels se distinguaient Papus, Guaita, Sédir, pour ne citer que les noms révélés au public, c’est-à-dire ceux des personnalités déléguées à la tâche en quelque sorte exotérique.

Lambert et Sédir se lièrent de suite, réunis par des idées communes et une réelle affinité.
Ils se virent les jours suivants, dînèrent ensemble, parcoururent les brasseries du quartier Latin où Sédir connaissait des types curieux d’artistes, de poètes, de philosophes et d’illuminés qu’il fit rencontrer à son camarade, puis il lui offrit de le présenter à Papus, le chef incontesté de l’Occultisme, que Gaston désirait vivement connaître et questionner.


Rencontre avec Papus, le Dr Gérard Encausse (1865-1816), pages 200-203

Le mage habitait Auteuil, avenue des Peupliers, villa Montmorency, en ces temps-là.
Il faisait un temps beau et doux, souriant de soleil léger, lorsque le comte sonna dans la matinée, vers les onze heures, à la porte de la gentille villa entourée d’arbres encore verts, en compagnie de Sédir.

Quand il fut en présence de Papus qui, tout en causant, classait des papiers, assis à sa table de travail, et prenait des notes, Lambert [page 200] s’étonna de sa jeunesse et de son aspect dépourvu de tout apparat.

A 42 ans, Papus, de son vrai nom le Docteur Gérard Encausse, avait accompli une tâche importante. Il était célèbre dans le monde entier comme occultiste et même ses ennemis — car il en avait dans les milieux scientifiques et religieux — le reconnaissaient pour une intelligence avertie et pour le chef incontesté du vaste mouvement ésotérique qui croissait, sous sa gouverne, depuis 1885 et que quelques autres écrivains de valeur tels que Guaita, Joséphin Péladan, Saint-Yves d’Alveydre, Paul Adam, Barlet et Sédir, appuyaient de leur plume, de leur vaillant apostolat.

Papus était jovial, aimable, d’un accueil cordial et franc, avec des manières rondes de bon garçon qui est à l’aise partout et qui met de suite les gens à l’aise. Lambert l’observait. Il sentait une force sous l’enveloppe en somme vulgaire et même d’allure débraillée.
La voix douce, musicale, nuancée sortant de lèvres épaisses un peu cachées par la moustache noire et la barbe assyrienne, enveloppait agréablement ; l’élocution était aisée, brillante, sans afféterie.
Des yeux très beaux, marrons, caressants et qui, doucement, magnétisaient, en ce sens qu’ils provoquaient un lien de sympathie entre Papus et l’interlocuteur charmé.
Papus accompagnait souvent ses paroles d’un sourire malicieux de la bouche et des yeux bridés, même lorsqu’il dissertait des choses les plus [page 201] élevées de la magie et de l’hermétisme, un sourire à peine en dessous, qui eut pu sembler à tort railleur ou sceptique comme le regard pétillant qui tâtait l’adversaire ou le partenaire. C’était le croisement de fer du duelliste, et Papus dodelinait parfois sa grosse tête ronde et chevelue — mal peignée — qui surmontait un corps robuste, épais et même plutôt obèse, inélégant à tout point de vue.
Certes il n’offrait rien d’un grand seigneur. Gaston fut même un peu offusqué en le voyant tirer pour se moucher, un mouchoir à carreaux de couleurs qui était sale.
L’habit ne fait pas le moine, songea le comte et le sourire dissimule sans doute une conviction sincère quant à la doctrine spiritualiste, très éclectique d’ailleurs, que le Maître prônait en l’enjolivant de récits occultes sensationnels, mais maintes fois vraiment gasconiens.

Lambert apprit du reste de la bouche même de Papus qu’il était né de père méridional et de mère espagnole. Il était donc plus que du Midi. Il était du Midi et quart. Cet ascendant pouvait expliquer les tendances de Papus à la galéjade ainsi qu’aux affabulations qu’il exposait par ailleurs avec l’humour impassible d’un britannique.
Mais ce défaut peut-être devenait une qualité car il contribuait au succès que Papus obtenait comme conférencier et dans ses écrits ou ses travaux de propagande. Une certaine fantaisie, le conte joliment brodé, plaisaient à ses auditeurs mélangés, à beaucoup de grands enfants qui l'écoutaient bouche bée, à ses fidèles auditrices [page 202] surtout, public qui se ralliait ainsi au fonds des idées présentées avec un art incomparable.
Au vrai, Lambert constata, dès cette entrevue pleine d’agréments, le rôle principal que Papus jouait dans l’occultisme : celui d’apôtre, de vulgarisateur éminent, de réalisateur pratique, d’écrivain clair et facile, accessible à la masse sinon toujours irréprochablement scrupuleux quant aux faits, ainsi qu’il apparaissait dans ses ouvrages célèbres : Traité Méthodique de Science Occulte, Traité Elémentaire de Science Occulte, La Magie et l’Hypnose, grâce auxquels des milliers de personnes connurent les principes, les textes et les lois générales de l’hermétisme enseveli jusqu’alors dans l’ombre de quelques cénacles.

Nul, au surplus, ne connaissait mieux que Papus les diverses écoles qui se partageaient la faveur des disciples de l’Invisible, les dessous, les à-côtés, les coulisses de ce monde étrange autant que nombreux, les histoires et les événements qui s’y rattachaient.
Il documenta Lambert — qu’il estimait de voir collaborer à l’œuvre entreprise et en qui il avait salué un frère d’armes — sur le passé et le présent des sociétés initiatiques dérivées des grands centres secrets de l’Illuminisme : sur la Kabbale d’origine judaïque, mais qui se reliait au christianisme par l’ésotérisme oriental, sur la Théosophie issue de l’Inde anglaise où la fantastique Blavatsky avait amalgamé, en un pot-pourri, une mixture de toutes les religions et de toutes les philosophies, syncrétisme répandu en suite par l’intermédiaire de Madame Annie Besant, de Sinnett, de Leadbeater, sur le [page 203] spiritisme, ce couloir sombre, véritable antichambre mal éclairée de l’Occultisme.
Il communiqua quantité de pièces curieuses, importantes le cas échéant, à Lambert, lui assigna sa place et son rôle dans le cénacle occulte, confirmant sa priorité et son autorité re connues d’alchimiste, et l’on convint que, avant son départ de Paris, il serait affilié aux grades supérieurs du martinisme, investi des fonctions que l’on comptait lui déléguer, en une tenue de loge générale.


Rencontre avec Stanislas de Guaita (1861-1897), pages 203-205

Le lendemain de sa visite à Papus, Gaston de Lambert fut reçu par le marquis Stanislas de Guaita, dans le confortable appartement qu’il occupait au rez-de-chaussée, avenue Trudaine, à l’entrée du pittoresque quartier de Montmartre.
Au deuxième coup de sonnette, Catherine, la vieille bonne à demi sourde, coiffée d’un bonnet ruché comme dans l’ancien temps, vint ouvrir en trottinant. Elle jouissait d’une certaine notoriété dans le monde occultiste et littéraire due à ses affirmations convaincues que son maître retenait enfermé dans un placard de sa chambre un esprit, un génie, qui était aux ordres de M. le Marquis.
Elle aimait à conter son émotion de l’avoir vu.

Le marquis Stanislas de Guaita avait de l’allure et de la race.
Lambert se reconnut en face d’un homme du monde qui l’accueillit en gentilhomme — et d’un caractère.
Guaita, grand maître de l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix rénové, selon les principes [page 204] traditionnels qui régirent jadis cette fraternité mystérieuse et fameuse, cette assemblée secrète et puissante des cardinaux de l’Eglise Occulte, Guaita, issu d’une vieille famille noble de Lorraine, comptait 37 à 38 ans.
Petit, court, trapu, il avait la tête forte et carrée, le poil roux, dru et ras d’un germain, la mâchoire volontaire, l’œil bleu d’acier, dur, perçant et fixe. Une encolure de taureau. Des façons brèves, mais d’une courtoisie innée. Un vêtement bleu-marine tout simple moulait son torse trop large et dissimulait la musculature de jambes solides, trop petites proportionnellement au corps.

On sentait en Guaita un tempérament passionné et volontaire. Il dirigeait l’Ordre de la Rose-Croix, de son propre aveu à Lambert, avec une poigne de fer, à la prussienne. Il aimait la discipline inflexible. Il exigeait. Il fallait lui obéir sans réticences ; seulement comme il savait ce qu’il demandait, qu’il poursuivait un but inchangé et qu’il était fait pour commander, on pliait volontiers.
C’était un mage, un réalisateur hardi, même téméraire. Il osait. La mort devait être le résultat de ses efforts.

Il franchit les portes de l’Inaccessible Cité, mais elles se refermèrent sur lui définitivement et le Sphinx continua à veiller devant le gouffre qui attire la proie.

Guaita, artiste délicat, rare et difficile, penseur vertigineux, pionnier solitaire de l’Horrible qu’il fouilla jusque dans ses hallucinations de folie, fit une grande impression sur Lambert.
Il possédait une magnifique bibliothèque, une [page 205] collection de manuscrits alchimiques et hermétiques enluminés à la main, de valeur inestimable, de toute beauté, qu’il feuilleta devant Gaston, et qui lui servirent à orner et illustrer le texte sobre et vigoureux de ses ouvrages dominateurs : Au Seuil du Mystère, Le Temple de Satan, La Clé de la Magie Noire, qu’on ne peut mettre en balance, idées et forme littéraire, qu’avec les livres impérissables d’Eliphas Lévi.

Aristocrate, Stanislas de Guaita se tenait à l’écart des groupes. On ne le rencontrait point dans les réunions ni les loges. Tel le Pontife invisible au fond du Vatican, il maniait de sa retraite les fils de l’Ordre Suprême. Sa présence soupçonnée n’en acquerrait que plus de force et de prestige.

Lambert ressentit de la fierté à savoir qu’à la première vacance, Stanislas de Guaita le proposerait comme membre de la fraternité rosi-crucienne. Nulle élection ne pouvait lui être plus sensible que celle du Grand-Hiérophante actuel dont les choix ne se prodiguaient point et qui n’appréciait que l’exceptionnel.

Guaita dédaignait le public. Il demeurait solitaire dans sa tour d’émeraude, ne frayant qu’avec de rarissimes compagnons d’esprit, tour précieuse d’où il cherchait à sonder les espaces sans fin, et dont il ne s’évadait plus qu’à l’aide des drogues maudites, pour d’artificiels paradis peut-être...


Rencontre avec le marquis de Saint-Yves d’Alveydre (1842-1909), pages 205-211

Un autre après-midi, Lambert se rendit à Versailles pour se présenter chez le marquis de Saint-Yves d’Alveydre, l’Eminence Grise de l’Hermétisme, l’énigmatique Ermite, qui vivait plus retiré encore que Guaita, en son luxueux [page 205] appartement de la rue Colbert, au rez-de-chaussée aussi.
On ne l’approchait que très difficilement, après avoir passé par l'intermédiaire d’amis et posé une ou plusieurs demandes d’audience.
Il craignait les curieux en général et les importuns, se méfiait, à juste titre, de la turba stulta de l’Occultisme, des aliénés qui pullulent dans les bas-fonds de ce milieu hétérogène.
La délicatesse morale, la haute intellectualité de Saint-Yves lui faisaient redouter le contact, même passager, des imbéciles ou des fous. Ce n’est point lui qui eût su affronter la masse diverse des gens singuliers que Papus coudoyait sans cesse pour les besoins de la cause !
N ’est pas dompteur qui veut. Il faut une grande robustesse, une absence presque complète de nerfs, un sang-froid particulier pour tenir ce rôle. Le relent des bêtes fauves ou des bêtes tout court, la contagion de leur atmosphère, suffoquent ceux qui n’ont point d’insouciance.

Semblable aux légendaires mahatmas de la théosophie moderne, le marquis de Saint-Yves d’Alveydre se dérobait aux regards profanes ou indiscrets, restait enveloppé de brouillard protecteur.
Les sages ont horreur de la foule qui leur cause un insupportable malaise pouvant aller jusqu’à la souffrance intolérable. Les Adeptes écartent de leur ambiance aromale les esprits et les âmes médiocres. Ils laissent à d’autres, moins raffinés ou plus héroïques peut-être, l’ingrat labeur et les gloires bruyantes de l’apostolat et de la popularité. Eux ne veulent, ne cherchent, ne demandent qu’une seule chose : la [page 207] paix intérieure, la solitude. Ils passent inconnus.

Les diverses pièces de l’appartement, élevées, aux boiseries blanches agrémentées de sculptures Louis XV que l’on retrouve dans tous les vieux hôtels confortables de Versailles, ville du Roi, offraient une extrême élégance, laissaient voir une richesse qui ne s’affichait point, mais ne se dissimulait pas. Le marquis, veuf d’une cousine éloignée de Napoléon III, possédait depuis son mariage une considérable fortune.
Les tapis étaient feutrés sous les pas, les tentures étaient lourdes, les fauteuils profonds, les poufs rebondis, de soie fine. Chaque meuble, tout objet indiquait un luxe raffiné et de grand ton.
Le silence régnait ; un calme mystique et extra-humain, léger, délicieux et odorant enveloppait, dès qu’il avait franchi la porte d’entrée du vestibule, le visiteur, qu’à voix basse interrogeait une gouvernante amène, mûre et distinguée.

Saint-Yves d'Alveydre fit avancer le comte de Lambert dans son petit salon particulier attenant au grand salon où il avait patienté un bon moment. On n’avait point accès dans le cabinet de travail que le maître tenait pour le sanctuaire inviolable de sa pensée infime et qui, disait Saint-Yves, communiquait avec un oratoire.
Il s’assit à contre-jour et suivant son habitude pria Gaston de prendre place en face de lui, le visage en pleine lumière. Ainsi dominait-il sans tarder ses hôtes qu’il conservait sous son regard. [page 208] La conversation fut plutôt un monologue.

Saint-Yves causait admirablement, parlait une langue châtiée, maniait les mots avec un art consommé qui produisait des effets de musique exquise — et il aimait qu’on l’écoutât avec recueillement.
L’interruption le coupait à contre-temps, la contradiction lui était désagréable, car il espérait convaincre tout interlocuteur par la supériorité de son discours, à la rhétorique argumentée.
Il convenait de le laisser émettre, dans toute l’ampleur des tirades, ses idées coutumières qui, belles, harmonieuses, se drapaient d’une métaphysique aux profondeurs si mélodieuses et si divinement cadencées qu’à peine l’esprit parvenait à les fixer au milieu du chatoiement des phrases, de l’abondance des adjectifs, de la plénitude des formes étincelantes.

La doctrine gnostique de Saint-Yves, vaste et féconde comme la nature universelle qu’elle prétendait traduire, ne pouvait s’épancher d'un seul trait.
Le Maître, orateur d’une suave éloquence, à la diction parfaite, conduite en sourdine, parfois chuchotante et qui s’éteignait aux moments voulus, mourait aux endroits propices — avec des gestes onctueux de prédicateur éminent, amenait sans hâte, les diverses périodes, arrondissait, sculptait, polissait les successives parties de la conférence, s’aidant de ses mains fines, blanches et soignées de prélat, du mouvement varié de ses magnifiques yeux doux et longs, expressifs autant que ceux d’une femme oui est belle, séduisante, et ne l’ignore point. [page 209]

Le corps serré dans, son haut fauteuil droit, épiscopal, de velours violet, la poitrine un peu bombée sous la redingote très chic, à la boutonnière de laquelle le mince ruban de la Légion d’Honneur tranchait comme le pétale sanglant d’une rose rouge, une perpétuelle cigarette à bout ambré fumant entre les doigts baguetés plus qu’aux lèvres occupées à dire, les jambes croisées qui laissaient entrevoir des chaussettes de soie violet foncé entre le bas du pantalon à damiers blancs et noirs et l’échancrure de légers souliers vernis lacés d’un large ruban, le marquis de Saint-Yves d’Alveydre, captivant par tout son être de charme seigneurial, vieillard de cour, si l’on ose donner ce nom de vieillard à une figure de noble prélat romain ou de diplomate impeccable qui frise à peine la soixantaine, mais dont la chevelure bouclée, la jolie moustache soyeuse et retroussée sont d’une blancheur de lait, le marquis ne s’arrêtait de commenter la théorie du Verbe Incarné, la réalité universelle immanente et transcendante de la Rédemption christique, l’unité fondamentale des religions qui dérivent toutes d’un catholicisme originel dont le christianisme constitue la synthèse absolue, l’origine des langues et du symbolisme à triple sens de leurs alphabets, hiéroglyphes des cultes, des philosophies, des sociétés, des sciences et des arts, dont lui Saint-Yves avait réussi à reconstituer la racine au moyen de cet instrument de Grand Art : Ars Magna : L’Archéomètre, auquel il mettait la dernière main après vingt années d’études et les révélations secrètes d’un brahmane initié aux ultimes Mystères divins, Archéomètre grâce[page 210] auquel les chercheurs posséderaient enfin la clé souveraine de toute la Nature, de toutes les religions, de tout savoir, Archéomètre qui livrerait sans ambages les arcanes suprêmes de la Gnose, de l’Hermétisme, de l’Alchimie comme de l’Astrologie et de la Magie — le marquis ne s’arrêtait que pour rallumer une autre cigarette en affirmant qu’il avait réalisé à merveille la transmutation des métaux, ou pour tremper ses lèvres infatigables dans une coupe de champagne de marque, en invitant le jeune homme à l’imiter, avec une sollicitude tout à la fois paternelle et mondaine. […, page 211]

Lambert constata, au cours de ses entretiens avec celui que les chefs de l’Hermétisme considéraient comme un être presque surhumain, un thaumaturge et un inspiré dont on recueillait avec dévotion les avis, que Saint-Yves prisait fort peu la propagande occultiste et le mouvement ésotérique et que ses idées sur l’initiation, les sociétés secrètes, la magie, différaient sensiblement des opinions qu’avaient sur ces points, Papus, Guaita et d’autres.
Saint-Yves faisait peu de cas des systèmes occultistes, de même que de la plupart des occultistes. Il estimait arbitraires leurs classifications extra-terrestres, dangereuses leurs pratiques et il identifiait la Magie avec la Religion pure, avec le Savoir absolu que seul l'homme uni au Christ atteint car il vit alors en Dieu.

Lambert, quelque vif que fut son désir de s’imprégner des effluves bénéfiques et de la force morale puissante qui émanaient de Saint-Yves — de qui les ouvrages, se disait-il, la Mission des Juifs, par exemple, son chef-d’œuvre, ne donnaient pas la véritable caractéristique : il fallait, non lire, mais entendre et voir Saint-Yves d'Alveydre — Lambert prit congé du marquis sur l’invitation cordiale de ce dernier à venir le revoir car il éprouvait de son côté une immédiate estime et de l’affection pour le jeune homme loyal, sincère, chercheur sans intérêts matériels qui lui avait soumis sa mentalité et son âme nues, demandant en échange les conseils éclairés du Grand Ami.


L’Ordre Martiniste – Bureaux de l’Initiation, pages 214-217

Il était neuf heures du soir lorsque Gaston de Lambert, accompagné de Papus chez qui il avait dîné, tourna ce samedi le coin du quai des Grands-Augustins pour atteindre la petite rue de Savoie courte, étroite, obscure, dans laquelle les deux hommes s’engagèrent.
Après l’avoir remontée sur toute sa longueur, ils s’arrêtèrent devant une vieille maison de triste apparence qui portait le n° 4 et où avaient lieu les réunions occultistes.
Calme le jour, resserrée et comme perdue dans un quartier non passager, formant une sorte d’impasse où ne circulent guère les voitures ni les gens pressés, habitée par de paisibles employés, des travailleurs en chambre et des étudiants modestes, la rue de Savoie point commerçante — il n’y avait qu’un magasin : la librairie d’hermétisme tenue au n° 3 par Chamuel, l’éditeur et l’ami de Papus et de Sédir — est déserte à la nuit. On s’y croirait en plein Paris bizarre et curieux du XVIe siècle, dans l’un de ces dédales d’antiques ruelles propices aux faiseurs d’or, aux astrologues et aux nécromants, peuplées de juifs adonnés aux sciences kabbalistiques.
L’Hôtel de Savoie, de très médiocre apparence, auberge d’étudiants pauvres, « hostellerie » pittoresque, s’élevait au milieu de la rue et seule la lumière sans grand éclat de sa lanterne, trouait les ténèbres environnantes que ne dissipaient point deux pâles réverbères placés en sentinelles à chaque extrémité de l’artère.

Papus et le comte montèrent un escalier [page 215] mesquin qu’une lampe fumeuse ne rendait pas d’un accès facile et débouchèrent, au premier étage, en face d’une petite porte bien humble où se lisaient ces mots gravés sur une plaquette de cuivre : Ordre Martiniste. Bureaux de l’« Initiation ».

Le martinisme, remis en action par Papus principalement — qui en était le Grand-Maître — aux alentours de 1885, remontait à Martinès de Pasqually, son fondateur, puis à Louis-Claude de Saint-Martin, « le Philosophe Inconnu », mystique et hermétiste notoire, de noble famille et d’intelligence très distinguée sinon remarquable, épris de Kabbale, d’alchimie, d’illuminisme honnête mais un peu vague et touffu, qu’il délaya dans une vingtaine de livres de style filandreux et à l’eau de rose.
Il continua l’œuvre de Pasqually.
Spiritualiste fervent, imbu de la tradition régulière, il eut des disciples nombreux et de valeur, parmi lesquels Cazotte, qui répandirent sa doctrine.
Au moment de la scission qui se fit dans l’Illuminisme, quelques années avant la Révolution de 1789, les martinistes restèrent hiérarchistes et hostiles à l’anarchie morale et politique de la Franc-Maçonnerie. Ils s’opposèrent à la profanation des symboles, au galvaudisme de l’initiation, à Cagliostro et à toute la clique de charlatans doublés d’espions qui préparaient le cataclysme sanglant de la Terreur.

Les loges de l’école martiniste tombèrent en sommeil à la Révolution française. Les idées de Pasqually et de Saint-Martin ne se transmirent plus que par des adeptes isolés qui travaillaient [page 216] dans le silence sans chercher à faire des prosélytes.

Papus ayant eu connaissance des archives primitives de l’Association martinésiste et martiniste, résolut de reconstituer sur ses véritables base l'intéressante confrérie et d’en faire une vigoureuse société initiatique reposant sur les principes traditionnels de l’hermétisme, de l’ésotérisme et du spiritualisme, et dont le rôle consisterait pour une grande part, selon les vues personnelles de Papus, à lutter contre l’athéisme, l’ignorance formidable, le politicisme mercantile et le chaos de la Franc-Maçonnerie, oublieuse de ses symboles autant que de son origine occultiste. Car elle est la fille dégénérée de l’Illuminisme, la dépositaire infidèle des mystères d’Isis.
Papus, grâce à son talent d’organisateur, parvint rapidement à créer un nombre respectable de loges, non seulement en France, mais à l’étranger.

En dehors de ces cercles, des initiés indépendants furent recrutés dans les divers milieux intellectuels et sociaux, car il n’était point nécessaire d'appartenir à une loge, et ainsi en quelques années, l’Ordre Martiniste compta plusieurs centaines d’affiliés.
L’initiation comportait trois degrés, conformément à la tradition hermétique. Possesseur du dernier grade, l’initié était alors dit S.·. I.·. Il restait ignoré du public, inconnu supérieur, d’autant plus fécond, actif et libre qu’il passait couvert du manteau de l’ermite, invisible sous le capuchon.

Le martinisme, à l’époque où Lambert fut [page 217] reçu en loge, était à son apogée. Il possédait en son sein des esprits d’élite, des penseurs originaux, des artistes, des écrivains, qui accomplirent une tâche que l’avenir connaîtra, car les germes ne se développent que sous l’effet du temps et la moisson précoce est moins riche, moins abondante que la moisson tardive.
On se serrait autour de Papus qui dirigeait l’Ordre avec une rare dextérité, de façon étroite, spontanée et fraternelle.


Rencontre avec F.-C. Barlet, pseudonyme de Albert Faucheux (1838-1921) pages 218-219

À l’écart, souriant et l’air débonnaire, un vieillard craintif semblait vouloir s’effacer.
On eut dit un rabbin d’autrefois avec son visage d’ivoire jaune, sa barbe blanche, ses yeux profonds et doux qui éclairaient un front lisse et bombé, séparés par l’arête recourbée du nez mince rejoignant la moustache soyeuse. Les dents étaient superbes.

— Un de nos maîtres les plus savants et les plus modestes, l’un des Adeptes — déclara Sédir à Lambert qui s’inclina devant celui qui n’était autre que F. Ch. Barlet, philosophe pythagoricien de la Compagnie, membre influent du Suprême Conseil de l’Ordre de la Rose-Croix, de même que Sédir.

Le vieillard à face de rabbin devint rose de confusion et protesta de son ignorance, en tendant à Lambert ses doigts longs et coniques d’idéaliste et d’homme candide, désarmé devant les embûches de la vie, qui ne sait rien de la malice humaine et dont on abuse à souhait car le mensonge, l’hypocrise lui sont étrangers.

— Je ne suis qu’un simple étudiant, assura-t-il. Je ne sais rien et j’apprends tous les jours.

Il s’occupait spécialement d’astrologie à ce moment-là, mais était supérieur dans toutes les sciences de l’Occultisme, venait de publier un Essai de Chimie Synthétique et possédait une [page 219] connaissance étendue, coordonnée en système colossal, effarant par sa complexité indéfinie.

La bonne foi, l’érudition tranquille de Barlet, faisaient de lui un des piliers de l’École. Il appartenait à une société secrète très occulte d’Orient et parut à Lambert en possession d’idées extrêmement vastes quoique mélangées de croyances singulièrement archaïques, pour un cerveau puissant comme le sien. C’était un ensemble de théurgie alexandrine et de science, de loyauté et de foi ardente. Le génie a de ces mélanges.

Lambert se promit de poursuivre les relations ébauchées avec Barlet qui, réfugié dans l’ombre, théoricien pur, contrastait avec les autres maîtres par sa bonhomie provinciale, sa bourgeoise attitude. Il n’avait rien de parisien ni d’imposant, se montrait gêné d’allures, et sauf la sculpture noble de sa tête pour qui en détaillait les lignes, il ressemblait à un honnête fonctionnaire.


L’Initiation, pages 219-221

La chambre se vidait. Il ne restait plus que Barlet et le jeune homme.

— Je viens interrompre votre conversation, s’excusa Sédir. Mais on vous attend, Barlet ; nous entrons en loge.

Veuillez rester ici, pria-t-il Lambert. On viendra vous chercher tout à l’heure.

Quelques instants plus tard, le comte vit arriver un homme masqué qui l’invita à le suivre et le fit pénétrer dans une chambre éclairée aux bougies placées dans des candélabres à trois branches, où se tenaient debout, rangées en cercle une douzaine de personnes, le visage masqué d’un loup de satin noir et le corps couvert d’une [page 220] ample robe de lin blanche. Les dignitaires portaient en sautoir le large cordon de soie blanche avec les insignes de leur fonction brodés en or, et le bijou de l’ordre agrafé sur le côté.
Devant une table couverte d’un tapis également blanc et sur laquelle était posé le Rituel et le Manuel de l’Ordre, le Président de la Loge et ses deux assesseurs se dressaient immobiles.
Ils s’assirent.

Lambert, sur leur invitation, s’approcha d’eux.
Et l’initiation, très simple et brève, dépourvue de la fantasmagorie ridicule de la maçonnerie, s’accomplit.
Il n’y avait point d’épreuves. On ne prêtait aucun serment, ne se livrait à aucune profession de foi spéciale, la liberté morale étant considérée comme sacrée.

Papus que Lambert reconnaissait aisément à sa corpulence, à sa barbe fourchue et à sa voix, lui conféra personnellement, avec le troisième grade les fonctions et les titres réguliers de Délégué Général du Suprême Conseil et de Membre du Suprême Conseil de l’Ordre Martiniste, en raison des lumières qu’il possédait et des services qu’il avait rendus à la cause de l’Hermétisme.

L’un des assesseurs lui tendit une robe de lin dont il s’entoura, ainsi que les insignes de ses grades, puis Papus prononça le discours de réception. Il parlait sans recherche, ne visait point à l’effet. L’intonation, agréable, était un peu chantante, la phrase imagée, aux accents parfois impératifs qu’atténuait la plus exquise courtoisie :


Discours de Papus, pages 221-223

— Te voici notre frère.

Tu es lié à nous, non par un pacte quelconque, non par obligation, mais par la communauté d’idées, de pensées et de sentiments qu’inculque le plus pur idéal.
Tu es venu à nous librement. Tu peux nous quitter de même. Mais n’oublie jamais les devoirs de l’amitié et de la discrétion.
Nous t’avons reçu avec joie, car nous savons que ton esprit est éclairé par le rayon hyperphysique de la lumière intérieure, et que ton âme est juste. La paix de la bonne volonté est en ton cœur.
Nous t’accueillons comme initié, nous initiés. Mais, tu ne l’ignores point, nous ne t’avons point conféré, à vrai dire, l’initiation.

L’initiation est personnelle. Elle ne se communique point, pas plus que le génie, le sens de la Beauté ou le talent. Chacun, à l’heure voulue, la trouve au plus profond de sa conscience illuminée par l’Être Éternel.
Tu étais initié, malgré ta jeunesse, grâce à ta propre connaissance, et déjà tu as parcouru un chemin étendu dans le domaine mystérieux de l'Occulte.

L’Homme est son maître à lui-même, puisqu’il est un effet de sa volonté harmonieuse, mais c’est l’Invisible qui le guide et le dirige.
Et c’est l’Invisible aussi qui t’a amené parmi nous, pour collaborer à l’édifice que nous construisons : la Pierre Cubique du Temple d’Hiram.
Ici, nous ne faisons que confirmer, entre compagnons assemblés et qui ont résolu de t’accueillir, la lumière divine que tu as obtenue et [page 222] que tu entretiendras en toi avec amour et fidélité, sans défaillir, nous en sommes garants.
Tu étais un appelé, dès longtemps, mon frère et te voici maintenant élu au Sanctuaire d’Hermès où tu prends place comme l’un des fils particulièrement affectionnés du trois fois grand : Trismégiste...

...Tu sais pourquoi nous enfermons dans le secret de l’Ordre, les majestueuses vérités, à la diffusion opportune desquelles nous travaillons d’autre part, avec enthousiasme et prudence.
La raison de notre obscurité apparente, tu la connais. Elle réside dans la circonspection du mage. Et je n’ai point besoin de t’intimer le commandement d’être supérieur et de rester inconnu. Les symboles te sont familiers, ô mon frère, et le masque qui nous dissimule le visage t’indiquerait, à lui seul, le danger, la folie et la vanité des révélations téméraires et des gloires du monde. L’Initié se recueille, cache sa vie et ne montre que ses actes. L’humilité sert sa puissance et l’orgueil ou l’égoïsme la détruisent.

Nous devons être ignorés, afin de conserver l’indépendance de notre esprit et de notre âme. Nous ne sommes que des ombres pour la foule, car il nous est interdit de jeter les perles aux profanes, de l’avis même du plus parfait des Fils de Dieu : Jésus le Christ, notre Maître Suprême ; et pour que l’on ne nous ravisse point les trésors dont nos mains sont pleines, il nous faut passer inaperçus.
Ces trésors d’ailleurs offriraient le plus grand danger à ceux dont le cœur n’est point épuré.

C’est pourquoi on écarte les imparfaits du jardin de la Science du Bien et du Mal. [page223]
Nous éloignons les indiscrets, les curieux, les sceptiques, qui, s’ils maniaient imprudemment les forces magiques dont nous disposons, périraient. La noblesse de l’âme est indispensable à qui prétend affronter, sans péril, les contrées invisibles.
Le gardien est là, incorruptible et farouche, armé du glaive, sur la montagne sacrée d’où l'Eternel fait entendre sa Voix.
Il ne laisse franchir le seuil du mystère qu’à celui qui sait, qui veut, qui ose et qui se tait.

Rappelle-toi toujours, initié, en quelques circonstances du destin que ce soit, tes obligations morales imprescriptibles.

Choisi par l’Invisible pour consacrer ton intelligence et tes énergies à l’élucidation de la nature intime des corps, de leurs combinaisons et de leurs luttes, à l’Alchimie dont les regards pénètrent jusqu’au fond de la Matière vivante, conserve donc intact le patrimoine de sa tradition millénaire, conforme tes actes à l’Idéal surhumain que tu portes religieusement en toi-même... N’emploie jamais l’or à une fin personnelle ou indigne.

Souviens-toi, Initié, notre frère de dilection, que l’Or est le symbole de l’Absolu, de l’Unité à jamais reconquise et que l’Or, fruit de l’Œuvre du Soleil, ne brille de tout son éclat que lorsque nulle poussière ne souille plus son essence ».
Alors, tous les initiés de la Loge, d’un même geste, enlevèrent leurs masques, puisque tous, ici, étaient frères et féaux.


Les diverses personnalités de l’École Martiniste, pages 235-237

Or les tempéraments des diverses personnalités qui se trouvaient à la tête de l’École Martiniste, différents et opposés, se complétaient et s’harmonisaient dans l'équilibre du courant hermétique ainsi formé.

Papus était l’agent actif, aux idées nombreuses, apte à diriger, canaliser, adapter les doctrines successives, davantage que pour les analyser ou les éclaircir par une étude originale et soutenue.
Il organisait et produisait. Son œuvre matérielle et intellectuelle le démontrait : ses livres avaient propagé l’occultisme partout, comme ses fondations l’avaient groupé, discipliné et rendu actif. Papus était le Balzac de l’Occultisme. Il avait le génie des affaires immenses. [page 236]

Guaita — qui venait de mourir à 37 ans — avait été et resterait le penseur vigoureux qui, personnellement, s’adonnait à la Magie et osait poursuivre, dans la pratique, ses projets. Il demeurerait le grand seigneur de l’Hermétisme, raffiné jusqu’à la morbidesse, le Mage puissant, isolé et volontaire.

Saint-Yves d'Alveydre, grand mystique aristocrate, s’opposait à l'œuvre de magie. Il attendait la lumière et la sagesse de la prière, du sacrifice et du renoncement intérieur, la vérité, du jeu subtil de son Archéomètre et l’ordre social de la Synarchie. Il conseillait volontiers d’aller à l’Eglise et de garder la foi aux symboles.
Elégant et disert, obscur et éloquent, pareil à un Soleil que l’on devine radieux derrière des nuages charmants, il s’effaçait dans une pénombre voulue et nuancée. Le public l’ignorait ; quelques disciples le vénéraient à l’égal d’un demi-dieu.

Sédir, attaché aussi au mysticisme, mais éclectique à cette époque, adepte du brahmanisme autant que du christianisme ésotériques, discret et compilateur fidèle, nature compréhensive mais portée vers les cimes du Mystère, cherchait en dehors de la Science, à l’instar de Saint-Yves dont il était l’ami, la vision béatifique de l’Infini.

Barlet seul, (et Marins Decrespe, ce dernier, beau brun ténébreux disparu prématurément à 35 ans), apportait des tendances rationnelles. Il s’appuyait sur le chiffre, le nombre, l’atome, la force connue, pour édifier sa philosophie de l’Inconnu.

Lui, Lambert, venait renforcer le parti de la Science, plus foncièrement positiviste, malgré le [page 237] mysticisme de son esprit, que n’importe lequel des adeptes d’Hermès.
Tous se contrebalançaient donc dans l’Ordre Martiniste, et de cette divergence naissait la justice équilibrante.


Le Martinisme, pages 319-322

Extrait de la 2e partie – Les Fils d’Hermès, L’Ascèse. X – La Roue de la Fortune.

C’est au XVIIIe siècle que le Martinisme [page 320] surgit avec son fondateur Martinès de Pasqually, disciple de Swedenborg et initiateur de L. Cl. de Saint-Martin.
Il rassembla une élite.
L’illuminisme se transmit dans ses grandes lignes, se perpétua de société secrète en société secrète, d’adepte à adepte, avec le comte de Saint-Germain, Lascaris, alchimistes, Mesmer, Cazotte, jusqu’à la Révolution qui fit triompher la secte maçonnique et jacobine combattue par l’hermétisme basé sur la hiérarchie de l’intelligence et de la vertu, l’ordre social et moral, la tolérance.

Au XIXe siècle, la tradition subit comme une éclipse. Elle dégénéra sous l’influence d’un charlatanisme regrettable, du progrès excessif de l’industrie et du commerce. Wronski, Fabre d’Olivet. Ch. Fourier et le baron du Potet le magnétiseur célèbre, retrouvèrent quelques-unes des clés égarées de l’hermétisme. L’épidémie spirite se mit à sévir et à bouleverser les cerveaux.
Mais quelqu’un s’éleva : Eliphas Lévi à qui il appartenait de restituer dans son ensemble l’antique et majestueux Occultisme.

Eliphas Lévi (Ad. Constant de son vrai nom), publia ses immortels ouvrages : Dogme et Rituel de la Haute Magie, La Clé des Grands Mystères, Histoire de la Magie, Fables et Symboles, La Science des Esprits, entre 1845 et 1865.
Ecrits dans un style simple mais riche et d’une belle allure, ils exposent les diverses parties de la Science des mages et constituent le monument le plus imposant élevé à la gloire et à la justification de l’Hermétisme. On chercherait en vain leurs pareils. Ils sont une Somme. […, page 322]

…Mais l’un des derniers disciples d'Eliphas, doué des qualités organisatrices indispensables au rôle d’apôtre, le Docteur Gérard Encausse, jeune médecin très actif, prit, sous le pseudonyme de Papus— le génie de la médecine en Kabbale — la tête du courant occultiste vers 1885 et donna un essor énorme à ces idées traditionnelles que l’Invisible voulait alors faire fructifier aux yeux de la masse.

Lorsque le comte Gaston de Lambert entra en rapports avec les chefs du mouvement : Papus, Guaita, Sédir (Yvon Le Loup), Barlet (A. Faucheux), de Rochas, l’Occultisme était en plein épanouissement. Il jouissait d’une extrême faveur, non seulement auprès de l’élite intellectuelle, mais du grand public qu’il attirait par ses relents magiques et sa réputation de science maudite. Il avait un peu, en certains milieux, [page 323] le succès de don Juan à qui les femmes vertueuses ne résistent point, par curiosité et, se disent-elles, pour tenter de le convertir.

 Source gallica.bnf.fr / BnF : 1920 - Le destin ou Les fils d'Hermès,  François Jollivet-Castelot (1874-1937).