Rencontre avec Stanislas de Guaita (1861-1897), pages 203-205
Le lendemain de sa visite à Papus, Gaston de Lambert fut reçu par le marquis Stanislas de Guaita, dans le confortable appartement qu’il occupait au rez-de-chaussée, avenue Trudaine, à l’entrée du pittoresque quartier de Montmartre.
Au deuxième coup de sonnette, Catherine, la vieille bonne à demi sourde, coiffée d’un bonnet ruché comme dans l’ancien temps, vint ouvrir en trottinant. Elle jouissait d’une certaine notoriété dans le monde occultiste et littéraire due à ses affirmations convaincues que son maître retenait enfermé dans un placard de sa chambre un esprit, un génie, qui était aux ordres de M. le Marquis.
Elle aimait à conter son émotion de l’avoir vu.
Le marquis Stanislas de Guaita avait de l’allure et de la race.
Lambert se reconnut en face d’un homme du monde qui l’accueillit en gentilhomme — et d’un caractère.
Guaita, grand maître de l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix rénové, selon les principes [page 204] traditionnels qui régirent jadis cette fraternité mystérieuse et fameuse, cette assemblée secrète et puissante des cardinaux de l’Eglise Occulte, Guaita, issu d’une vieille famille noble de Lorraine, comptait 37 à 38 ans.
Petit, court, trapu, il avait la tête forte et carrée, le poil roux, dru et ras d’un germain, la mâchoire volontaire, l’œil bleu d’acier, dur, perçant et fixe. Une encolure de taureau. Des façons brèves, mais d’une courtoisie innée. Un vêtement bleu-marine tout simple moulait son torse trop large et dissimulait la musculature de jambes solides, trop petites proportionnellement au corps.
On sentait en Guaita un tempérament passionné et volontaire. Il dirigeait l’Ordre de la Rose-Croix, de son propre aveu à Lambert, avec une poigne de fer, à la prussienne. Il aimait la discipline inflexible. Il exigeait. Il fallait lui obéir sans réticences ; seulement comme il savait ce qu’il demandait, qu’il poursuivait un but inchangé et qu’il était fait pour commander, on pliait volontiers.
C’était un mage, un réalisateur hardi, même téméraire. Il osait. La mort devait être le résultat de ses efforts.
Il franchit les portes de l’Inaccessible Cité, mais elles se refermèrent sur lui définitivement et le Sphinx continua à veiller devant le gouffre qui attire la proie.
Guaita, artiste délicat, rare et difficile, penseur vertigineux, pionnier solitaire de l’Horrible qu’il fouilla jusque dans ses hallucinations de folie, fit une grande impression sur Lambert.
Il possédait une magnifique bibliothèque, une [page 205] collection de manuscrits alchimiques et hermétiques enluminés à la main, de valeur inestimable, de toute beauté, qu’il feuilleta devant Gaston, et qui lui servirent à orner et illustrer le texte sobre et vigoureux de ses ouvrages dominateurs : Au Seuil du Mystère, Le Temple de Satan, La Clé de la Magie Noire, qu’on ne peut mettre en balance, idées et forme littéraire, qu’avec les livres impérissables d’Eliphas Lévi.
Aristocrate, Stanislas de Guaita se tenait à l’écart des groupes. On ne le rencontrait point dans les réunions ni les loges. Tel le Pontife invisible au fond du Vatican, il maniait de sa retraite les fils de l’Ordre Suprême. Sa présence soupçonnée n’en acquerrait que plus de force et de prestige.
Lambert ressentit de la fierté à savoir qu’à la première vacance, Stanislas de Guaita le proposerait comme membre de la fraternité rosi-crucienne. Nulle élection ne pouvait lui être plus sensible que celle du Grand-Hiérophante actuel dont les choix ne se prodiguaient point et qui n’appréciait que l’exceptionnel.
Guaita dédaignait le public. Il demeurait solitaire dans sa tour d’émeraude, ne frayant qu’avec de rarissimes compagnons d’esprit, tour précieuse d’où il cherchait à sonder les espaces sans fin, et dont il ne s’évadait plus qu’à l’aide des drogues maudites, pour d’artificiels paradis peut-être...